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Notes de lecture: Haïti notre dette de Frédéric Thomas

Une étincelle du feu qui nous embrase

Dans sa belle introduction, Haïti, notre dette, publiée avec l’aimable autorisation des Editions Syllepsehttps://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/02/07/haiti-notre-dette/, Frédéric Thomas en deux pages parle du passé « On vous a arrachés à vos terres et à vos familles. Enlevés de la Côte d’Or, du Dahomey, du pays des Aradas. Parqués à fond de cale, vous n’aviez rien, vous n’étiez rien. On vous a jetés, couverts de chaînes, à des milliers de kilomètres de là sur un territoire qui vous était étranger » et jette un pont vers le présent et le futur, « Le temps est passé, mais votre promesse demeure. Je vous dois une part de mon confort, de mes droits et de mes armes. Et moi, contrairement à la France, je paie mes dettes ».

Un petit livre, mais contrairement à d’autres Frédéric Thomas ne caricature pas, n’oublie pas, et n’efface ni les un·es et ni les autres, ne gomme pas des contradictions. Un coup pour coup magnifiquement écrit…

Des personnes esclavagisées et d’ancien·nes esclaves, des afro-caraïbien·nes se sont libéré·es, seul·es. Un événement inouï, « L’onde de choc se poursuit jusqu’à nous et continue de faire vaciller les pouvoirs », impardonnable pour les maitres du monde. « L’exemple toxique de ce premier Etat noir, issu d’une révolte d’esclaves, a de quoi hanter le présent, entretenir les rêves, les révoltes et les peurs ». L’auteur parle des politiques de la France, des réécritures de l’histoire, de l’inégalité entre Etats, du regard colonial d’un temps bloqué, de l’Ordonnance de Charles X (17 avril 1825), « une victoire acquise par la lutte se mue en une indépendance concédée par le pouvoir vaincu ». Il revient sur la révolution, les plantations de cannes à sucre, les administrateurs et les propriétaires, les petits blancs, les noirs libres, les esclaves des plantations, « Et toutes les relations sociales sont saturées, structurées et surdéterminées par la violence esclavagistes », Les jacobins noirs de C.R.L. James, le racisme et la peur panique des colons, François-Dominique Toussaint Louverture.

« La révolution s’inscrit dans la voie ouverte par les révolutions américaines et française ». Le décret de la liberté générale, l’abolition de l’esclavage, le rôle de Léger-Félicité Sonthonax, « L’écho de l’insurrection est désormais mondial ». Il ne faut pas se tromper, « l’initiative réelle revient aux esclaves qui se sont soulevés et exercent une pression prodigieuse sur toutes les forces en présence ». Ce geste libérateur ne peux être accepté, il sera nié, transformé en concession du pouvoir (une habitude des dominants, hier comme aujourd’hui !). Et pourtant, l’auteur a raison de le souligner, « La révolution haïtienne dessine d’autres « nous », qui se rient de ces autorités »…

Dans le chapitre suivant, Frédéric Thomas analyse le pacte néocolonial, « L’enjeu est pourtant de penser ensemble la domination internationale et celle de la classe dominante haïtienne », la situation néocoloniale de dépendance, l’architecture de la société coloniale et le nouveau pouvoir qui émerge de la révolution haïtienne, le modèle d’agriculture intensive, « La plantation est une plateforme d’import-export dont le centre de décision est délocalisé », le travail libre qui rappelle le temps de l’esclavage, « la résistance têtue des anciens esclaves, refusant de retourner dans les plantations », le maintien du marqueur de l’esclavage et du colonialisme, et aussi « un projet d’agriculture et de société alternative », les clivages internes à la société haïtienne, l’oligarchie, le mythe fondateur et l’échec économique. L’auteur conclut ce chapitre sur les comptes à rendre de l’Etat français et sur la mise en place d’une politique de réparation…

Des soulèvements, le moment 1825, « Haïti est la nation la plus inégalitaire du continent le plus inégalitaire du monde », la répétition des chocs « sur fond de catastrophes naturelles, d’instabilité politique et de pauvreté », l’humanitaire et « les manières de passer à coté d’Haïti », celles et ceux qui parlent d’urgence mais pas d’histoire et qui oublient les droits et les résistances, les mobilisations de 2018, les colères contre la corruption et la vie chère, la confusion internationale entre « la pire des politiques avec la politique du pire », les regards partagés par les ONG et les diplomates internationaux, les gravats du silence, « les peurs enfouies depuis cette fameuse nuit d’août 1791 », le pouvoir d’occulter le pouvoir, les responsabilités invisibilisées, l’humanitaire comme justification de « ce que l’on fait, ce qu’on ne fait pas et ce qu’on laisse faire », le refus d’une « transition de rupture », l’accord de Montana, le gouvernement d’Ariel Henry, les bandes armées et le refus « de mettre en place un réel embargo sur les armes en provenance des Etats-Unis », l’oligarchie et les élites, les fonctionnements mafieux. Contre la construction de réalités falsifiées et mensongères, contre l’occultation des pouvoirs et des responsabilités, il nous faut réhabiliter l’histoire et les paroles des populations haïtiennes pour rompre avec les stratégies du pacte néocolonial…

Frédéric Thomas termine par un chapitre « réparation ». Contre l’idée qu’il ne s’est rien passé, il faut regarder les Haïtiens et les Haïtiennes en face, reconnaître les faits, les responsabilités, fixer une politique de réparations, « La France a une dette envers Haïti qu’elle doit rembourser ».

Donnons à voir l’extraordinaire du soulèvement de 1791, démystifions les lectures monochromes de la modernité, analysons le « double mécanisme d’extraversion et de dépossession » et la superposition des scènes internationale et nationale, refusons le nationalisme étroit sans dimension anti-coloniale et internationaliste, défaisons ce qui se fait en notre nom…

Nous avons besoin de tels livres pour que nos luttes quotidiennes se confondent avec l’embrassement du monde…

« La révolution haïtienne est une promesse qui doit être tenue »

Frédéric Thomas : Haïti : notre dette
Editions Syllepse, Paris 2025, 96 pages, 5 euros
https://www.syllepse.net/haiti-notre-dette-_r_28_i_1100.html

Didier Epsztajn