International, Politique et Social

 » La gauche devrait soutenir une paix juste pour l’Ukraine, et non un accord Trump-Poutine pour apaiser l’agresseur »

Entretien avec Denys Pilash est politologue, membre de l’organisation socialiste démocratique ukrainienne Sotsialnyi Rukh (Mouvement social) et rédacteur en chef de la revue de gauche Сommons réalisé par Federico Fuentes pour LINKS International Journal of Socialist Renewal. 

Quelle a été la réaction en Ukraine à la récente rencontre entre Trump et Zelensky ?

La réaction a été, comme on pouvait s’y attendre, une réaction d’indignation. Le consensus est que Trump et [le vice-président JD] Vance ont essayé d’humilier non seulement Zelensky, mais aussi l’Ukraine et son peuple. Ils n’ont montré aucun respect pour l’Ukraine et ont cyniquement rejeté la faute sur la victime. Ils se sont révélés être des brutes prenant le parti d’une autre brute qui fait la guerre à l’Ukraine. D’après ce que j’ai entendu, les gens, y compris dans l’armée, sont en colère contre l’administration américaine actuelle. Ils estiment que l’Ukraine fait l’objet d’un chantage en vue d’un « accord » très désavantageux, qui lui remettra ses ressources en échange de rien : pas de garanties de sécurité, pas de gains, rien. Il s’agit simplement d’un accord dans lequel l’Ukraine doit tout payer, et non l’agresseur.

C’est tout le contraire de ce pour quoi notre organisation, le Mouvement social, et la gauche ukrainienne au sens large ont fait campagne. Nous avons demandé l’annulation de la dette extérieure de l’Ukraine. Nous avons dit que la reconstruction de l’Ukraine devrait être financée par les richesses que les oligarchies russes et ukrainiennes ont pillées dans l’espace post-soviétique et qu’elles stockent maintenant en Occident et dans les paradis fiscaux. Certains de ces actifs ont été gelés par les gouvernements européens et devraient être utilisés pour reconstruire l’Ukraine. Mais pour l’instant, c’est le contraire qui se produit.

Ainsi, il y a beaucoup de mécontentement à l’encontre de Trump. Seule une très petite minorité continue à entretenir quelques illusions sur Trump. Ils pensent que Zelensky aurait dû être plus obéissant et acquiescer, parce que, soi-disant, si vous apaisez l’énorme ego de Trump, il vous écoutera. Mais la façon dont de nombreux dirigeants mondiaux ont essayé de passer des accords avec Trump n’est pas seulement méprisable, elle n’a fait que renforcer la conviction de Trump, Vance et [Elon] Musk qu’ils ne font face à aucune résistance forte, sur le plan national ou sur le plan international, et qu’ils peuvent s’en sortir avec n’importe quoi.

La seule chose optimiste qui ressort de cette affaire est peut-être que les gens perdent leurs illusions, non seulement à l’égard de Trump, mais aussi à l’égard de sa politique conservatrice de droite dure. Avant que Trump ne prenne ses fonctions, quand il faisait des affirmations grotesques sur la fin de la guerre en 24 heures, il y avait beaucoup d’espoir pour Trump en Ukraine. On espérait que, d’une manière ou d’une autre, l’imprévisibilité de Trump aiderait à changer le cours des événements et que, peut-être, comme par magie, il pourrait créer une fin favorable à la guerre. Aujourd’hui, presque tout le monde déteste Trump. Et ils voient un lien direct entre la politique de droite dure de Trump et celle de Poutine. Ils considèrent que Trump et Poutine sont finalement la même chose : ce sont deux dirigeants de deux grandes puissances qui veulent imposer au monde la règle de la force, dans laquelle les plus forts dictent les termes.

Diverses explications ont été données pour expliquer le virage à 180 degrés de la politique américaine à l’égard de l’Ukraine. Comment l’expliquez-vous ?

