International, Politique et Social

200 ans après la rançon imposée à Haïti, la France va-t-elle enfin sortir du déni ?

Saint-Domingue, la colonie qui procurait à la France le plus de profits jusqu’à ce qu’elle devienne Haïti en 1804 après la révolte des esclaves affranchis en 1793 en recevant les nouvelles de la Révolution et de la proclamation des droits de l’Homme. La rançon que lui a infligé la France en 1825 a grevé son développement. Il serait temps qu’elle le reconnaisse.

Par Gilles Manceron et Eric Mesnard.

La France a encore du mal à se souvenir de l’histoire de son ancienne colonie de Saint-Domingue qui a arraché son indépendance après avoir imposé l’émancipation des 500 000 esclaves qui représentaient environ 90% de sa population. 

Fait emblématique de ce déni, en mars 2000, le président de la République, Jacques Chirac, a déclaré: « Haïti n’a pas été, à proprement parler, une colonie française ». Le propos en dit long sur le peu de mémoire que la France a gardé de son ancienne « perle des Antilles », sa principale colonie aux XVIIème et XVIIIème siècles, celle qui lui fournissait, grâce au sucre, au café et au cacao, le plus de revenus. 

Deux siècles plus tard, le 10 avril 2025, le Centre des Archives du ministère des Affaires étrangères et de l’Europe a montré aux participants d’un colloque international intitulé « Contre la Révolution française, contre la Révolution haïtienne, les indemnités de 1825 » l’original de l’ordonnance signée le 17 avril 1825 par le roi Charles X. 

Ils ont pu y lire son article 2 : « Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant le 31 décembre 1825, la somme de 150 millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité ».

Une somme considérable destinée aux esclavagistes pour les « dédommager » de la perte de leurs « biens », matériels et… humains. Une « rançon de la liberté » qu’Haïti mettra un siècle à payer et qui a entravé durablement son développement.

Depuis deux siècles, de la part de la France, ni reconnaissance, ni aucune forme de réparation. Rien sous la présidence de Jacques Chirac (1995- 2007), malgré la constitution, fin 2003, d’un « Comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations franco-haïtiennes » chargé de « contribuer à nourrir par des propositions les réflexions et la capacité d’action de l’Etat ». Le rapport de ce comité présidé par Régis Debray, présenté au Quai d’Orsay le 28 janvier 2004 en présence du ministre, Dominique de Villepin, a vite été oublié [1].

Le premier président français à se rendre en Haïti depuis l’indépendance en 1804 a été Nicolas Sarkozy, plus de deux siècles plus tard, pour une visite de quelques heures, le 17 février 2010, dans sa capitale, Port-au-Prince. Cela a fait dire à l’historien Christophe Wargny, auteur de Haïti n’existe pas. 1804-2004 : deux cents ans de solitude, dans un entretien au quotidien Le Monde publié alors, que la France avait « oublié son ancienne colonie ».

Selon lui, cette visite de Nicolas Sarkozy après le séisme intervenu le 12 janvier 2010 ne pouvait pas effacer deux cents ans d’ignorance. « Après l’indépendance d’Haïti en 1804, la France a ostracisé son ancienne colonie. Elle l’a isolé politiquement et économiquement, puis elle l’a oublié ».

Pour l’historien : « Portée par Toussaint Louverture, la révolution haïtienne était un soulèvement de gueux et d’anciens esclaves. Ce sont des “nègres libérés” qui ont bouté l’armée de Napoléon hors de la colonie la plus riche du monde. Ils ont humilié la France civilisatrice. Mais, à l’époque, Saint-Domingue fournissait 50% du sucre produit à l’échelle mondiale. L’île exportait également de l’indigo et du tabac et elle ne pouvait commercer qu’avec la France. Pour assurer le travail dans les plantations, cinquante mille esclaves étaient “importés” chaque année. Avant la Révolution française, cela représentait 20% du commerce triangulaire mondial. Les colons s’enrichissaient énormément puis rapatriaient leurs capitaux en métropole. C’était une économie du très court terme, mais elle était très profitable à la France. Après l’indépendance, de nombreux propriétaires blancs ont été contraints de fuir à Cuba ou vers le sud des Etats-Unis. Ceux qui sont restés ont été massacrés par les troupes du gouverneur Dessalines ».

Une entrave au développement de l’île
L’indépendance a coïncidé avec le début des difficultés économiques d’Haïti. La rupture avec la France et le blocus qu’elle a imposé à son commerce extérieur a pesé sur son essor. En reconnaissant Haïti en 1825, la France lui a imposé ce paiement, qui, déclarait Christophe Wargny en 2010, « représente à peu près 10 milliards d’euros d’aujourd’hui. Le paiement de cette somme considérable a complètement obéré le développement d’Haïti jusqu’au début du XXe siècle ».

Le pays a également souffert de la volonté des gouvernants successifs d’imposer un système économique défavorable au petit peuple. La place des anciens propriétaires colons a vite été occupée par de nouvelles « élites », pour l’essentiel des militaires qui ont pris la place des anciens maîtres et se sont opposés aux aspirations des anciens esclaves à une réforme agraire qui aurait permis de substituer une économie vivrière aux cultures destinées à l’exportation. « Haïti, précise l’historien, est un pays dont le déficit commercial est béant. Il est à peine compensé par l’aide internationale et les fonds envoyés par la diaspora, qui représentent trois ou quatre fois le budget de l’Etat. S’ajoute également l’argent issu du trafic de drogue qui transite par Haïti en provenance de Colombie vers les Etats-Unis ».

