ÉTAT, CONTRE-POUVOIR ET POST-FASCISME : DE POULANTZAS AU PRÉSENT
– ENTRETIEN AVEC ÁLVARO GARCÍA LINERA ET SANDRO MEZZADRA
Matteo Polleri
Voici le texte d’une discussion entre Álvaro García Linera et Sandro Mezzadra, répondant aux questions de Matteo Polleri.
Dans ce dialogue, Álvaro García Linera et Sandro Mezzadra discutent de la pertinence et de la non-pertinence de la pensée de Nicos Poulantzas. Après avoir retracé le rôle joué par la théorie de l’État de Poulantzas dans leurs œuvres respectives, la conversation se tourne vers ses utilisations potentielles dans le présent. La conversation aborde un certain nombre de questions clés pour l’analyse critique du capitalisme contemporain, telles que les récents changements dans l’économie mondiale et sur la scène internationale, la montée de l’extrême droite et les horizons possibles d’une transition post-capitaliste.
Álvaro García Linera: Après avoir milité au sein de la guérilla Tupac Katari au début des années 90, Álvaro García Linera a été le vice-président de l’État plurinational de Bolivie sous la direction d’Evo Morales (2006-2019). Son œuvre intellectuelle est mondialement reconnue comme l’une des plus importantes contributions latino-américaines contemporaines en matière de théorie politique et de sociologie.
Sandro Mezzadra: philosophe et militant italien, il enseigne la philosophie politique à l’université de Bologne. Ses travaux portent sur l’autonomie des migrations et le rôle des frontières dans le capitalisme contemporain. Avec Brett Neilson, il a récemment publié The Politics of Operations : Excavating Contemporary Capitalism (Duke University Press, 2019) et Border as Method, or The Multiplication of Labor (Duke University Press, 2013). Leur dernier ouvrage The Rest and the West : Capital and Power in a Multipolar World a été publié par Verso.
Matteo Polleri : Commençons par parler du rôle que joue la pensée politique de Nicos Poulantzas dans vos travaux respectifs. Compte tenu de vos parcours différents, j’imagine que son rôle a été différent. Influencé par l’Operaïsme italien et les études postcoloniales, Sandro Mezzadra a probablement hérité du scepticisme concernant les interprétations eurocentrées de Gramsci et la perspective « eurocommuniste » de Poulantzas. Dans la tradition de l’Operaïsme, le pouvoir de l’État a souvent été conçu comme une forme juridique et politique de commandement sur le travail vivant, plutôt que comme un champ stratégique de la lutte des classes – une machine de domination à abolir et à remplacer, plutôt qu’une institution à contester et à occuper. Ce récit est très différent du point de vue de Poulantzas, auquel Sandro et Brett Neilson font étonnamment référence dans leur livre The Politics of Operations : Excavating Contemporary Capitalism[1](2019). Profondément impliqué – pour employer un euphémisme ! – dans les luttes sociales autant que dans la politique de gauche en Bolivie, Álvaro García Linera mobilise explicitement et systématiquement les idées de Poulantzas. Dans l’introduction (2015) de son livre Forma valor y forma comunidad,[2] par exemple, il met en dialogue le marxisme et la pensée politique indigène. Que représente Poulantzas pour toi ?
Sandro Mezzadra: Eh bien, pour être honnête, j’ai lu Poulantzas pour la première fois au début des années 1980, bien avant ma rencontre avec les « études postcoloniales ». À l’époque, j’étais étudiant en philosophie à l’université de Gênes, et ma formation intellectuelle ainsi que politique au cours des années précédentes avait en effet été fortement influencée par le opéraïsme italien, plus particulièrement par les travaux de Toni Negri et par les luttes autonomes en Italie et ailleurs à la fin des années 1970. J’étais jeune, et le « compromis historique » et l’« eurocommunisme » étaient pour moi des anathèmes, tout comme la notion d’« autonomie du politique » développée par Mario Tronti (bien que si je pioche dans ma thèse de licence sur Thomas Hobbes, je réalise immédiatement que j’ai été fortement influencé par le travail de Tronti sur Hobbes, Cromwell et la révolution anglaise des années 1640). Parallèlement, j’avais un intérêt prononcé pour la théorie de l’État, nourri notamment par le livre de Negri La forma stato (1977)[3], un livre tellement important pour ma formation ! Au-delà même de ce que je devais lire pour les examens universitaires, j’ai étudié avec avidité les penseurs allemands, français, britanniques et américains qui avaient apporté des contributions essentielles aux débats marxistes sur l’État au cours de la décennie précédente. Ma carte était assez eurocentrée, comme tu peux le voir. Mais ma première rencontre avec Poulantzas a été une sorte de fausse rencontre. Pour des raisons que j’ai expliquées ailleurs, je n’étais pas du tout attiré par Gramsci, j’avais tendance à associer son nom à un « compromis historique », et en fait – à l’exception du cahier 22 sur « l’américanisme et le fordisme » – j’ai ignoré son travail[4] Je ne l’ai étudié systématiquement que beaucoup plus tard, dans le sillage de ma « découverte » des études culturelles, subalternes et postcoloniales. Il ne s’agit pas de revendiquer, ni même d’excuser mon ignorance à l’époque, je répète que j’étais jeune. Il s’agit seulement de situer ma première lecture de Poulantzas (en fait d’un essai dans un ouvrage collectif sur La crise de l’État[5]), que je classais parmi les représentants de la « variante néo-gramscienne » des théories de l’État communiste (pour reprendre l’expression de Negri). Pour le dire rapidement, il m’a semblé que Poulantzas faisait une distinction entre la contradiction fondamentale entre le capital et le travail dans le domaine de la production et la reproduction du capitalisme dans les sphères de la circulation et de la distribution, préfigurant une intervention de l’État dans ces dernières sans vraiment affronter l’antagonisme qui façonne les rapports de production. La société civile, l’idéologie et l’État lui-même étaient donc les terrains fondamentaux de la lutte politique pour Poulantzas. Ce qui est peut-être plus intéressant, c’est que j’ai eu le sentiment (pour utiliser un langage conceptuel que j’ai commencé à employer bien plus tard) que sa discussion nuancée et sophistiquée de la « crise » de l’État n’a jamais abordé sa nature limitée, les processus de délimitation et les frontières réelles qui en font un État-nation. Les frontières de la nation étaient considérées comme acquises et superposées au territoire de l’État. Quoi qu’il en soit, après avoir lu l’essai que j’ai mentionné, j’ai lu d’autres ouvrages de Poulantzas, notamment sa discussion avec Cardoso sur le concept de classe et État, pouvoir, socialisme. Plus tard, je reviendrais à lui, et je trouverais beaucoup plus à apprécier que je ne l’avais pensé à ces débuts. D’ailleurs, depuis le milieu des années 1980, j’ai continué à travailler sur la question de l’État, en combinant un engagement persistant dans les théories marxistes avec une étude approfondie d’approches plus traditionnelles, plus particulièrement l’histoire constitutionnelle allemande, le droit public et le droit constitutionnel.
Álvaro García Linera: Ma rencontre avec Poulantzas a été précoce, lorsque nous étudiions les mathématiques à l’université, et elle s’est faite directement par le biais du texte State, Power, and Socialism. Au début, sa discussion sur l’État n’a pas attiré mon attention, car les lectures que j’avais de Marx sur la révolution européenne de 1848 montraient déjà cette interpénétration entre l’État et la société que Poulantzas a développée. Ce qui m’a d’abord attiré, c’est sa lecture de la nation, l’effort pour trouver une explication matérialiste à cette expérience culturelle et subjective de l’identité nationale. J’étais déjà obsédé par la compréhension des luttes des nations indigènes et paysannes en Bolivie, et, bien que son souci soit de comprendre la dimension spatio-temporelle de l’État-nation dans le capitalisme, j’ai été encouragé par son appel à articuler les dimensions matérielles et culturelles. Mais mon enthousiasme pour Poulantzas s’est ensuite renforcé lorsque j’ai essayé de comprendre une étape déterminante de l’histoire du mouvement syndical organisé bolivien : les grandes marches de milliers de travailleurs miniers vers le siège du gouvernement en 1985-86, dont la défaite a marqué la fin de la figure du travailleur de la grande industrie et le début de la « workerisation » (obrerizacion) fragmentée et nomade du néolibéralisme. J’ai été impressionné par la force de la présence collective des travailleurs, la démocratie d’assemblée, le débat politique socialiste approfondi, mais, en même temps, l’adhésion indéfectible aux engagements, loyautés et droits institués dans la forme étatique nationale-populaire mise en place depuis 1952, à la suite d’une révolution démocratique victorieuse. Face à ce fait social, les lectures instrumentales ou mécaniques de l’État, prédominantes dans la gauche marxiste, se sont avérées fallacieuses. En revanche, la compréhension relationnelle proposée par Poulantzas était bien plus féconde pour comprendre le mouvement social qui se déroulait sous nos yeux. Durant ces années, la logique prédominante au sein de la gauche politique et intellectuelle était que l’État était une machine d’oppression des classes populaires. Or, ce à quoi cette conception mécanique ne peut répondre, c’est pourquoi l’État, « simple instrument de domination », est paradoxalement continuellement revendiqué par les luttes des classes populaires pour inscrire leurs nouveaux droits ou pour institutionnaliser nombre de leurs conquêtes sociales. La réponse selon laquelle les classes populaires vivent une « tromperie » parce qu’elles ne comprennent pas que l’État n’est que la machine de leur propre oppression, ou qu’elles sont impliquées dans des conditions de domination qui les obligent à voir le monde depuis leur position de domination, pour continuer à être dominées, condamne les classes subalternes à une condition d’idiotie perpétuelle qui ne peut être surmontée que par le travail de ceux qui, par la magie de l’esprit saint, possèdent la « vérité » et ne sont pas tombés dans l’escarcelle de la tromperie : le parti, les intellectuels, etc.