De nombreuses explications ont été données, par exemple que cela fait partie d’une stratégie profonde visant à séparer la Russie de la Chine. Mais il est difficile de voir une vision particulièrement cohérente quand il s’agit de la politique étrangère de Trump. Ce que nous pouvons voir, en revanche, c’est un message idéologique très clair. Trump, Vance et Musk disent essentiellement au monde, et en particulier à l’Europe : « Nous vous déclarons la guerre. » Ils disent : « Nous voulons amener les forces d’extrême droite et néofascistes au pouvoir partout, et nous ne travaillerons qu’avec ces dirigeants fascistes et autoritaires. »

Il est assez révélateur que les seules personnes aujourd’hui saluées et respectées par la Maison Blanche soient des criminels de guerre recherchés par la CPI [Cour pénale internationale]. Il suffit de voir comment [le Premier ministre israélien Benjamin] Netanyahou a été accueilli quand il est venu en visite récemment. Ou comment l’administration Trump parle de Poutine ; Trump évite toujours de blâmer Poutine pour la guerre ou de le qualifier de dictateur, préférant parler de son fort leadership. Les autres personnes qu’ils sont plus qu’heureux de saluer sont celles associées à ce que nous pouvons désormais appeler le « salut Elon » : l’Alternative pour l’Allemagne, [le président argentin Javier] Milei, et d’autres partis et dirigeants politiques d’extrême droite qui promeuvent les valeurs de l’ultraconservatisme, du fondamentalisme du marché et du néo-fascisme.

Un nouvel axe est clairement en train d’émerger, réunissant Trump, Poutine, Netanyahou, l’extrême droite en Europe et divers régimes autoritaires du monde entier.On a pu le voir à l’œuvre lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies sur le projet de résolution [condamnant la guerre de la Russie] présenté par l’Ukraine et une cinquantaine de coparrains [à l’occasion du troisième anniversaire de l’invasion totale de la Russie]. Parmi ceux qui ont voté contre, on trouve la Russie, bien sûr, mais aussi les États-Unis, Israël, la Hongrie de [Viktor] Orban, les juntes militaires de la ceinture du coup d’État en Afrique de l’Ouest, la Corée du Nord, etc. Même l’Argentine de Milei, qui se présentait auparavant comme ultra pro-ukrainienne, s’est abstenue ; Milei ne pouvait se résoudre à critiquer papa Trump.

En ce qui concerne les États-Unis, la Russie et Israël, il y a un alignement clair de leurs intérêts sur leur vision du monde. C’est une vision que Poutine défend depuis longtemps et qu’il a qualifiée de « multipolarité ». Dans cette vision, la Russie, par exemple, est libre de faire ce qu’elle veut dans l’espace post-soviétique, tandis que les États-Unis sont libres de faire ce qu’ils veulent dans l’hémisphère occidental. Bien sûr, les États-Unis mènent des politiques impérialistes dans cette région depuis de nombreuses années. Mais ce que nous voyons aujourd’hui – avec Trump formulant des revendications expansionnistes sur le Groenland, le Canada, le Panama, et faisant pression sur les États d’Amérique latine, à commencer par le Mexique – c’est qu’ils n’essaient même plus de cacher ce fait.

En ce sens, nous avons quelque chose de similaire à l’impérialisme d’il y a plus d’un siècle. De nombreux membres de la gauche campiste [qui considèrent que le monde est divisé entre un camp pro-impérialisme américain et un camp anti-impérialisme américain] sont tombés dans le piège en pensant qu’il serait intrinsèquement meilleur d’avoir de nombreux centres de pouvoir dans le monde, que cela serait automatiquement plus égalitaire, plus démocratique. En réalité, c’est le contraire qui s’est produit : cette « multipolarité » ne visait pas à démocratiser le monde, mais à le diviser en sphères d’influence, dans lesquelles une poignée de grandes puissances – et seulement ces grandes puissances – ont un pouvoir d’action.

Dans le cadre de ce scénario, il est vrai que la seule grande puissance que les Etats Unis de Trump considèrent comme un véritable adversaire est la Chine, c’est pourquoi ils veulent avoir la Russie de leur côté. Mais l’alliance de Trump avec Poutine ne peut s’expliquer simplement par la géopolitique. Le recours à une pensée purement géopolitique, tout en abandonnant l’analyse de classe, est le talon d’Achille d’une grande partie de la gauche contemporaine. Trump et Poutine sont des modèles pour l’extrême droite mondiale. Ils partagent la vision d’un ordre conservateur qui cherche à démanteler l’héritage des Lumières, et ils veulent reproduire cette vision nationaliste, chauvine et excluante à travers le monde. C’est ce qui explique cette alliance.

