Idées et Sociétés, International

Un projet international illibéral en pleine expansion représente la plus grande menace pour la démocratie, les peuples et la paix dans le monde

De multiples tyrans à l’œuvre pour créer un « monde multipolaire », par Kavita Krishnan – 3 mars 2025

Pourquoi le président américain Donald Trump a-t-il piqué une colère publique et refusé de traiter avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky ?

Il est temps de rappeler ce qui est en jeu pour l’Ukraine. Qui de mieux pour dire les choses telles qu’elles sont que John Mearsheimer,* défenseur réaliste d’un ordre mondial multipolaire, qui n’a cessé d’accuser l’Occident dirigé par les États-Unis de provoquer la Russie à la guerre.

Exactement une semaine après la déclaration du président russe Vladimir Poutine, Mearsheimer a expliqué dans une interview aux médias que tout accord de paix avec M. Poutine exigerait de l’Ukraine qu’elle renonce non seulement à un territoire ou à l’espoir d’adhérer à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord mais aussi à sa démocratie et à ses institutions. Il ne s’agirait de rien de moins que de sa démocratie. Il a déclaré à un intervieweur que M. Poutine « veut installer à Kiev un gouvernement pro-russe, un gouvernement en phase avec les intérêts de Moscou… »

Une Ukraine qui serait une démocratie libérale, a-t-il dit, serait « du point de vue russe… une menace existentielle. »

Mais ne serait-ce pas de l’impérialisme, a demandé l’interviewer, que de dire aux Ukrainiens qu’ils ne peuvent pas être une démocratie libérale ? Mearsheimer a répondu : « Ce n’est pas de l’impérialisme ; c’est une politique de grande puissance. Lorsque vous êtes un pays comme l’Ukraine et que vous vivez à côté d’une grande puissance comme la Russie, vous devez faire très attention à ce que pensent les Russes, parce que si vous prenez un bâton et que vous les piquez dans l’œil, ils vont riposter. »

La démocratie n’est pas réaliste

La démocratie n’est tout simplement pas réaliste dans un monde multipolaire, a déclaré Mearsheimer. « Dans un monde idéal, ce serait merveilleux si les Ukrainiens étaient libres de choisir leur propre système politique et de choisir leur propre politique étrangère. Mais dans le monde réel, ce n’est pas faisable. »

Aujourd’hui, M. Trump est impatient de donner à M. Poutine le changement de régime qu’il souhaite. Il qualifie M. Zelensky de « dictateur » avec un « taux d’approbation de 4 % » et a suggéré plus d’une fois que la paix n’était possible que si M. Zelensky quittait le pouvoir.

Quel genre d’Ukraine MM. Poutine et Trump veulent-ils ? Regardez les autres nations qui « vivent à côté d’une grande puissance comme la Russie », et la réponse est claire.

 Les manifestations démocratiques en Biélorussie et au Kazakhstan ont été brutalement réprimées avec l’aide de l’armée russe. Le président biélorusse Alexandre Loukachenko déclare : « Il vaut mieux une dictature comme en Biélorussie qu’une démocratie comme en Ukraine. » Les Ukrainiens ne sont évidemment pas d’accord.

Rappelons que loin d’inciter M. Zelensky à rester et à se battre, l’ancien président américain Joe Biden avait tout fait pour le forcer à fuir, espérant que cela apaiserait M. Poutine et éviterait une guerre prolongée.

En janvier 2022, M. Biden avait déclaré que l’OTAN serait divisée en cas d’« incursion mineure » et Zelensky avait dû « rappeler aux grandes puissances qu’il n’y a pas d’incursions mineures et de petites nations ».

M. Biden avait évacué l’ambassade américaine de Kiev et déclaré, quelques jours avant l’invasion russe, que « le choix du président Zelensky de quitter l’Ukraine pourrait s’avérer judicieux ». Après l’invasion, M. Zelensky a dû répéter aux États-Unis qu’il cherchait des munitions et non une voiture.

La frontière plus large de ce projet

L’Ukraine n’est pas le seul pays où MM. Trump et Poutine veulent un régime à leur image. Le vice-président américain J.D. Vance et l’aide oligarque de M. Trump, Elon Musk, ont exhorté les Allemands à voter pour le parti d’extrême droite anti-immigration AfD. M. Vance a déclaré à l’Union européenne (UE) à Munich que M. Trump voulait libérer les peuples européens de leur « menace interne » – les immigrés et les dirigeants démocratiques libéraux qui les ont laissés entrer en Europe -.

Au cours de la dernière décennie, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a déclaré faire de son pays une « démocratie illibérale » comme objectif, et transformer l’UE en un projet illibéral. Depuis, M. Poutine a soutenu ce projet de toutes les manières possibles. Et M. Vance a clairement indiqué que M. Trump, « le nouveau shérif en ville », veut la même chose : une UE alignée sur les valeurs chrétiennes, et non sur les droits de l’homme universels et les normes démocratiques ; une UE où les nations-membres ne subiront aucune censure pour avoir adopté des lois à la Poutine interdisant la « propagande gay ».

M. Orbán a la particularité de refuser d’honorer les mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale émis contre M. Poutine et le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. MM. Trump et Netanyahu ont voté pour M. Poutine aux Nations unies. M. Trump traite Gaza et l’Ukraine comme des biens immobiliers à la merci de la brute génocidaire d’à côté. M. Trump a marqué de son nom le nettoyage ethnique à Gaza, le transformant en un obscène festin de Néron généré par l’IA. Il a transformé les pourparlers de paix dans le bureau ovale en télé-réalité où l’homme le plus puissant du monde, ses sbires et ses médias intimident un dirigeant élu d’une nation envahie et occupée.

Les tyrans nationaux agissent de concert pour créer un « monde multipolaire » – un monde sûr pour tous les tyrans et les bigots. Il est grand temps que nous cessions d’imaginer que les intimidations multiples rendent la « cour de récréation » plus sûre, et que les tyrans non occidentaux « multipolaires » sont un moindre mal « quel que soit le régime interne » des pays concernés.

Le secrétaire d’État américain Marco Rubio a déclaré soutenir un monde multipolaire. M. Poutine a toujours insisté sur le fait qu’il y a « deux Occident » et que sa querelle concerne l’Occident des principes et des règles démocratiques universels. Des États-Unis, un Royaume-Uni et une Union européenne illibéraux sont les bienvenus dans le monde multipolaire.

Mieux vaut tard que jamais

C’est l’affirmation croissante d’un projet international illibéral (mené par MM. Trump, Poutine, Netanyahou et le Chinois Xi Jinping et incluant Narendra Modi, M. Orban et les fascistes européens) qui constitue la plus grande menace pour la démocratie, les peuples, la paix et la planète aujourd’hui.

Insister sur le fait que la montée de cette nouvelle internationale illibérale n’est rien d’autre que l’Occident contre le Reste « business as usual » est une faillite morale et une folie suicidaire – exactement comme le fait d’ ergoter sur la sémantique du projet de M. Modi d’une Inde illibérale exclusivement hindoue.

Il vaut mieux tard que jamais pour s’attaquer à l’internationale illibérale et défendre les droits humains universalistes, la solidarité démocratique. Un bon début serait que les Indiens qui défendent la démocratie se montrent solidaires de l’Ukraine qui se défend de la tyrannie Poutine-Trump.

*John Mearsheimer est un universitaire, politiste américain spécialiste des relations internationales.

Kavita Krishnan est une militante des droits des femmes et une écrivaine basée à Delhi, en Inde.

Cet article a été publié pour la première fois dans The Hindu.

Traduction ML