Il n’est pas étonnant que la lecture instrumentaliste de l’État soit allée de pair avec un pédagogisme indulgent à l’égard des pauvres. Il n’est pas faux de voir l’État comme une machine d’oppression politique. C’est aussi ce qu’il est. Mais c’est plus que cela ; c’est aussi et surtout une forme d’organisation politique de la société tout entière, qui traverse toutes ses luttes et dans laquelle tous les habitants d’un pays, y compris ses classes subalternes, sont des coparticipants actifs et des coproducteurs du tissu étatique. Les institutions de l’État, les lois, les décrets, les fonctions, les espaces, etc. sont donc ce tissu fluide de la corrélation matérielle des forces entre les différentes classes. Et même si, en raison de leurs ressources économiques capables de corrompre les fonctionnaires, en raison de leurs biens commerciaux capables de faire pression sur les gouvernements et de contrôler les médias, les classes riches sont mieux placées pour faire de l’institution étatique un appareil qui défend ses intérêts commerciaux avec plus d’emphase, plus d’insistance et de manière écrasante, cela n’empêche pas le fait que, par la lutte des classes populaires elles-mêmes, des fragments de leurs intérêts, des bribes de leurs besoins et parfois la plupart de leurs demandes particulières sont également pris en compte, bien que de manière subalterne, dans les structures et les actions de l’État. Et, lorsque cette condensation des différentes forces sociales disparaît, lorsque l’État apparaît comme un simple patrimoine de classe, l’État perd sa « magie » d’organisation de la société entière ; il devient un simple instrument de classe. Les révolutions ont jusqu’à présent été des moments extraordinaires de réarrangement des corrélations de forces entre les classes sociales concurrentes au sein même de la forme étatique.
MP : Malgré vos différentes « expériences » de Poulantzas, il me semble que vous reconnaissez tous deux l’importance de sa définition du pouvoir d’État comme « condensation » des relations matérielles et conflictuelles entre les classes sociales. Il est tout à fait évident que Poulantzas tire cette définition de son dialogue critique avec l’analytique du pouvoir de Michel Foucault, qu’il complète par le concept d’« hégémonie » d’Antonio Gramsci. Selon Poulantzas, l’« autonomie » du pouvoir politique sur les rapports sociaux de production n’est en effet que relative, car elle est un résultat provisoire des luttes de classes. Quel rôle joue cette innovation théorique dans ta réflexion ?
AGL: La lecture relationnelle de l’État promue par Poulantzas recentre le débat marxiste sur ses fondements critiques. Comme le capital, lorsque Marx l’étudie en tant que relation sociale, il ne le confond pas avec un outil ou un bâtiment ou un papier imprimé. Ce ne sont que des représentations et des objectivations provisoires d’un fait plus profond, une relation de séparation entre le travail humain en action et l’appropriation par d’autres de ce travail qui domine le premier. Le capital est un travail aliéné, retourné contre lui-même par une forme du processus de production et de propriété. De la même manière, l’État en tant que relation n’est pas simplement un bâtiment, des documents écrits ou même des armes que l’on devrait jeter sur le bûcher pour s’en débarrasser. C’est une forme d’unification politique de la société, mais une forme aliénée, qui se superpose à la société elle-même par une façon particulière de s’unifier. Comment cette façon particulière de s’unifier est établie par l’État, c’est quelque chose que Poulantzas n’était plus en mesure de développer, et c’est ce sur quoi nous avons travaillé ces dernières années. Et nous l’avons fait en rejetant les lectures illusionnistes de l’État qui fondent l’efficacité de son action sur la « tromperie » ou le « manque de conscience ». En réponse, nous avons proposé une lecture matérialiste de la forme d’unification de l’État et de son efficacité sociale résultant de la centralisation continue des ressources communes, des croyances communes, des protections communes, des pratiques communes qu’une société possède, produit et réalise sur un territoire spécifique. En d’autres termes, l’État est une centralisation constante des universaux d’une société, généralement produits par la société elle-même en dehors de l’État, mais appropriés et refonctionnalisés par l’État. La force de conformité aux décisions de l’État n’est pas soutenue par des baïonnettes. La coercition fonctionne, et est efficace, lorsqu’elle est exercée ponctuellement contre des segments spécifiques de la société sous la justification de la défense du repos de la majorité de ses membres.
Mais cette sécurité de protection qu’elle procure est plus sûre pour une partie de la population que pour les autres. C’est la deuxième composante structurelle de l’État : c’est le bien commun d’une société, mais par des monopoles, c’est-à-dire au moyen d’un appareil bureaucratique spécialisé qui administre ce qui appartient à tous « au nom de », ou « pour le compte de », tous. Ce n’est pas la société mobilisée ni les travailleurs en lutte qui ont produit tel ou tel droit collectif, telle ou telle conquête, qui administrent le fruit de leur travail, de leurs efforts et de leur lutte. Ce sont les autres, la bureaucratie, qui gèrent, organisent, régulent, administrent ces biens communs de la société.
Différemment du capital, dans lequel le travail aliéné est exproprié par le capitaliste et reste sa propriété privée, dans l’État, l’effort commun, les biens communs et les luttes communes de la société, des travailleurs et des organisations sociales, restent sous le contrôle des bureaucraties d’État, qui ne peuvent pas s’approprier ces ressources de manière privée, mais les monopolisent dans leur gestion. Il s’agit d’une appropriation partielle, car la bureaucratie ne peut pas usufruiter à titre privé toutes ces ressources, mais elle peut hiérarchiser leur utilisation au profit de certains et au détriment d’autres. Tout le labyrinthe des ministères, des secrétaires, des sous-secrétaires, des bureaux, des rapports, des commissions et des règlements est la grammaire bureaucratique de cette expropriation partielle et de ce favoritisme structurel envers certains secteurs de la société. Ce n’est pas une anomalie, c’est sa condition structurelle. Ce ne doit donc pas être un hasard si les secteurs qui bénéficient toujours le plus de la gestion bureaucratique de l’État, à l’exception des moments de bouleversement social et de protagonisme populaire, sont les classes sociales aisées, qui peuvent corrompre les fonctionnaires, qui leur offrent une reconnaissance publique dans leurs médias ou plus tard un travail de consultant bien rémunéré dans une entreprise. Le monopole engendre ce couplage structurel entre ceux qui monopolisent la richesse économique d’une société et ceux qui monopolisent la gestion des décisions publiques dans cette même société. L’origine sociale de ceux qui monopolisent les décisions publiques importe peu. L’exercice du monopole établit son propre sens commun articulé avec le sens commun des autres monopolisateurs de la richesse sociale. C’est à partir de là que Marx conceptualise de façon très précise – et développe les composantes de cette conception tout au long de sa vie – sa définition de l’État comme communauté illusoire. Par conséquent, la qualité machinale de l’extériorité de l’État et la précision avec laquelle Marx propose de briser cette machine.
À la lumière de ces réflexions, la « condensation de la corrélation des forces » poulantzienne, et en partie althussérienne, et l’« autonomie relative de l’État » prennent plus de force. Autonomie relative de l’État vis-à-vis des classes économiquement dominantes car, s’il fusionne avec elles, le « bien commun de la société » [lo común de la sociedad], centralisé dans l’État, disparaît et, avec lui, la légitimation et l’adhésion sociale à ses décisions se diluent, rompant l’efficacité matérielle de la domination. Condensation des forces, car l’accaparement des biens communs et la gestion de ce monopole n’est pas un automatisme, mais le résultat d’une tension permanente, de luttes historiques intenses pour les droits et les biens communs ; de luttes pour les exercer ou les déléguer ; de luttes pour réguler les formes de leur gestion ; de luttes pour étendre les bénéfices de ces droits ; de luttes pour empêcher le favoritisme de quelques-uns ; de luttes pour percer les labyrinthes bureaucratiques et rendre effectif l’accès de la société à ses biens et à ses droits, etc. L’État est donc l’espace des luttes de classes pour les monopoles des biens communs d’une société ayant un effet contraignant sur un territoire.