Et cette alliance est une affaire de classe. Les sections les plus réactionnaires de la classe dirigeante en Occident saisissent l’occasion de démanteler les vestiges de l’État-providence et de revenir sur les concessions obtenues par les mouvements syndicaux et sociaux au cours du 20e siècle. C’est ce que montre l’assaut mené aux États-Unis par Musk – le capitaliste le plus riche du monde – contre la sécurité sociale, l’éducation, la santé publique, contre tout. Ils veulent mettre en œuvre ce que certains appellent le techno-féodalisme, mais que j’appelle l’ultracapitalisme sous stéroïdes. Là encore, Trump et Poutine ont une vision commune : le président américain milliardaire est envieux du système oligarchique russe, dans lequel les dirigeants politiques permettent aux ultra-riches de continuer à piller tant que les oligarques n’interfèrent pas dans les décisions politiques. Ce système oligarchique, basé sur un pouvoir suprême incontrôlé, est quelque chose que Trump et l’extrême droite aimeraient reproduire en Occident.

Ainsi, tout cela fait partie de leur vision commune pour remodeler un ordre mondial dans lequel les plus petites nations et leur population sont privées de toute capacité d’action. Ils veulent imposer des hiérarchies autoritaires strictes dans tous les pays. Leur tentative délibérée d’humilier l’Ukraine était une manifestation claire de la façon dont cet axe de réaction extrême pense que le monde devrait fonctionner.

Dans quelle mesure l’accord proposé par Trump laisse-t-il non seulement l’Ukraine, mais aussi les pays du Sud ?

La première chose à dire concernant l’accord sur les minéraux des terres rares est que nous ne savons toujours pas ce qu’il contient exactement. En fait, nous ne savons même pas si l’accord a été finalisé. Deuxièmement, même si l’accord est conclu, il est actuellement basé sur des estimations provenant d’explorations réalisées à l’époque soviétique. Ainsi, rien ne garantit que l’Ukraine dispose de suffisamment de minerais de terres rares pour réaliser l’accord supposé de 500 milliards de dollars. Que se passera-t-il si l’on découvre qu’il n’y a pas assez de minéraux ou que l’extraction en est trop coûteuse ? L’accord semble impliquer que l’Ukraine devra compenser les États-Unis en leur cédant d’autres ressources et d’autres secteurs de son économie, en particulier les infrastructures.

Il est clair que cet accord vise à imposer un colonialisme économique. Il ne peut que renforcer le rôle de l’Ukraine en tant que pays dépendant et exploité, et crée un dangereux précédent pour le Sud.

Qu’en est-il des pourparlers de paix proposés entre la Russie et les États-Unis ? Quelle est leur importance ?

En ce qui concerne les négociations entre Moscou et Washington visant à diviser l’Ukraine par-dessus la tête des Ukrainiens : si cet accord va de l’avant, il devrait servir de leçon importante aux peuples du monde, en particulier à ceux du Sud. La situation est très claire. L’Ukraine, en tant que pays périphérique, a été maltraitée par l’impérialisme russe voisin. En plus de cela, elle est maintenant vendue par l’impérialisme américain. Ces deux impérialismes sont de connivence pour conclure une affaire louche aux dépens de l’Ukraine. Le scénario ne pourrait être plus clair. C’est comme si un scénariste marxiste très peu subtil avait écrit le script : vous avez une administration de milliardaires, codirigée par un président clownesque et la personne la plus riche du monde, qui agit de manière effrontée et ouvertement impérialiste, et qui déclare clairement qu’elle travaille avec la Russie de Poutine.

Bien entendu, la gauche politique américaine ne se faisait pas d’illusions. Les Ukrainiens ont compris, tout comme les Kurdes en Syrie, qu’il faut saisir toutes les opportunités pour obtenir le soutien nécessaire pour résister à un agresseur. Mais nous avons aussi critiqué notre classe dirigeante qui n’a pas compris qu’il ne s’agissait pas d’un dialogue d’égal à égal, et que les grandes puissances peuvent se retourner contre vous à tout moment si cela sert leurs intérêts. Cette nouvelle situation ne laisse cependant aucune excuse à ceux qui pensent que la Russie de Poutine représente une sorte de contrepoids à l’impérialisme occidental et américain. Le mode de pensée campiste croit que les impérialismes resteront en opposition permanente et que l’ennemi de mon ennemi est en quelque sorte mon ami. Il a été clairement démontré que cela ne fonctionne pas. Notre situation actuelle devrait également dissiper l’argument simpliste selon lequel tout ceci n’était qu’une guerre par procuration. Si tel était le cas, au nom de qui l’Ukraine mènerait-elle aujourd’hui une guerre par procuration ? Les États-Unis ne sont clairement pas du côté de l’Ukraine – ils convergent avec la Russie. Alors, l’Ukraine mènerait-elle une guerre par procuration au profit du Danemark ? De la Lettonie ?