Les Etats-Unis ont reconnu Haïti pendant la guerre de Sécession puis, entre 1915 et 1934, ont fait entrer le pays dans leur zone d’influence. La domination de la France a été remplacée par la leur, même si des élites haïtiennes poursuivaient souvent leurs études à Paris et si un grand nombre d’écrivains haïtiens ont vécu en France avant la seconde guerre mondiale. Cet auteur estimait en 2010 qu’un peu plus de 800 000 Haïtiens étaient installés à New York et à Miami alors qu’en France métropolitaine et dans les DOM, ils n’étaient que 120 000.

Il ne faut pas oublier que le président d’Haïti, Jean-Pierre Boyer, représentant de ces nouvelles couches dominantes, a consenti, voire œuvré, à la souscription de la dette en 1825.

De François Hollande à Emmanuel Macron

Côté français, les choses n’ont guère progressé ensuite. Peu après l’élection en 2012 de François Hollande à la présidence de la République, l’anniversaire des 210 ans de la victoire de Vertières sur le corps expéditionnaire envoyé par Napoléon Bonaparte, dont l’un d’entre nous soulignait, dans un article publié dans Mediaparten novembre 2013, l’importance inaugurale dans la longue série des révoltes d’émancipation des peuples colonisés, n’a fait l’objet d’aucune commémoration.

En mai 2015, François Hollande, dans un grand discours contre l’esclavage prononcé en Guadeloupe, a déclaré que, face à l’histoire, il « acquitterait […] la dette » d’Haïti. Ce qui revenait, à deux jours de sa première visite officielle présidentielle dans l’ancienne colonie de Saint-Domingue, à donner l’impression qu’il allait rouvrir le dossier des réparations financières qui empoisonnait les relations entre Paris et Haïti. Le quotidien Libération, qui en a rendu compte, évaluait alors à 17 milliards d’euros la somme de 150 millions de francs-or qu’Haïti avait dû payer. Mais François Hollande a aussitôt tenté de préciser sa formule en ajoutant : « Dette morale bien sûr ».

Et maintenant ?
Quant à Emmanuel Macron, le 19 novembre 2024, dans un lieu hautement symbolique de l’histoire de l’esclavage et de la traite, comme l’a souligné la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), sur le Quai de Valongo à Rio, l’une des premières destinations de la traite atlantique, il a tenu des propos méprisants sur Haïti et les Haïtiens, affirmant que ces derniers « sont complètement cons » et qu’ils « se sont détruits eux-mêmes » en changeant de dirigeant. Aurait-il parlé en ces termes des citoyens des Etats-Unis à propos de l’élection de Donald Trump ?

Sait-il que les ancêtres de ceux qu’il a insultés sont venus à bout d’une expédition envoyée par Napoléon Bonaparte après qu’ils aient arraché l’abolition de l’esclavage ? Sait-il que « la première défaite de Napoléon, comme l’a souligné le grand historien Marcel Dorigny, n’est ni Bailén en Espagne (juillet 1808), ni Moscou (octobre 1812), mais Vertières en Haïti, le 18 novembre 1803 ? Sait-il enfin l’énorme responsabilité historique de la France, toujours inassumée, même si elle n’est pas la seule cause, dans l’endettement et la pauvreté actuelle d’Haïti ?

200 ans après l’ordonnance du roi Charles X imposant cette véritable rançon à son ancienne colonie, il serait temps qu’une vraie reconnaissance des faits s’opère en France et qu’un débat s’instaure sur les modalités des réparations nécessaires. Cette acte révolte les Français attachés réellement aux droits de l’Homme. Des députés s’en préoccupent : le 9 avril 2025 une proposition de résolution « visant à la reconnaissance, au remboursement et à la réparation par la France de la “double dette” d’Haïti » a été déposée à l’Assemblée nationale par des député.e.s du groupe de la gauche démocratique et républicaine (GDR).

Emmanuel Macron va-t-il s’exprimer à l’occasion du bicentenaire de cette injustice ? C’est ce que lui ont demandé un ensemble d’associations à l’occasion des 200 ans de cette ordonnance inique, qui va être marqué par un grand nombre d’initiatives.

Parmi elles, le 17 avril 2025, les Archives nationales vont présenter aussi les actes officiels en vertu desquels les propriétaires d’esclaves, leurs enfants, petits enfants et autres ayant-droits ont été indemnisés avec l’argent provenant des impôts du pays de leurs anciens esclaves. Quitte, comme l’a découvert le directeur adjoint de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, Pierre-Yves Bocquet, à ce que la France empoche le trop-perçu des sommes versées par Haïti et qui n’avaient pas servi à des indemnisations.

Une demande solennelle à l’intention des plus hautes autorités de notre pays va être adressée lors de la rencontre qui va se tenir au siège des Archives nationales, à Pierrefitte, le 17 avril 2025, et réunira des associations de la diaspora haïtienne et de la société française.

[1] Ce rapport a été publié par les éditions La Table ronde en 2004 sous le titre Haïti et la France

Gilles Manceron et Eric Mesnard
https://blogs.mediapart.fr/histoire-coloniale-et-postcoloniale/blog/110425/200-ans-apres-la-rancon-imposee-haiti-la-france-va-t-elle-enfin-sortir-du-d