SM: C’est dans le contexte des expériences de luttes sociales et des nouveaux gouvernements « progressistes » en Amérique latine depuis le début du nouveau siècle, puis aussi de l’ascension de Podemos en Espagne et de Syriza en Grèce, que Poulantzas est redevenu important pour moi. L’État apparaissait à nouveau comme un campo de lucha (un champ de lutte), pour reprendre le titre d’un livre publié en 2010 par Álvaro García Linera et d’autres membres du collectif bolivien Comuna. Et la grande question était de savoir si elle pouvait jouer un rôle (et lequel) dans les processus de libération. C’est sous cet angle que Brett Neilson et moi-même faisons un clin d’œil à Poulantzas dans The Politics of Operations (2019). Et, assurément, sa célèbre définition de l’État comme condensation matérielle d’un rapport de forces entre classes et fractions de classe – comme une relation et non comme une chose, ce qui nous rappelle la définition du capital par Marx – reste utile et incite à la réflexion. Comme l’écrit Stuart Hall, Poulantzas va au-delà d’une alternative qui a dominé les débats marxistes sur l’État, c’est-à-dire entre considérer l’État comme simplement fonctionnel aux besoins du capital ou comme le simple produit de la lutte des classes (Hall in State, Power, Socialism, xvi). La lutte des classes devient interne à l’État, inscrite dans sa structure. C’est un point qui devient particulièrement clair dans le dernier livre de Poulantzas, State, Power, Socialism. Bien qu’il ait déjà utilisé l’expression « condensation matérielle », c’est ici qu’il remet en question toute définition « essentialiste » de l’État, le genre de définition qui a nourri (et continue de nourrir) des formes spécifiques de fétichisme de l’État dans et au-delà du marxisme. Tu mentionnes le dialogue critique avec Foucault dans ta question. Je pense qu’il est important de souligner, toujours avec Stuart Hall, que, même au-delà du ton de ce dialogue, l’œuvre de Foucault est régulièrement devenue une influence majeure pour Poulantzas, et que, dans son dernier livre, « les processus matériels de l’action étatique ont été transformés par les concepts de Foucault » (xiv). L’unité institutionnelle même de l’État ne peut plus être considérée comme acquise, ce qui me semble une question particulièrement importante aujourd’hui. « Nous devons nous débarrasser une fois pour toutes », écrit Poulantzas, “de la vision de l’État comme un mécanisme complètement uni…” (133). De plus, sa compréhension de la question épineuse de l’« autonomie relative » de l’État prend de nouvelles caractéristiques dans son œuvre tardive. Permets-moi de simplifier. Dans les écrits précédents de Poulantzas, cette question était abordée principalement « d’en haut », en référence aux relations entre les appareils d’État et à la position de l’État dans son ensemble. Dans State, Power, Socialism, il est analysé « d’en bas », en soulignant les limites posées par la lutte des classes à l’État. Même dans ses livres précédents, Poulantzas avait souligné une sorte de primauté de la lutte des classes (de son « effet constitutif », pour continuer à citer Stuart Hall), corrigeant en quelque sorte l’« hyperstructuralisme » d’Althusser à l’époque de Reading Capital, qui était sa principale référence théorique (Lire le Capital). Or, il reconnaît explicitement que « dans leur base matérielle, les luttes ont toujours la primauté sur les institutions-appareils de pouvoir (en particulier l’État), même si elles s’inscrivent invariablement dans leur champ » (149). Je suppose que nous reviendrons plus tard sur la « théorie relationnelle du pouvoir » de Poulantzas et sur sa critique de la compréhension par Foucault de la relation entre le pouvoir et la résistance. Pour l’instant, permettez-moi de dire que je trouve que la combinaison entre une théorie relationnelle de l’État et la primauté de la lutte est une contribution importante à notre tentative permanente de forger des outils politiques pour critiquer le capitalisme contemporain
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MP : Tous deux, vous soulignez également, bien que de manière différente, que la théorie critique contemporaine doit être complétée par un regard anticolonial, prenant en compte les formes de domination subies (et les luttes menées par) des sujets autrefois considérés comme « marginaux » – les migrants traversant les frontières des États, pour Sandro, et les communautés indigènes pratiquant des formes anticapitalistes de production sociale et de coopération, pour Álvaro. Est-il possible d’utiliser les hypothèses poulantzasiennes à cet égard ou est-il plus approprié d’employer d’autres outils analytiques ?
SM: Eh bien, ce n’est pas une question facile… Peut-être puis-je d’abord fournir une réponse provisoire, en adaptant à Poulantzas une célèbre boutade de Fanon dans Les misérables de la terre concernant le marxisme et dire que son analyse « devrait toujours être légèrement étirée lorsqu’il s’agit d’aborder la question coloniale et postcoloniale ». Mais je crains que ce ne soit trop simple. Bien sûr, tu peux utiliser les hypothèses et le langage conceptuel de Poulantzas en Amérique latine, comme le fait par exemple Álvaro en Bolivie et en Amérique latine et comme cela se passe dans d’autres parties du monde. D’ailleurs, un autre grand intellectuel bolivien, René Zavaleta Mercado, parle aussi de Poulantzas dans son œuvre, par exemple dans un essai de 1982 où il aborde la question des sociétés multinationales à laquelle je reviendrai plus tard dans notre conversation[6]. Mais le fait est qu’il faut au moins intégrer Poulantzas à d’autres traditions de pensée critique et à d’autres approches conceptuelles pour en venir à bout, par exemple, de la question de l’État et du capital en Amérique latine – ou de la question de la politique populaire en Inde, d’ailleurs. La question importante qui émerge ici, une question théorique et politique à la fois, est celle que l’on peut appeler, avec Gramsci, la « traductibilité ». Il ne s’agit pas simplement d’une question linguistique, bien sûr. Le travail de Poulantzas sur l’État se situe dans l’histoire du mouvement communiste, mais il a aussi ses propres coordonnées géographiques. Lorsqu’il écrit « État », pour faire vite, ce qu’il a à l’esprit, c’est l’État européen. L’accent qu’il met sur l’autonomie relative de l’État par rapport à l’économie, sa vision des appareils d’État et même sa compréhension de la « condensation matérielle » des relations de pouvoir entre les classes reflètent tous l’attention qu’il porte à l’histoire et à la constitution matérielle de l’État en Europe. Et nous savons que nous ne pouvons plus (si nous ne l’avons jamais pu !) prendre cette expérience historique particulière comme « norme ». Historiquement, la dimension mondiale des opérations du capital depuis le début de son histoire moderne nous confronte à une panoplie de formes de domination et d’exploitation qui ne peuvent être réduites aux normes de la souveraineté territoriale, de la citoyenneté et du travail salarié « libre ». Dans le présent, même les formes politiques européennes, « occidentales “, sont traversées et ” déformées » par des processus de migration, de flexibilisation et de précarisation du travail, de réorganisation néolibérale des systèmes de protection sociale qui remettent en cause les institutions établies et les langages conceptuels qui s’y rapportent. Quoi qu’il en soit, une fois que tu es conscient de cela, tu peux commencer le processus de traduction des hypothèses et des outils de Poulantzas que j’évoquais précédemment. Et, bien sûr, ce faisant, tu dois mettre en scène une sorte de choc entre ces hypothèses et notions et une matérialité (de contexte historique, de luttes politiques et sociales, de revendications subjectives et de modes de vie) qui résiste à être « subsumée » sous le langage de Poulantzas. Tu mentionnes les communautés indigènes et les migrants dans ta question. On pourrait dire qu’ils sont tous deux des sujets qui tendent à décentrer l’État, même si on le comprend comme une « condensation matérielle » des rapports de classe. Le point est simplement que, de différentes manières, les indigènes et les migrants partagent une histoire (et souvent un présent) d’exclusion de cette condensation qui ne va pas être simplement « compensée » par une politique d’intégration. C’est ici que le travail de traduction conceptuelle et politique de la définition de l’État de Poulantzas peut conduire à découvrir de nouveaux horizons politiques d’action et même de construction d’institutions. Mais ce n’est pas une tâche facile !
AGL : Quelque 2,5 milliards de personnes, soit environ 30 % de la population économiquement active, vivent de l’agriculture, la plupart d’entre elles dans les pays du Sud sous la forme de communautés paysannes. Une part importante de ces communautés est autochtone, c’est-à-dire qu’elles appartiennent à d’autres nationalités que la dominante. Il ne s’agit donc pas de minorités ou de secteurs marginalisés. En fait, une grande partie des révolutions du 20ème siècle ont eu pour sujet fondamental ce monde agraire paysan-communautaire. Il en va de même pour les migrations. Toutes les nations sont le résultat de migrations historiques et, aujourd’hui encore, environ 3,5 % de la population mondiale migre chaque année, soit quelque 280 millions de personnes. C’est une réalité puissante qui exerce une influence décisive sur le façonnement des sociétés modernes. Cependant, les réflexions de Poulantzas sont pertinentes lorsqu’on aborde ces relations sociales dans la formation des dominations politiques dans les sociétés coloniales et postcoloniales, où les relations sociales sont plus complexes et alambiquées car, dans le cas des communautés indigènes, elles impliquent la superposition-articulation de différents modes de production et de différentes temporalités politiques. Marx a travaillé sur cette réalité dans sa dimension économique sous le concept de subsomption formelle.
L’État colonial était une forme de domination politique imposée par la force (invasion), mais il n’a pas réussi à défaire la structure sociale des peuples colonisés. Il a anéanti leurs élites, dans certains cas les a cooptées, puis a superposé une structure de commandement externe au réseau d’institutions urbaines-rurales de la société colonisée, principalement les communautés indigènes-paysannes, afin de les soumettre, de les exploiter ou de les anéantir. Cela lui a permis d’ériger une pax coloniale pendant des siècles, ponctuée par intermittence de soulèvements et de guerres d’émancipation communautaire. Et cela signifiait une certaine forme d’intégration, de reconnaissance, des structures communales. Le respect des terres communales en échange d’un tribut en travail, en nature ou en argent. Reconnaissance de leurs autorités communales locales comme intermédiaires auprès du colonisateur en échange de certains travaux non rémunérés, etc. Dans tous les cas, l’ordre politique colonial ne pouvait fonctionner sans une inscription des droits des communautés dans l’ordre normatif de l’État. Le fait que la bureaucratie gouvernementale et les nouvelles classes économiquement puissantes soient d’origine étrangère a marqué des gouffres culturels entre colonisés et colonisateurs, avec ses séquences de racialisation de la domination, mais n’a pas empêché ce réseau tendu d’« avantages » minimaux pour les colonisés, y compris les espaces locaux d’autogestion propres aux communautés agraires-paysannes.
Dans les sociétés où les communautés agraires partageaient une identité historico-culturelle avec les classes dirigeantes, comme dans la Russie tsariste, la relation étatique se construisait de la même façon sur des droits et des tolérances concernant les formes d’autorité et d’organisation communale. Dans tous les cas, le concept de « condensation matérielle d’un rapport de forces » conserve sa pertinence, même si, bien sûr, il nécessite de complexifier l’analyse avec d’autres catégories renvoyant aux formes d’organisation sociale, aux temporalités politiques et aux systèmes civilisationnels non capitalistes, etc.
MP : Passons à un autre sujet qui nous rapproche de notre présent. Le fascisme est une question inéluctable dans les conjonctures historiques analysées par Poulantzas, qui a assisté à la fois à la formation et à la dissolution de la junte militaire grecque et des deux dictatures fascistes ibériques. L’une des forces conceptuelles de Poulantzas est de développer une théorie matérialiste du fascisme. Alors, comment aborder, avec mais aussi au-delà de Poulantzas, la progression de l’extrême droite – ou des partis « post-fascistes », pour reprendre la formule d’Enzo Traverso – dans le paysage politique international ?