Malheureusement, nous sommes souvent ignorants de la situation à laquelle sont confrontées les populations des différentes parties du monde. C’est la raison pour laquelle notre revue, Commons, a lancé son projet «  Dialogues des périphéries », afin de réunir des personnes d’Ukraine et d’Europe centrale et orientale avec des personnes d’Amérique latine, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie pour partager des expériences, des histoires et des héritages du colonialisme, du néocolonialisme et de l’impérialisme. Nos contextes sont différents, mais le schéma des grandes puissances qui conquièrent, colonisent et assujettissent des nations plus petites est très similaire.

Qu’est-ce que les Ukrainiens aimeraient voir ressortir des négociations ?

La première chose à dire est que si la propagande russe est loin d’être toute puissante, elle a réussi à faire passer l’idée que les Ukrainiens sont des bellicistes et que la Russie est du côté de la paix, alors qu’elle a déclenché la plus grande invasion en Europe depuis Adolf Hitler. Ils ont réussi à monopoliser des termes tels que « négociations », « pourparlers de paix », « accords de paix ». Mais si vous écoutez ce que disent les responsables russes – je me réfère ici à Poutine et [au ministre des affaires étrangères Sergueï] Lavrov et non aux plus fous qui agissent comme des chiens d’attaque pour le régime – ils ont clairement dit que la Russie non seulement ne rendra pas les terres qu’elle a occupées, mais qu’elle pose comme condition préalable aux pourparlers de paix que l’Ukraine cède encore plus de territoires. Cela inclut la cession des oblasts entiers de Kherson et de Zaporizhya, y compris la grande ville de Zaporizhya, que la Russie n’a jamais réussi à occuper et où elle n’a donc pas pu organiser ses référendums fictifs pour incorporer ces territoires dans sa constitution. Pourtant, ils disent que cela fait partie de la « nouvelle réalité géopolitique »qui doit être acceptée.

La vérité est que personne dans le monde ne souhaite la paix en Ukraine plus que les Ukrainiens. La plupart des gens sont naturellement fatigués de la guerre. Mais cela ne signifie pas qu’ils veulent capituler devant la Russie et lui céder leur terre et leur peuple.Ils comprennent que si l’Ukraine est divisée, les millions de personnes qui se trouvent dans les territoires occupés ou qui ont dû fuir n’auront nulle part où retourner. Ils savent qu’un résultat qui récompense largement l’agresseur ne fera que renforcer le régime autoritaire de Poutine et signifiera encore plus de répression, en particulier dans les territoires occupés. Ainsi, les Ukrainiens ont deux choses en tête quand ils réfléchissent à un accord : le sort des habitants des territoires occupés et la manière d’empêcher la Russie de relancer la guerre.

Dans ce contexte, il existe des domaines où des accords sont possibles. Par exemple, le gouvernement ukrainien a clairement indiqué qu’il ne reconnaîtrait pas les annexions illégales de la Russie, car cela créerait un précédent dangereux pour l’Ukraine et le monde. Il a toutefois déclaré qu’il pourrait accepter un arrangement temporaire en vertu duquel, après un cessez-le-feu, l’Ukraine conserverait au moins une partie des territoires actuellement occupés et des négociations seraient menées sur le sort du reste.

Une autre condition importante soulevée par le gouvernement ukrainien concerne les garanties de sécurité. Quelles garanties y aura-t-il pour s’assurer que la Russie ne profite pas d’un cessez-le-feu pour simplement accumuler davantage de ressources, de puissance humaine et d’obus, puis reprendre la guerre ? Trump affirme que cela ne se produira pas car, contrairement aux précédents présidents américains « faibles », Poutine le respecte personnellement parce qu’il est « fort ». Mais la Russie n’a jamais cessé sa guerre hybride contre l’Ukraine pendant la première administration de Trump. Les paroles de Trump ne signifient rien. De plus en plus de gens (bien que toujours une minorité) comprennent qu’il n’y a aucune perspective d’adhésion à l’OTAN – laissons de côté ici toutes les implications de cela et tout ce qui est faux, de notre point de vue comme forces de gauche, concernant l’OTAN. Mais des garanties de sécurité impliquant des acteurs importants sont nécessaires pour s’assurer que la Russie n’envahira pas à nouveau le pays.

Une critique souvent formulée est que les élections n’ont pas eu lieu et que, par conséquent, Zelensky n’a aucune légitimité ni aucun mandat pour d’éventuelles négociations. Que répondez-vous à cela ?

C’est drôle parce que vous avez un type qui a essayé de faire annuler une élection qu’il a perdue et un autre qui est au pouvoir depuis 25 ans grâce à des élections complètement bidon, qui tue ses opposants politiques, et ces deux types se rencontrent en Arabie Saoudite, qui est gouvernée par une monarchie absolue non élue, pour critiquer l’Ukraine parce qu’elle n’a pas organisé d’élections au milieu d’une guerre.

Le fait est qu’il n’est pas possible d’organiser des élections en bonne et due forme en temps de guerre, car pour organiser des élections, il faut garantir la sécurité de la population. Et vous ne pouvez pas le faire si votre pays est constamment bombardé. Une autre question est de savoir comment impliquer les millions de personnes qui ont été forcées de fuir et qui sont maintenant soit des personnes déplacées à l’intérieur du pays, soit réfugiées vivant à l’extérieur du pays. Et comment s’assurer que les soldats sur la ligne de front ou les habitants des régions occupées puissent voter librement ? Tous ces problèmes rendent difficile l’organisation d’élections équitables. Et ce, sans même parler de la constitution ukrainienne, qui interdit la tenue d’élections en temps de guerre ou de loi martiale. Mais si la Russie souhaite tant que l’Ukraine organise des élections, la meilleure chose qu’elle puisse faire est de cesser de bombarder les villes ukrainiennes.

Quant à l’affirmation selon laquelle les autorités ukrainiennes sont illégitimes parce que le mandat de Zelensky a pris fin, la réponse est la même : mettez fin aux hostilités, puis le peuple ukrainien pourra voter pour qui il voudra lors d’une élection. Mais je dirais ceci : malgré la chute brutale de sa popularité, les sondages d’opinion montrent que Zelensky a toujours plus de légitimité aux yeux des Ukrainiens que certains autres organes gouvernementaux – et il est certainement considéré par les Ukrainiens comme beaucoup plus légitime que Trump et Poutine. Et si l’on compare son taux d’approbation à celui de n’importe quel autre politicien en Ukraine, Zelensky l’emporte haut la main. Son seul véritable concurrent semble être le général [Valerii] Zaluzhnyi, qui était le commandant militaire de l’Ukraine et qui, naturellement, n’est pas un ami de la Russie. Ainsi, la supposition que les gens voudraient se débarrasser de Zelensky et élire un président ami de Trump et de Poutine va à l’encontre de tous les sondages publics. En réalité, si l’Ukraine organisait des élections en ce moment même, Zelensky gagnerait probablement plus facilement dans le cadre d’un processus électoral organisé à la hâte. En revanche, les politiciens qui agissent en tant que mandataires de Trump, affirmant qu’ils pourraient négocier un meilleur accord que Zelensky, ont une popularité de 4 % ou moins.

Quels sont les nouveaux défis et opportunités que la situation actuelle pose à la gauche ukrainienne ?

Tout cela constitue un énorme défi, non seulement pour la gauche ukrainienne, mais aussi pour l’ensemble du peuple ukrainien. Si notre avenir n’était pas clair auparavant, il est encore plus précaire aujourd’hui. Mais en ce qui concerne la gauche, la situation actuelle a clairement montré que l’empereur n’a plus de vêtements – tous ces mythes glorifiant les capitalistes et les entrepreneurs sont en train d’être déconstruits sous les yeux des gens. La façon dont Trump et Musk parlent de l’Ukraine a aliéné tous ceux qui avaient des illusions sur ces fausses idoles. Les seules personnes qui les applaudissent encore sont celles qui, à l’extrême droite, veulent que la réaction trumpienne triomphe dans le monde entier.

Il faut saisir cette occasion pour montrer aux gens que le problème ne vient pas seulement des individus, mais du système capitaliste qui crée des personnes aussi méprisables. Nous devons expliquer en quoi le problème est le capitalisme, qui repose sur la récompense des détenteurs de capitaux au détriment de la société, et que si nous continuons sur cette voie, ce système ne détruira pas seulement l’Ukraine, mais le monde entier. C’est aussi l’occasion de présenter nos alternatives au capitalisme oligarchique néolibéral.