SM: Eh bien, permettez-moi de commencer par quelque chose qui peut apparaître comme marginal dans l’engagement de Poulantzas avec le fascisme, qui est essentiellement instancié par son livre Fascism and Dictatorship. The Third International and the Problem of Fascism (1970). Dans un article intitulé « On the Popular Impact of Fascism » (1977), il parle de « la récupération idéologique corrompue par le fascisme d’aspirations populaires profondément ancrées » (Poulantzas Reader, 268). Je pense que c’est un point important pour saisir le fonctionnement du fascisme, même au-delà des cas historiques de l’Italie et de l’Allemagne analysés dans le livre que j’ai mentionné précédemment. Je pense qu’il nous fournit également un point de vue efficace pour l’analyse critique des formes contemporaines de « postfascisme » (utilisons ce mot en suivant la proposition d’Enzo Traverso) que tu mentionnes dans ta question. Le point de vue de Poulantzas n’est pas complètement original, bien sûr, mais il me frappe précisément parce qu’il découle d’une refonte de l’idéologie au sein du marxisme althussérien. Et, d’une certaine manière, il anticipe les développements ultérieurs des débats sur l’idéologie, en se concentrant sur la « capture » et le recodage des aspirations des dominés au sein de formations idéologiques qui continuent à servir les classes dirigeantes. Étienne Balibar a, par exemple, apporté d’importantes contributions à ces débats. Poulantzas parlait de l’attitude des partis communistes italien et allemand face au fascisme lorsqu’il a fait cette remarque. Cela signifie qu’il avait à l’esprit les imaginaires prolétariens et populaires et les comportements correspondants qui ont façonné la lutte des classes à l’époque du fascisme, il ouvrait ainsi une perspective sur les dimensions subjectives de la lutte des classes, ce qui est, pour moi, un aspect crucial d’un point de vue « économique ». Nous pouvons plutôt dire que ce que Poulantzas appelle la « récupération idéologique » nous fournit certainement un point d’entrée important dans l’analyse du fascisme (historique ou autre) mais n’est pas spécifique au fascisme. Une approche similaire a, par exemple, inspiré des analyses critiques du néolibéralisme. Par conséquent, pour tenter de répondre à ta question, je dois revenir au livre de Poulantzas sur le fascisme, qui affirme en effet dès le début que le sujet est loin d’être « l’affaire de la seule historiographie académique » à une époque qui se caractérise par une « crise mondiale majeure » de l’impérialisme. Permets-moi de dire que l’analyse économique poursuivie dans ce livre est souvent détaillée, nuancée et sophistiquée. Néanmoins, d’un point de vue théorique, elle continue à se référer à une compréhension assez traditionnelle du capitalisme monopoliste (d’État) (bien qu’il soit nécessaire de dire que dans son dernier livre, State, Power, Socialism, il tente de dépasser sa rigidité). Ce que je trouve intéressant et, d’une certaine manière, utile pour nous aujourd’hui, c’est l’insistance de Poulantzas sur le fait que nous devons comprendre le fascisme comme un régime qui émerge dans une « phase de transition », c’est-à-dire dans les pays où l’établissement du capital monopoliste n’est pas encore accompli et doit être forcé. Il y a plusieurs points que je trouve intéressants dans Fascisme et dictature, comme la critique du concept de totalitarisme et l’analyse des caractéristiques politiques et juridiques de « l’État d’exception » fasciste, mais ce lien avec les transitions au sein du mode de production capitaliste me semble le plus pertinent. Encore une fois, c’est un deuxième angle que nous pouvons adopter dans notre analyse critique des nouvelles formations politiques de droite dans de nombreuses régions du monde. Et puis, bien sûr, la relation avec le fascisme et l’impérialisme, instanciée par la modification que Poulantzas apporte au célèbre dicton de Horkheimer sur le fascisme et le capitalisme (c’est « celui qui ne souhaite pas discuter de l’impérialisme », écrit-il, « qui devrait se taire sur le sujet du fascisme »). Je reviendrai sur ce point dans quelque temps.
AGL: Les études de Poulantzas sur le fascisme regorgent de catégories directrices pour comprendre les processus contemporains de dérives autoritaires et (post) fascistes des projets politiques conservateurs. Les tensions entre les fractions du bloc de pouvoir capitaliste, la crise de la représentation politique des partis traditionnels, la politisation réactionnaire des classes moyennes, etc. font partie de ces catégories. Cependant, deux axes de la réflexion poulantzienne me semblent les plus féconds. La première est ce que Sandro souligne sur la capacité du fascisme à récupérer, de manière corrompue, certaines aspirations populaires de la société. Quand on lit le volumineux ouvrage de Scurati sur Mussolini, on ne peut s’empêcher de ressentir à quel point la peur de l’incertitude historique qui émerge après la Première Guerre mondiale et le déclin du régime libéral, l’exigence d’ordre et la recherche de se raccrocher aux certitudes de la vie, traversent l’âme collective de la société italienne, y compris de ses classes populaires. Et c’est là que le fascisme trouvera non seulement un espace de disponibilité sociale, mais autour duquel il créera sa mythologie de l’invention d’un monde nouveau, strict mais sûr et porteur d’espoir. Cette réflexion de Poulantzas est très puissante, car elle permet même d’aller au-delà de sa propre hypothèse sur la défaite de la classe ouvrière comme condition préalable au fascisme. En
réalité, le fascisme émergent défait culturellement le mouvement ouvrier organisé, et les partis de gauche, en fournissant pratiquement, même par la force, un nouvel horizon prédictif pour la société, lorsque l’ancien ordre libéral s’est effondré. Ce faisant, il achève la défaite politique du mouvement ouvrier pour les deux ou trois décennies à venir. Aujourd’hui, la force des projets d’extrême droite s’accroît et gagne le soutien populaire parce qu’ils récupèrent aussi de manière instrumentale la peur et l’incertitude sociale causées par la dévastation hyper-mondialisée du capitalisme. Dans le cas de l’Amérique latine, l’ascension sociale des segments appauvris et indigènes des sociétés qui ont dévalorisé les reconnaissances et les petits privilèges éducatifs et territoriaux des classes moyennes traditionnelles, ajoutée à l’instabilité de cette ascension sociale, ont créé un cocktail de nouvelles incertitudes auxquelles la droite propose des « solutions » corrompues, violentes et illusoires, mais qui sont autant de certitudes auxquelles s’accrocher au milieu du chaos.
La deuxième réflexion d’une grande utilité dans le présent est celle qui se réfère au type de crise générale d’hégémonie des classes dirigeantes dans les moments de transition d’une forme d’organisation de l’accumulation capitaliste à une autre. Dans le cas étudié par Poulantzas, c’est ce qu’il appelle le passage du capitalisme concurrentiel au capitalisme monopolistique. Lorsqu’une forme d’accumulation économique et de légitimation politique du capitalisme cède la place à une autre, elle le fait au milieu de symptômes déchirants de l’épuisement de l’ancien régime économique, du malaise cognitif de la société au crépuscule de ses anciennes croyances qui donnaient de l’ordre à l’horizon prédictif imaginé de ses familles et, bien sûr, au milieu d’incertitudes dévastatrices sur l’avenir qui semble s’être éteint. C’est l’expérience angoissante de la suspension du temps historique dans laquelle la course folle du temps physique et des activités humaines semble avoir perdu son destin dans les bras d’un présent étouffant qui n’en finit pas. Gramsci a appelé cette période l’interrègne. J’ai proposé de parler de « temps liminal » précisément parce que tout le monde sait ce qui ne va pas, ce qui est sur le point de se terminer, mais personne n’a la certitude convaincante et pleine d’espoir de ce qui est à venir. À l’heure actuelle, les symptômes du déclin du néolibéralisme mondialisé sont indubitables. Le marché libre a été corrompu en tant que marché sûr et le mondialisme est accaparé par ce que le lauréat du prix Nobel Krugman appelle le « nationalisme économique » et que le FMI appelle la « fragmentation géoéconomique ». L’horizon prédictif des sociétés s’est fracturé ; l’incertitude est la seule certitude, avec son inévitable dose d’abattement et de malaise explosif par intermittence. Cela ne peut pas durer éternellement. Ainsi, après une longue période de stupeur et de désaffection où de multiples projets de société se disputent les lignes de conduite possibles, les classes sociales seront prêtes à ouvrir leurs disponibilités cognitives vers l’un de ces projets concurrents afin de remplacer l’ancien système de croyances. La droite autoritaire, les nouveaux fascismes et post-fascismes font partie de ces projets concurrents. Et bien que le temps historique n’ait pas encore tranché en faveur de ces horizons, il est clair qu’ils disposent aujourd’hui d’un avantage notable, notamment en Europe. Pour s’en convaincre, il suffit de voir à quel point le paneuropéanisme guerrier est devenu le sens commun, même parmi les élites politiques et culturelles modérées.
MP : La dernière phrase d’Alvaro jette un pont vers un autre sujet sur lequel j’aimerais insister avec toi. Les conflits intercapitalistes sont un autre point clairement présent dans la réflexion de Poulantzas, qui revient clairement au premier plan aujourd’hui. La montée du post-fascisme s’accompagne en effet du retour de tensions accrues, de guerres par procuration, de projets génocidaires et d’escalades potentielles entre les superpuissances mondiales que sont les États-Unis, la Russie et la Chine. Ces phénomènes indiquent ce que Giovanni Arrighi et Immanuel Wallerstein ont appelé la crise hégémonique du « système mondial capitaliste », ouvrant le scénario de transition imprévisible et potentiellement chaotique que tu viens d’évoquer. Comment comprends-tu ces processus et comment les outils analytiques de Poulantzas peuvent-ils nous aider ?