Pour ce faire, nous devons mener des campagnes efficaces sur des questions qui profitent à la classe ouvrière ukrainienne, qui a payé le plus lourd tribut à cette guerre. Nous devons donner aux travailleurs les moyens d’agir et mettre en avant des propositions pour remodeler l’économie ukrainienne. Non seulement pour le bien-être des gens, mais aussi parce que c’est nécessaire en temps de guerre. Pour que nous puissions nous défendre correctement, nous avons besoin d’une économie de guerre, d’un système de santé, d’un département de science et de recherche, etc. qui fonctionnent correctement : tous ces éléments sont interconnectés et essentiels si nous voulons développer l’économie. Nous devons également veiller à ce que les questions orientées vers la société soient prioritaires dans la phase de reconstruction, et non les intérêts du capital privé. Pour ce faire, il faut annuler les privatisations oligarchiques et rendre les secteurs stratégiques de l’économie à la propriété publique.

Cela signifie également qu’il faut continuer à s’organiser avec d’autres acteurs de la gauche – avec des camarades issus des différents milieux socialistes et anarchistes, des syndicalistes, des mouvements sociaux progressistes – pour soutenir ceux dont la vie a été déchirée par la guerre ainsi que ceux qui ont participé à la résistance armée, que ce soit dans l’armée ou en fournissant des services essentiels. Nous devons nous appuyer sur ces liens et ces structures pour faire émerger des sujets politiques susceptibles d’ouvrir la voie à des changements révolutionnaires.

Bien entendu, il ne s’agit pas seulement d’un défi pour la gauche ukrainienne, mais pour la gauche partout dans le monde. Nous sommes confrontés à un moment de polarisation extrême dans lequel des forces extrêmement réactionnaires ont pris un élan sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. L’invasion de l’Ukraine par Poutine et les plans de Trump pour la bande de Gaza se renforcent mutuellement et renforcent les réactions dans le monde entier. Trump et Poutine prévoient de transformer le monde en un enfer encore pire. À moins qu’elles ne se heurtent à une résistance authentique et coordonnée, les forces ultraconservatrices et fascistes ne cesseront de prendre le pouvoir dans un pays après l’autre.

Nos ennemis de classe s’unissent au niveau mondial. Aussi devons-nous vraiment commencer à réfléchir à la manière dont nous, en tant que gauche, nous unirons au niveau international. Pour y parvenir, il faudra, entre autres, faire preuve d’un internationalisme cohérent. Cela signifie qu’il ne faut plus chercher d’excuses pour refuser la solidarité. Nous devons cesser d’essayer de déterminer quels peuples sont, d’une manière ou d’une autre, plus dignes d’être soutenus que d’autres, ou ne sont pas dignes d’être soutenus du tout parce qu’ils sont opprimés par le mauvais oppresseur. Nous devons nous tenir aux côtés de tous les peuples opprimés dans le monde.

Il existe des courants véritablement progressistes qui considèrent la nouvelle situation concernant l’Ukraine comme positive (du moins par rapport à ce qui l’a précédée) parce qu’ils pensent qu’elle pourrait contribuer à mettre fin au massacre, ou par crainte que la guerre ne dégénère en guerre nucléaire ou mondiale. Que leur répondriez-vous ?

La vérité est que nous avons bénéficié d’une solidarité et d’un soutien énormes de la part de nos camarades du monde entier. Mais nous avons aussi vu des progressistes non seulement refuser de prendre parti, mais même refuser de nous écouter. Nous en comprenons les causes. Dans de nombreux cas, il s’agit d’un sentiment d’impuissance. Cela conduit finalement les gens à se raccrocher à l’idée que si une autre force peut, d’une manière ou d’une autre, remettre en cause le système existant (ou du moins l’impérialisme le plus important), cela pourrait d’une manière ou d’une autre créer une marge de manœuvre pour des changements. Mais une telle pensée représente une rupture nette avec les forces de gauche. En fin de compte, elle a plus en commun avec la realpolitik cynique ou la vision « réaliste » de la politique. Elle représente un abandon de la politique de classe et remplace la lutte pour une alternative au capitalisme par un simple soutien aux régimes anti-occidentaux.

Vous pouvez voir comment ce type de pensée finit par être très similaire à la mentalité de la droite conservatrice. Les conservateurs ont reproché à la révolution cubaine d’avoir conduit le monde au bord du conflit nucléaire lors de la crise des missiles de Cuba. À l’époque, ils disaient que « Cuba est tellement égoïste de vouloir des missiles soviétiques qui pourraient mettre en danger les États-Unis “ et blâmaient les ” Cubains fous » de ne pas comprendre la gravité de la situation. Aujourd’hui, on entend les mêmes choses, à savoir que les Ukrainiens sont en quelque sorte des « bellicistes qui jouent avec la Troisième Guerre mondiale », mais cette fois non seulement de la part du président milliardaire américain d’extrême droite, mais aussi de la part d’une partie de la gauche. Ceux qui veulent vraiment la troisième guerre mondiale sont les agresseurs. C’est Poutine qui risque la Troisième Guerre mondiale et qui n’a aucune considération pour la vie humaine, pas même pour la vie des Russes. Pourtant, on entend encore des gens de gauche blâmer les Ukrainiens et les accuser de vouloir se battre « jusqu’au dernier Ukrainien ».

Pour ce qui est d’éviter la guerre, la réalité est qu’il n’y a pas d’exemple historique où le fait de récompenser ou d’apaiser un agresseur a fonctionné. Mais de nombreux exemples montrent que cela a ouvert la voie à la Seconde Guerre mondiale, quand la communauté internationale n’a pratiquement rien fait pour empêcher les fascistes de remporter la guerre civile espagnoleMême l’Union soviétique stalinienne, qui a fourni de l’aide à la République, a pris les réserves d’or de l’Espagne en retour – un peu comme Trump veut le faire avec les minéraux de terres rares de l’Ukraine. De même, la Grande-Bretagne et la France ont simplement abandonné les républicains espagnols sous couvert de « non-intervention ». Elles ont également collaboré directement avec Hitler pour démanteler la Tchécoslovaquie, sans doute le pays le plus démocratique de la région, mais cela n’a pas non plus empêché la Seconde Guerre mondiale. Le pacte Molotov-Ribbentrop [entre l’Union soviétique et l’Allemagne] n’a pas non plus empêché l’Allemagne d’attaquer l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le même schéma s’est répété à maintes reprises.

En fin de compte, le problème de ces progressistes est qu’ils n’ont pas de véritable alternative à proposer. Ils mettent en avant de jolis slogans pacifistes et, dans de nombreux cas, idéalistes, tels que « nous devons sortir des sentiers battus », « la guerre n’est jamais la solution » et « donnons une chance à la diplomatie ». Mais en fin de compte, les solutions auxquelles ils adhèrent sont les mêmes que la realpolitik prônée par les grandes puissances : laisser les impérialistes négocier la partition des petits pays et diviser le monde en sphères d’influence. Ceux qui adhèrent à cette logique doivent vraiment se mettre à notre place et réfléchir à ce que cela représente de notre point de vue. Comment vous sentiriez-vous si vous étiez occupés, torturés, assassinés, mais que d’autres considéraient que cela contribuait à remodeler l’ordre mondial pour le mieux ? La réalité est que notre situation actuelle ne fera que contribuer à remodeler le monde pour le pire.

Ceux qui s’accrochent à cette rhétorique se retrouveront de plus en plus alignés sur les forces de réaction extrême qui font partie de la nouvelle internationale fasciste qui est dirigée par les États-Unis et la Russie (et semble-t-il Israël). Car, en fin de compte, si vous êtes d’accord avec leurs plans pour l’Ukraine, vous êtes d’accord avec leurs plans pour le peuple palestinien, parce que vous êtes d’accord avec les puissances impérialistes qui s’unissent pour décider unilatéralement de ce qui arrive aux plus petites nations.

Comment la gauche internationale peut-elle aider au mieux le peuple ukrainien, et la gauche ukrainienne en particulier, en ces temps troublés ?

La première chose que je dirais, c’est que la gauche ne doit pas abandonner la lutte dans vos propres pays contre vos propres classes dirigeantes, contre vos propres forces réactionnaires qui s’allient à des forces similaires au niveau mondial. Pour aider le peuple ukrainien, la première chose à faire est de poursuivre vos propres luttes.