SM: C’est une question très importante pour moi, à la fois sur le plan théorique et politique. J’ai longtemps été assez sceptique à l’égard de la « théorie du système mondial », je me souviens encore avoir lu les diagnostics de Wallerstein et d’Arrighi sur un déclin relatif de l’hégémonie mondiale des États-Unis dans les années 1990 et m’être moqué d’eux. Eh bien, j’avais tout simplement tort. Au cours des dernières années, j’ai en particulier continuellement fait référence au travail de Giovanni Arrighi, j’en ai souvent discuté et je suis convaincu qu’il nous fournit certains des outils les plus puissants pour faire face à la conjoncture actuelle de guerre et d’agitation mondiale. Sa notion de « transition hégémonique » nous permet de donner un sens au cycle réactionnaire mondial qui a débuté dans le sillage de la crise financière de 2007/8 (dans lequel les « États exceptionnels », en effet, prolifèrent : pensez à des noms tels que Modi et Erdogan, Al Sisi et Duterte, Bolsonaro et Trump, pour n’en citer que quelques-uns). De plus, l’analyse rigoureuse d’Arrighi sur la position mouvante des États-Unis dans le système mondial capitaliste permet de saisir les enjeux de la guerre actuelle en Ukraine, qui sont bien sûr des enjeux européens mais qui vont bien au-delà, en impliquant notamment la Chine. C’est un enjeu important du livre que je suis en train de terminer avec Brett Neilson, intitulé The Rest and the West (à paraître chez Verso). Pour le dire rapidement, je suis convaincu que nous vivons déjà dans un monde multipolaire, mais cette multipolarité est « centrifuge » et conflictuelle, pour citer Adam Tooze. L’effort pour trouver une solution pacifique et juste à cette situation difficile est une tâche cruciale aujourd’hui, qui apparaît encore plus clairement si l’on se souvient que les transitions hégémoniques historiques ont été caractérisées par des concaténations catastrophiques de guerres. Dans le même temps, il est nécessaire de repenser la question de l’impérialisme, comme le démontrent l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la réorganisation de l’OTAN en tant qu’acteur mondial et le réarmement dans de nombreuses régions du monde. Poulantzas nous aide-t-il à cet égard ? Voyons ce qu’il en est. Sans surprise, la toile de fond de sa compréhension de l’impérialisme est à nouveau fournie par la théorie du capitalisme monopoliste (d’État). Bien sûr, Poulantzas met l’accent sur la définition politique de l’impérialisme donnée par Lénine pour critiquer la conception « économiste » défendue par la Troisième Internationale. Et il a des points assez intéressants sur le fait que l’impérialisme est une « chaîne », qui nécessite des « maillons » hiérarchiquement articulés selon la logique du « développement inégal ». Mais ces maillons sont unilatéralement dénommés par Poulantzas en termes nationaux (« les diverses formations nationales qui constituent la chaîne », comme il l’écrit dans Fascisme et dictature). Comme tu peux le remarquer, je reviens sur un point que j’ai déjà soulevé, dans ma première réponse. Mais ce qui importe maintenant, c’est qu’une telle insistance sur les « formations nationales » n’a pas permis de saisir la spécificité de l’impérialisme (et des transformations du capitalisme) dans les années 1970. Néanmoins, les écrits de Poulantzas sur l’impérialisme présentent de puissantes oscillations. Parlant en 1973 de la « phase actuelle de l’impérialisme », Poulantzas met l’accent sur un double mouvement d’intégration des reliques des âges précédents du capitalisme au sein de la « reproduction du capitalisme monopoliste » et de pénétration plus poussée (et de « domination directe ») du mode de production capitaliste dans les « formations dominées et dépendantes » (Poulantzas Reader, 226). Cette image de continuité ne prenait pas en compte la rupture annoncée par la déliaison du dollar américain de l’or en 1971. En même temps, Poulantzas est parfaitement conscient – comme l’a souligné Luciano Ferrari Bravo en 1975 dans un important ouvrage sur l’impérialisme – de la nouvelle qualité des pressions exercées par les multinationales sur les États, dont les « fonctions traditionnelles » sont « requalifiées en fonctions du cycle international du capital fondé sur les multinationales » elles-mêmes[7]. Je pense qu’il s’agit là d’un aperçu pertinent, que nous pourrions vouloir développer davantage dans le monde multipolaire contemporain.
AGL: Les contributions de Wallerstein sur « l’hégémonie dans le système interétatique “ et celles d’Arrighi sur les ” cycles systémiques d’accumulation » sont sans aucun doute des outils conceptuels puissants pour comprendre le présent. Ces grandes contributions marxistes à l’étude de ce que l’on pourrait appeler les longs cycles impériaux dans l’histoire du capitalisme ont été injustement oubliées. Lorsque ces réflexions ont été proposées à la fin du XXe siècle, malgré leur rigueur documentée, elles ont été laissées de côté et n’ont pas été suivies plus avant parce qu’elles semblaient aller à contre-courant du grand moment d’expansion et de triomphalisme de l’hégémon nord-américain après l’effondrement de l’URSS, l’irradiation de la démocratie libérale et son unilatéralisme impérial économique, militaire et culturel. Une partie du marxisme, malmenée, marginalisée et sur la défensive, a préféré se retrancher dans l’exaltation du mondialisme triomphant, comme s’il s’agissait de variantes postmodernes de l’internationalisme prolétarien.
Aujourd’hui, les symptômes de la phase descendante de la domination mondiale des États-Unis, avancés par Wallerstein et Arrighi, sont accablants, tout comme l’essor mondial de la Chine. La documentation fournie par Dalio et le National Intelligence Council américain lui-même sont sans appel en ce qui concerne la phase de déclin (États-Unis), et d’augmentation (Chine), des déterminants de la domination impériale (système éducatif, production économique, participation au commerce mondial, compétitivité, innovation, puissance en tant que centre financier, statut de la monnaie en tant que monnaie de réserve, etc.) Même les stratèges américains spéculent déjà sur le « piège de Thucydide » et les risques d’une guerre préventive entre la puissance dominante mais en déclin et la puissance montante mais pas encore dominante. La superposition des cycles descendants, le cycle « court » de l’accumulation néolibérale (40-60 ans) et le cycle « long » de la domination impériale américaine (130-150 ans), complique encore le chaos systémique actuel et accroît les similitudes avec ce qui s’est passé au début du 20ème siècle. Dans les années 70-80 du siècle dernier, il y a également eu une transition de cycles « courts » d’accumulation et de domination, avec le passage du cycle économique fordiste et des compromis de bien-être au cycle d’accumulation néolibéral ; mais cette transition s’est faite sous l’égide du grand cycle de la domination impériale américaine. En revanche, la transition actuelle du cycle néolibéral vers quelque chose dont on ne sait pas encore à quoi cela ressemblera se déroule au milieu du déclin de la domination impériale américaine et de la montée en puissance de la Chine, de façon similaire à la fin du cycle libéral du XIXe siècle qui s’est monté à la fin de l’hégémonie britannique et à la montée en puissance de l’hégémonie impériale américaine dans les années 1920 et 1940. Aujourd’hui, la contribution de Poulantzas sur les conditions d’émergence du fascisme dans les puissances régionales dévalorisées par les nouvelles configurations de l’internationalisation du capital peut être une inspiration importante qui aide à comprendre les modalités d’enracinement des droites autoritaires dans leurs territoires.
MP : Dans cette crise hégémonique mondiale, on observe un regain d’intérêt pour la souveraineté nationale en tant que concept politique clé et champ de bataille. Surtout depuis la pandémie de Covid-19, l’État plane à nouveau sur l’agenda des partis de gauche contemporains, des mouvements sociaux et de la théorie critique. Néanmoins, les dilemmes classiques liés à l’invocation de l’État comme solution toute faite pour les théories et les politiques transformatrices ont également été mis en évidence. Comment pourrait-on aborder le « spectre de l’État souverain » dans le cadre et au-delà de l’approche de Poulantzas aujourd’hui ? Compte tenu de vos parcours différents, j’imagine que vos points de vue peuvent être différents à cet égard, mais pas nécessairement antithétiques….
AGL: Depuis les années 1980, on assiste à une étrange convergence entre les lectures néolibérales de l’État, qui proposent sa minimisation pour faire place aux « lois du marché mondial “, et les courants politiques et universitaires marxistes qui ont abandonné l’État au profit de lectures ” post-étatiques », qui n’étaient finalement que des lectures sophistiquées d’une sorte de cosmopolitisme libéral. Il est possible que ce recul majeur ait été influencé par les défaites politiques qui ont suivi la chute de l’URSS. Cependant, il est également possible que cette étrange concomitance entre le néolibéralisme et la pensée critique « post-étatique » ait des racines plus profondes dans les conceptualisations mêmes de l’État qui ont prévalu tout au long du 20e siècle. Bien sûr, si l’État n’est qu’un « instrument » d’oppression des classes dirigeantes, il est facile d’éprouver une certaine sympathie pour le démantèlement libéral de nombreuses institutions étatiques. Il y a donc un problème sous-jacent dans ces visions instrumentalistes de l’État. Elles ne peuvent pas comprendre que les classes populaires sont aussi dans l’État, dominées, fragmentées, mais elles y sont avec leurs luttes, leurs conquêtes, leurs ressources, cristallisées, aliénées, mais qui sont le fruit de leurs propres luttes, de leurs limites et aussi de leurs victoires historiques. Ils sont là non seulement comme assujettis ou trompés (illusion avant-gardiste), mais aussi comme sujets producteurs de droits, de biens communs, d’émancipations ratées, de matérialité de la mémoire collective. Et les néolibéraux qui utilisent l’État comme une grande banque de richesses sociales à s’approprier et à privatiser pour étendre l’accumulation du capital le savent mieux que quiconque. Ils exproprient les entreprises publiques pour conserver leur richesse privée ; ils exproprient les droits du travail pour réduire les salaires et augmenter les profits ; ils exproprient les ressources naturelles de chacun pour accumuler des revenus familiaux. Ils endettent l’État pour financer leurs entreprises. Il s’agit d’une sorte de colonisation interne qui emporte une partie substantielle de la richesse sociale de l’État, les droits et les acquis des 100 dernières années.