La deuxième chose est de s’appuyer sur une plateforme internationaliste qui s’oppose à tous les agresseurs, à tous les oppresseurs, à tous les impérialistes. Aujourd’hui, cela signifie qu’il faut trouver des moyens d’aider le peuple ukrainien, plutôt que de soutenir les plans des dictateurs flagorneurs et des ultracapitalistes. L’Ukraine est un combat important pour la gauche. De beaux slogans, tels que « la souffrance doit cesser d’une manière ou d’une autre », « la guerre doit cesser d’une manière ou d’une autre », ne suffisent pas à mettre un terme à la souffrance et à la guerre. Pour y parvenir, il faut une paix juste et durable. Mais ces soi-disant négociations de « paix » entre Poutine et Trump visent simplement à récompenser l’agresseur et à inviter à de nouvelles agressions.

Ainsi, contre la realpolitik que nous voyons à gauche aujourd’hui, nous avons besoin d’un internationalisme renouvelé pour faire face à l’administration Trump, qui dirige un assaut mondial de l’extrême droite contre ce qui reste des forces progressistes et des acquis sociaux dans le monde entier. Chaque fois que Trump fait une déclaration exigeant que des nations entières cessent d’exister et deviennent des États américains, ou qu’il menace d’annexer des parties d’autres pays, tout ce que vous obtenez, c’est une réponse très docile de la part de la communauté internationale. Ils ont peur. Mais nous, en tant que gauche, ne pouvons pas avoir peur, même face au pire cauchemar capitaliste. C’est maintenant ou jamais. Si nous n’agissons pas maintenant, il n’y aura peut-être pas de lendemain. Il se pourrait, sinon, que nous nous retrouvions tous à vivre sous la coupe de régimes extrêmement autoritaires et fascistes cherchant à remodeler le monde à leur guise – un beau et grand terrain de jeu pour les personnes les plus brutales et les plus riches de la planète.

Traduction C.S.

Commentaire de Robert Duguet :

Pour nous, qui militons au sein de la gauche française, les leçons que tire Denys Pilash de l’organisation socialiste démocratique ukrainienne Sotsialnyi Rukh nous concernent directement et peuvent être utilement diffusées dans notre camp social. 

C’est d’abord la critique du campisme : il n’y a pas un monde divisé entre un camp pro-impérialiste américain et un camp anti-impérialiste américain. La « multipolarité » auquel se réfère le courant populiste des Insoumis, regardant du côté des BRICS des pays soi-disant émergeants, en réalité un regroupement de dictatures et d’Etats autoritaires, ne vise pas à démocratiser le monde. Elle le divise en sphères d’influence. Poutine et Trump veulent établir un nouveau Yalta fondé sur un ordre établi contre « l’héritage des Lumières ». La France, pas celle de Charles De Gaulle à Macron, celle de la grande Révolution française est dans le collimateur de ces enfants de Pétain et de Hitler. Grande lucidité de ce mouvement politique ukrainien qui relève le drapeau, le nôtre, alors qu’une partie importante de la représentation politique de la gauche française pédale dans « l’état gazeux » de Mélenchon et un héritage du stalinisme encore bien vivant, qui voit dans la Russie actuelle la suite de l’Union Soviétique. 

Jaurès, où es-tu?

Par ailleurs, il est évident que si une fenêtre de tir s’ouvre pour le peuple ukrainien par un cessez-le-feu (provisoire ou prolongé au delà de 30 jours), il ne sera pas possible que l’avenir soit sous la domination du « capitalisme oligarchique néo-libéral ». Tout en entrant dans la résistance armée contre l’invasion des armées de Poutine, le Sotsialnyi Rukh a tenu les deux bouts de la chaine. Aujourd’hui la question qui viendra forcément à l’ordre du jour pour lui sera celle d’« annuler les privatisations oligarchiques et rendre les secteurs stratégiques de l’économie à la propriété publique », seule garantie pour la reconstruction de l’économie tout en répondant à la demande sociale. Une autre alternative serait de se coucher devant l’axe du néofascisme mondial, au nom du fait d’arrêter la guerre. Le militant de Sotsialnyi Rukh dit:

« Mais de nombreux exemples montrent que cela a ouvert la voie à la Seconde Guerre mondiale, quand la communauté internationale n’a pratiquement rien fait pour empêcher les fascistes de remporter la guerre civile espagnole. Même l’Union soviétique stalinienne, qui a fourni de l’aide à la République, a pris les réserves d’or de l’Espagne en retour – un peu comme Trump veut le faire avec les minéraux de terres rares de l’Ukraine ». 

C’est une grande leçon pour nous militants français qui ont à œuvrer dans le champ de ruines du mouvement ouvrier en France et de destructeurs.