La bourgeoisie qui existe en dehors de l’État et qui déploie des transactions extra-étatiques, comme le rappelle Marx dans le chapitre sur l’accumulation primitive du Capital, et plus tard Braudel dans Civilisation matérielle et capitalisme, s’est toujours renforcée et développée main dans la main avec l’État, soit pour consolider les accords avec les classes populaires sur les droits, soit pour exproprier ces droits et les ressources communes. Et aussi pour se protéger de la crise, comme c’est le cas aujourd’hui. Dans la crise de 2008 puis dans celle de 2020 avec le « grand verrouillage » provoqué par Covid-19, les hommes d’affaires européens et nord-américains se sont tournés vers l’État pour mobiliser de façon extraordinaire les ressources monétaires de chaque pays, pour payer les salaires, pour acheter des actions, pour payer les dettes. Aujourd’hui, avalant leur rhétorique sur le marché libre et l’« État minimal », ils applaudissent les guerres commerciales contre le concurrent asiatique, ils louent les subventions de l’État pour produire des microprocesseurs et de l’énergie propre dans leurs « propres » pays, ils ont recours à des prêts de plusieurs millions de la part des banques centrales pour assainir la faillite de leurs banques privées. Cela signifie-t-il que l’État est de retour ? Non. Il a toujours été là, et les capitalistes le savaient bien mieux que certains « marxistes ». Il change simplement de forme. D’un État qui mutile les ressources et les droits collectifs, il se mue en un État endetté pour sauver les capitalistes qui récupèrent maintenant, au milieu de la crise, leur « nationalité ». Mais l’État n’a jamais disparu pour les classes subalternes non plus. Non seulement parce que chaque réduction des droits a été faite par l’État, mais aussi parce que chaque lutte qu’elles ont entreprise à l’époque néolibérale visait à maintenir ces droits dans l’ordre étatique. Ce n’est pas que toute lutte sociale soit étatiste par définition. En fait, les luttes naissent souvent contre les propres décisions de l’État, mais elles passent toujours, d’une manière ou d’une autre, par l’État et sont enregistrées, objectivées, cristallisées dans les institutions de l’État.
Il s’agit d’une tension paradoxale. Les luttes sociales émergent en marge de l’État, et généralement en confrontation avec lui. Si elles se radicalisent au cours d’événements contingents, elles peuvent le dépasser et même remplacer, parfois, ses monopoles en démocratisant directement la délibération et le contrôle de leurs besoins. C’est le moment du protagonisme social. Parfois, par leur propre choix, ce protagonisme débouche sur une sorte d’institutionnalité étatique qui sera le fruit de ces luttes (temps de travail, accès aux services publics, sécurité sociale, etc.) et sur laquelle ils pourront exercer un contrôle régulier par le biais de mobilisations futures. Dans d’autres cas, le protagonisme social cesse d’irradier vers d’autres questions et d’autres régions, ce qui aurait permis de consolider des formes non étatiques d’unification de la société dans son ensemble. Commence alors un lent recul qui, avant de perdre l’effet de sa vigueur initiale, conduit les forces mobilisées à fixer ce qui a été obtenu en matière de législation et de droits étatiques qui serviront de point de départ à une nouvelle vague de luttes sociales qui pourront aller au-delà de ce qui a été cristallisé jusqu’à présent.
Dans tous les cas, il existe une relation de coappartenance des classes sociales à l’État. Le fait qu’il s’agisse d’une inscription aliénée, parce que ces acquis sont « gardés » par des monopoles (la bureaucratie) séparés et autonomisés de la société mobilisée elle-même, ne les empêche pas de se voir et de se reconnaître, bien que de manière déformée, dans ces droits obtenus. L’État est aussi la matérialité pratique des luttes des classes défavorisées ; il fait partie de leur histoire, de leurs besoins et du savoir qu’elles ont atteint. Il est même la conscience de ses limites temporelles. Si tu veux, c’est une forme de l’existence des classes subalternes et des efforts historiques pour surmonter cette subalternité. Nous avons vu cela en Amérique latine dans les luttes pour les ressources naturelles, pour la distribution des richesses et le gouvernement populaire. Nous le voyons aux États-Unis dans la lutte pour l’augmentation des salaires et la syndicalisation. De même, en Europe, dans la défense des salaires, des pensions décentes et la reconnaissance des droits des femmes. Cette caractéristique paradoxale des luttes de classes qui sont simultanément intra-étatiques et anti-étatiques a été l’une des lacunes des réflexions des gauches marxistes contemporaines. Mais le « mouvement réel “ qui se déroule sous nos yeux se déploie dans ces ambivalences, dans ces paradoxes constitutifs, et c’est là qu’il faut trouver le ” point d’appui » d’Archimède pour se mouvoir et contribuer à changer le monde.
SM: Eh bien, encore un retour de l’État, dira-t-on ! Si tu penses à l’Amérique latine de la première décennie du siècle, lavuelta del estado était l’un des principaux angles d’attaque du nouveau gouvernement « progressiste ». Et elle était souvent associée à la notion de « post-néolibéralisme », tenant pour acquis que le néolibéralisme était simplement associé à la « réduction » de l’État. C’était en effet le point de vue qui prévalait dans les années 1980 et 1990. Mais aujourd’hui, nous disposons de lectures beaucoup plus sophistiquées et nuancées de l’histoire et de la rationalité politique même du néolibéralisme. Je pense à des travaux comme ceux de Pierre Dardot et Christian Laval, dans la lignée de Michel Foucault, ou de Quinn Slobodian sur les préoccupations de l’ordre mondial de penseurs comme Friedrich Hayek et Wilhelm Röpke depuis les années 1920. Ce que ces études et d’autres démontrent, c’est que les néolibéraux partagent l’idée que le marché ne peut pas se débrouiller tout seul. Les dispositions institutionnelles et les réglementations sont essentielles de ce point de vue, ce qui signifie que le néolibéralisme vise à réorganiser l’État ainsi que ses points de jonction avec les assemblages de pouvoir émergents au niveau transnational, plutôt que de simplement le « réduire ». De plus, nous avons appris à regarder le néolibéralisme non seulement d’en haut, mais aussi « d’en bas », pour reprendre les termes d’un livre important de Verónica Gago sur l’Amérique latine. L’imbrication de la « raison néolibérale » dans le tissu plus large des relations sociales exige une approche politique qui peut certainement être facilitée par un gouvernement populaire et « progressiste », mais qui ne peut pas se limiter aux politiques de l’État. Dans tous les cas, nous pouvons dire que l’État n’a jamais disparu et nous devons donc nous demander dans quel sens il « revient ». Dans la conjoncture actuelle, je dirais que le retour de l’État a pris une forme ambivalente, en tant que destinataire des demandes généralisées de protection sociale pendant la pandémie de Covid-19 et en tant que monopoleur de la violence sur fond de guerre en Ukraine. Il va sans dire qu’il s’agit là de deux aspects constitutifs de l’État moderne. Mais la soudaineté de ce changement a troublé de nombreuses personnes de gauche qui imaginaient des projets politiques pour susciter un retour de l’État centré sur le pôle de la protection sociale et de l’aide sociale. En outre, mon principal problème avec les discours célébrant le retour de l’État réside dans le fait que cet État qui revient est souvent compris comme une sorte d’entité transhistorique, de sorte que nous pouvons ironiquement dire que son retour construit une sorte d’instance de l’« éternelle récurrence » de Nietzsche. Il peut y avoir des continuités structurelles relatives à la forme même de l’État moderne, mais je pense que ce qui importe le plus aujourd’hui, c’est d’attirer l’attention sur les transformations spectaculaires qui l’ont remodelé, en quelque sorte perturbé et « déformé » au cours des dernières décennies en raison de l’hégémonie néolibérale et de l’action persistante des processus globaux. Nous disposons de nombreuses analyses de ces transformations dans différentes parties du monde. Pour ne citer qu’un exemple, Saskia Sassen décrit dans son ouvrage Authority, Territory, Rights (2006) la façon dont la mondialisation – loin de s’opposer à l’État – a testé de l’intérieur son unité institutionnelle même à travers la diffusion de logiques de privatisation et de contractualisation. Dans une conjoncture historique très différente, c’est une question que l’on peut voir au moins méthodologiquement préfigurée dans State, Power, Socialism de Poulantzas, dans le cadre de son insistance sur la nature relationnelle de l’État. Permets-moi de citer un peu plus longuement un passage que j’ai déjà mentionné auparavant. Nous devons « écarter une fois pour toutes », écrit Poulantzas, « la vision de l’État comme un mécanisme complètement unifié, fondé sur une distribution homogène et hiérarchique des centres de pouvoir se déplaçant du haut vers le bas d’une échelle ou d’une pyramide uniforme » (p. 133). Je pense que cela reste une déclaration importante, que nous pouvons garder à l’esprit dans notre effort pour obtenir une image réaliste de l’État contemporain et de sa capacité à affronter le capitalisme. Je tiens à répéter ce que j’ai écrit avec Brett Neilson dans The Politics of Operations (2019), c’est-à-dire que l’État d’aujourd’hui est tout simplement trop faible à cet égard. Et permettez-moi de souligner que cela ne me conduit pas à écarter le rôle qu’un État peut jouer, sous un gouvernement de gauche, dans une politique de libération. Ce que je veux dire, c’est simplement que cette politique ne peut pas se concentrer exclusivement ou même principalement sur l’État.
MP : Vous avez tous deux insisté sur le fait que le pouvoir formel et substantiel de l’État est paradoxalement constitué, et continuellement transformé, par une sorte de puissance venant d’en bas : un « contre-pouvoir » exercé par les subalternes et les opprimés. Les mouvements sociaux, les cycles de lutte des classes et les soulèvements de masse représentent donc, à la fois, le défi et le moteur, la force de déstabilisation et de restructuration de la forme politique de l’État.
À cet égard, la situation actuelle présente au moins une autre nouveauté par rapport à l’époque de Poulantzas. Au-delà des revendications économiques, les mouvements sociaux contemporains parlent le langage de l’écologie, du féminisme et de l’antiracisme, c’est-à-dire des figures de la mobilisation sociale que les marxistes ont souvent réduites à des contradictions « secondaires » ou « dérivées ». Je pense par exemple à la grève mondiale trans-féministe lancée par le mouvement argentin Ni Una Menos et aux différentes tentatives de coordination de la grève mondiale pour le climat lancée par de jeunes activistes ces dernières années….
SM: Les mouvements et les luttes d’aujourd’hui tournent autour de questions et parlent des langages bien différents de ceux qui étaient au centre des réflexions et des élaborations théoriques de Poulantzas. J’ajouterais la question de la race à tes exemples, une question qui prend des formes différentes dans différentes parties du monde, y compris en Europe et en Amérique latine, mais qui reste cruciale à notre époque. On pourrait ajouter que des questions telles que le genre et la race, mais aussi la justice climatique ne sont pas nouvelles. Déjà dans les années 1970, il y avait des mouvements et des luttes qui tournaient autour de ces questions, il suffit de penser aux luttes des travailleurs migrants dans plusieurs pays européens, aux mobilisations féministes, ou aux mouvements contre l’énergie nucléaire, pour ne citer que quelques exemples. Le fait est que le marxisme a longtemps ignoré ou, au mieux, classé ces questions parmi les « contradictions secondaires ». C’est la continuité des puissantes mobilisations féministes, antiracistes et écologiques des dernières décennies qui a radicalement changé la situation. Et, aujourd’hui, nombreux sont ceux qui œuvrent dans le sens d’un « marxisme intersectionnel », dont toi, Matteo. Même la notion de « multitude » est désormais recadrée par Michael Hardt et Toni Negri dans une perspective intersectionnelle[8] Je suis également convaincu que repenser une politique de libération sous l’angle de la panoplie des différences qui sillonnent la composition du travail vivant est l’un des défis les plus importants auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Mais, je le répète, il n’est pas surprenant que nous ne trouvions pas cette problématique dans les écrits de Poulantzas. Même dans État, pouvoir, socialisme, les luttes de classe et les « luttes populaires » sont valorisées et étudiées du point de vue de leurs relations avec l’État, tandis que leur composition et leur nature ne sont pas vraiment discutées, sont considérées comme allant de soi si vous voulez. Certes, sous l’influence de la théorie d’Althusser sur les appareils idéologiques d’État, mais aussi en raison de son engagement critique envers l’œuvre de Foucault, Poulantzas écrit que les luttes populaires (et « pas seulement les luttes de classe ») sont toujours inscrites dans des appareils qui cristallisent un rapport de forces – et il donne comme exemples non seulement les usines ou les entreprises, mais aussi « la famille » (p. 141). Cependant, il ne tire pas de conséquences théoriques pour sa compréhension des « luttes populaires » à partir de ces affirmations récurrentes dans son travail. Cela dit, je pense que Poulantzas reste pertinent pour la manière dont nous concevons les luttes, même s’il est évident que nous devons combiner sa contribution avec celles provenant d’approches bien différentes pour relever les défis de notre époque. Je pense, par exemple, à la critique de Poulantzas à l’égard de Foucault, qui, comme je l’ai déjà mentionné, va de pair avec une appropriation créative de certains de ses concepts. Néanmoins, c’est précisément sur la question des luttes que les chemins entre les deux penseurs divergent de manière irréconciliable. Il s’agit ici d’une question qui, dans les années suivantes, deviendra un sujet de controverse, à savoir la notion de résistance chez Foucault. Poulantzas s’insurge précisément contre la détermination manquante de la « résistance » dans l’œuvre de Foucault. « Pourquoi », demande-t-il, »devrait-il y avoir une résistance ? D’où devrait venir la résistance, et comment serait-elle même possible ? » Si les résistances, comme il arrive à Foucault de l’écrire, sont partout, en fait elles ne sont nulle part, « elles sont une pure affirmation de principe » (p. 149). C’est de ce point de vue que Poulantzas souligne la particularité de son concept de luttes et soutient – comme je l’avais anticipé auparavant – qu’elles ont toujours une « primauté » sur « les institutions-appareils de pouvoir (en particulier l’État), même si elles s’inscrivent invariablement dans leur champ » (p. 149). On pourrait ironiser sur le fait que Poulantzas anticipe ici le fameux dicton de Deleuze « la résistance vient en premier ». Sans entrer dans les détails de la notion de résistance de Foucault pour tester la critique de Poulantzas, je pense que ses réflexions sur l’effet constitutif des luttes continuent d’être inspirantes aujourd’hui, même face à une composition différente des luttes qui nécessite bien sûr d’autres outils conceptuels pour être appréhendée.
AGL: Il est clair que les structures sociales d’aujourd’hui sont beaucoup plus complexes et diversifiées qu’elles ne l’étaient il y a 40 ou 50 ans, lorsque Poulantzas effectuait ses recherches. D’autres préoccupations collectives ont émergé, comme l’environnement, l’accès à l’eau, et d’autres mouvements se sont renforcés, comme les mouvements féministes et indigènes, tandis que d’autres, comme le mouvement syndical, ont été affaiblis par la fragmentation et la précarisation de la main-d’œuvre. Cependant, cela n’a pas annulé ou remplacé l’importance d’autres revendications et mouvements ayant une plus longue tradition, comme l’accès à la terre pour les paysans, la déracialisation du pouvoir pour égaliser les populations indigènes et afro-descendantes, l’augmentation des salaires pour les travailleurs afin de surmonter l’inflation, l’accès à des services de base décents pour les personnes vivant dans les périphéries urbaines, la nationalisation des entreprises qui conservent le surplus économique au profit de toute la population, le droit à une bonne santé et à l’éducation publique, ou la défense d’une retraite décente, etc. Parfois, les luttes identitaires sont les plus visibles et parviennent à en articuler d’autres, puis, au bout d’un moment, les luttes syndicales ou les revendications territoriales prennent le dessus.
Aucune lutte n’est prédestinée à mener ou à articuler les autres. Les leaderships sont contingents. Ils l’ont toujours été et le seront encore à l’avenir. Et si les actions collectives se radicalisent, si les questions de pouvoir politique ou de démocratisation substantielle de la prise de décision sont soulevées, ce n’est pas parce que l’une d’entre elles est destinée à l’être. Cela dépend de circonstances aléatoires, des réponses des gouvernements à telle ou telle revendication ; de la rupture des tolérances morales des gouvernés à l’égard des gouvernants du fait d’une somme de griefs ; de la capacité à unifier les forces et les attentes collectives autour d’objectifs précis qui s’additionnent pour aboutir à des victoires partielles et nourrir la confiance en de nouvelles victoires ; de la volonté sociale de substituer des croyances, etc, etc. L’agitation peut être déclenchée par une revendication sociale spécifique, mais, au fil du temps, celle-ci peut être substituée ou fusionnée avec d’autres, et seul le cours de l’action déterminera laquelle des multiples revendications collectives qui se liquéfient dans l’action a la capacité d’unifier les diversités. De même, bien qu’il existe aujourd’hui de meilleures conditions d’interconnexion sociale qui contribuent à synchroniser les mobilisations à l’échelle continentale, la plupart des mobilisations et celles qui ont le plus grand impact politique sont celles qui se déroulent au niveau territorial de l’État. Cela n’est pas dû à un quelconque préjugé souverainiste des classes populaires, mais parce qu’il s’agit de l’espace fondamental de cohésion et de liens communs forts (histoire partagée, biens communs, représentations collectives) de la société. Malgré tout le réseau d’interdépendances mondiales impulsé par le marché, il n’existe pas aujourd’hui d’autre espace d’unification, réel ou imaginaire, des sociétés que les États. C’est la place des biens communs, par les monopoles. Il suffit de voir comment, face à la peur la plus élémentaire, la mort déclenchée par Covid-19 en 2020, la première chose vers laquelle toutes les sociétés se sont unanimement tournées pour tenter de se protéger, ce sont les États. Les marchés se sont tus, les organisations internationales ont caché leur tête comme des autruches, les sociétés transnationales se sont réfugiées dans leur pays d’origine et les drapeaux ont flotté lorsqu’il s’est agi de conserver les masques, les respirateurs et les vaccins. Comme Marx l’a étudié il y a plus de 150 ans, toute lutte révolutionnaire a d’abord un caractère « national », même si son triomphe réside inévitablement dans son internationalisation. Cette dernière doit toujours être recherchée. Mais il ne faut jamais oublier que l’on commence par la première.
MP : On peut aussi insister sur le rapport entre le pouvoir étatique et les luttes sociales du point de vue de la stratégie politique. Un point controversé de la pensée de Poulantzas concerne sa conception de la transition historique au-delà du capitalisme. Dans la dernière section de State, Power, Socialism, Poulantzas esquisse une double stratégie, qui articule des pratiques politiques multiples mais synchronisées : l’exercice du gouvernement à travers les appareils de l’État occupés par les partis de gauche, d’une part ; l’autogouvernement et la démocratie directe organisés par les mouvements sociaux autonomes, d’autre part. Avec cette proposition, qui doit être historiquement contextualisée, Poulantzas tente de dépasser l’alternative entre la stratégie d’hégémonie progressive des partis communistes occidentaux et la perspective de l’insurrection. Cette tentative pourrait être lue aujourd’hui pour dépasser une interprétation orthodoxe du marxisme-léninisme et repenser l’idée léniniste du « double pouvoir »….
SM: Il est important de lire État, pouvoir, socialisme en restant conscient de son contexte. Le livre est sorti en 1978, peu après que la notion d’« eurocommunisme » a commencé à circuler parmi les partis communistes d’Europe occidentale. On peut dire que Poulantzas était ouvert à la refonte de la relation entre le socialisme et la démocratie impulsée par le Parti communiste italien, tout en n’acceptant pas son fondement politique à travers l’idée d’une scission entre un « mauvais » État des monopoles et un « bon » État correspondant à la croissance des forces populaires au sein même de l’État, donnant lieu à une sorte de double pouvoir au sein de l’État… En même temps, il critiquait l’orthodoxie léniniste encore forte au sein du parti français, approuvée par son ancien mentor Louis Althusser et par Étienne Balibar, auteur en 1976 d’un petit livre sur la pertinence persistante de la dictature du prolétariat. C’est pourquoi Poulantzas critique l’idée de « double pouvoir », en l’associant à la théorie léniniste de l’insurrection, prédite sur une intensification et une centralisation du dualisme afin de le briser. « La répétition d’une crise révolutionnaire menant à une situation de double pouvoir », affirme Poulantzas, “est extrêmement improbable en Occident” (Poulantzas Reader, pp. 339-340). Néanmoins, il envisage une stratégie pour aborder la question de la transition qui se caractérise effectivement par l’interaction entre deux dimensions, et même entre deux pouvoirs, qui restent séparés bien que nécessairement articulés. La lutte à l’intérieur de l’État, « destinée à aiguiser les contradictions internes de l’État, à opérer une transformation profonde de l’État “, doit être mise en parallèle et complétée par ” une lutte à l’extérieur des institutions et des appareils, donnant naissance à toute une série d’instruments, de moyens de coordination, d’organes de pouvoir populaire à la base, de structures de démocratie directe » (p. 138). Il est nécessaire de souligner que le « dehors » est toujours problématique chez Poulantzas, en raison de sa théorie relationnelle de l’État. Mais, d’une certaine manière, il anticipe ici au moins le cadre logique de base de la refonte du double pouvoir que j’ai poursuivi ces dernières années dans mes écrits avec Michael Hardt et Brett Neilson. En effet, nous avons pris la notion léniniste comme point de départ tout en essayant de dépasser la compréhension de Lénine de la transition comme un processus à court terme. Je reviendrai sur ce point. Pour l’instant, il est important de dire que nous soulignons encore plus que Poulantzas la pertinence des luttes dans la constitution même du « second » pouvoir, ce qui nous fournit un point de vue important sur sa composition sociale mouvante. Nous développons ici une notion que nous avons souvent employée ces dernières années (et qui a joué un rôle clé dans le mouvement autonome italien des années 1970), la notion de « contre-pouvoir ». La combinaison des luttes et du contre-pouvoir nous amène à aller au-delà d’une compréhension des mouvements sociaux comme des acteurs qui soulèvent essentiellement des « demandes », ou des « revendications », qui doivent être prises en compte et mises en œuvre (ou ignorées et même réprimées) par les gouvernements. Cela signifie que nous considérons les luttes sous l’angle de leur capacité à être des sources d’un pouvoir qui reste différent de celui des États. Si nous travaillons à une théorie du double pouvoir démêlée de la perspective de l’insurrection (si nous n’écartons pas la question de la rupture, de ce que Poulantzas évoque en termes d’« épreuve de force »), nous restons proches de Lénine sur un point crucial. Décrivant en avril 1917 les caractéristiques du second pouvoir émergent – du pouvoir des soviets – il souligne une profonde asymétrie par rapport à celui du gouvernement provisoire. Dans le cas des soviets, le pouvoir est fondé « sur l’initiative directe du peuple d’en bas, et non sur une loi édictée par un pouvoir étatique centralisé ». Cette profonde différence, commente Lénine, est « souvent négligée, souvent insuffisamment réfléchie, et pourtant c’est le nœud du problème ». Je suppose qu’il n’est pas très original de dire que la continuité de ce que Lénine appelle « l’initiative directe du peuple d’en bas » est un facteur crucial dans tout processus de transformation réelle de « l’état actuel des choses », qu’il soit révolutionnaire ou non – et que toute révolution est terminée lorsque les masses disparaissent des rues. En tout cas, notre engagement dans la théorie du double pouvoir vise à aborder précisément cette question, en tenant compte du rythme syncopé de l’action des moments et des luttes sociales et, bien sûr, du fait qu’il n’est pas possible de planifier les moments d’insurrection sociale. Néanmoins, ce que nous devons concevoir, c’est un assemblage de contre-pouvoirs créés par les luttes et les mouvements et capables de stabiliser et de prolonger, grâce à des formes institutionnelles particulières, leur action et leurs effets transformateurs.
AGL: Ce qui se passe, c’est que la réalité est telle qu’elle est, indépendamment des débats stériles de certains gauchistes sur la façon dont la réalité devrait être. Ce que nous pouvons voir dans la logique des périodes de profonds changements sociaux, ce sont au moins quatre processus récurrents et interconnectés.
Premièrement . Les processus d’affaiblissement de l’ordre social dominant et l’émergence de possibilités révolutionnaires de transformation sociale ne se produisent pas à n’importe quel moment. Ils sont extraordinaires mais inévitables dans l’histoire des peuples. Et, lorsqu’ils se produisent, ils le font de manière inattendue et contingente. Rappelle-toi l’angoisse avec laquelle Lénine, au début de l’année 1917, pensait qu’il ne verrait pas à son tour le début d’une révolution qui éclaterait deux mois plus tard. Les bouleversements sociaux ne sont ni fabriqués ni planifiés. Ils se produisent comme des éruptions volcaniques provenant des profondeurs des couches de l’expérience collective. Il est possible d’établir des conditions de plus grande possibilité pour qu’ils émergent, mais il est impossible de garantir leur explosion par une date. Et c’est là, quand elles se produisent, que tout le travail antérieur d’organisation, de débat, d’agitation qui a été déployé par les partis et les organisations sociales pendant des décennies est mis à l’épreuve pour contester la direction de la disponibilité cognitive qui, exceptionnellement, s’est ouverte dans de larges secteurs populaires. C’est là, dans le feu des événements où s’entremêlent intensément des actions, des propositions et des temporalités dissemblables, où les capacités accumulées de comprendre le moment historique, d’interagir avec les tendances les plus révolutionnaires issues de l’action collective, d’irradier tactiquement les leaderships sur d’autres secteurs mobilisés, de fissurer davantage les clivages des classes dominantes, etc… que le protagonisme social peut prendre une direction ou une autre, réussie ou ratée, transformatrice ou conservatrice.
Deuxièmement . Les modes d’action collective avec protagonisme social, c’est-à-dire avec la participation directe de larges secteurs sociaux populaires (salariés, paysans, indigènes, étudiants, femmes, habitants des quartiers, etc.) à la délibération collective de leurs problèmes, apparaissent comme plus vigoureux et irradiants dans ces moments exceptionnels. Dans la mesure où les anciennes institutions se sont révélées inopérantes voire nuisibles face aux besoins de la société, ses secteurs les plus actifs ou organisés localement se sentent obligés de participer à l’organisation de ses revendications, à la délibération des luttes à entreprendre, voire à la gestion des solutions possibles à ses besoins éveillés. Ce sont inévitablement des formes de « contre-pouvoir », ou plutôt de pouvoir social en opposition à l’État, car, en paroles et en actes, elles dissolvent le monopole de l’État sur la gestion des affaires communes, qui sont réabsorbées par la société. Peu importe que cette audace collective ait été faite pour demander à l’État une quelconque revendication (une loi sur la gestion de l’eau, sur les retraites, la maltraitance patronale, la reconnaissance de l’égalité…). En fait, ils diluent le pouvoir de l’État en prenant en charge, pour leur propre compte, le débat de leurs problèmes (dilution du monopole du débat des affaires communes), l’organisation de leurs actions face aux charges subies et la gestion des solutions (dilution du monopole bureaucratique des affaires communes). En d’autres termes, ils créent des formes de pouvoir directes de l’intérieur de la société. Il s’agit d’un double pouvoir . Et, si l’on y regarde de plus près, elles ne sont pas un autre État, car elles ne sont pas un monopole. elles sont un « non-État » réticulaire et multiforme.
Tout moment révolutionnaire exceptionnel génère des formes de double pouvoir par l’initiative collective face au pouvoir étatique inopérant ou agressif. C’est ce que Marx a observé lors du sursaut social de la Commune de Paris de 1871, et qui est présent, avec plus ou moins d’intensité, dans les grands sursauts sociaux à travers le monde. Il peut y avoir des moments exceptionnels de disponibilité sociale passive, qui ne donnent pas lieu à un double pouvoir. Mais tout moment de disponibilité sociale avec protagonisme collectif crée de multiples formes particulières de double pouvoir. Cela n’empêche pas la société de produire régulièrement d’autres formes d’auto-organisation pour résoudre directement les problèmes qui l’affectent. Mais elles sont généralement fragmentées, locales et renvoient à des modes de résolution des problèmes qui impliquent l’activité d’un petit nombre de personnes. Par exemple, l’utilisation de l’eau d’un ruisseau, l’extraction de poissons d’une rivière, la solution d’un service de base dans un quartier populaire, la gestion de l’autorité et des terres communes d’une communauté paysanne, l’entretien d’un espace local, etc. Ce sont certainement des expériences de la force productive de l’associativité de résolution de problèmes. Mais il s’agit toujours d’expériences locales, territorialement limitées. Certains sociologues les ont appelées « communes », ce qui est valable si le « commun » se limite aux habitants d’un quartier, d’une communauté agricole ou d’un lieu de travail. Cependant, si le commun implique les membres d’une société entière, ses secteurs majoritaires, il est clair que ces expériences d’associativité ne sont pas un « commun ». Cela ne limite pas l’importance sociale de ces expériences d’auto-organisation, en tant qu’écoles de gestion partagée qui peuvent potentiellement se répandre. Et elles sont d’autant plus importantes s’il s’agit d’« associativités » locales (asociatividades) étendues territorialement, comme les communautés paysannes dans les sociétés où la population rurale est importante. Mais nous ne pouvons pas non plus perdre de vue le fait que nombre de ces initiatives émergent dans les « interstices “ de l’État, là où celui-ci n’a pas encore réussi à s’étendre, et dans les ” espaces frontières » du capitalisme, là où les forces productives de travail non capitalistes (l’unité domestique urbaine, la communauté rurale) sont formellement subsumées au capital, préservant ainsi les modes préexistants d’auto-organisation de la main-d’œuvre.
Troisièmement . Ces formes de double pouvoir social ont eu, jusqu’à présent, une existence éphémère. Elles émergent à l’occasion de grandes mobilisations collectives. Elles apparaissent autour de questions spécifiques ; parfois, elles s’étendent à d’autres secteurs et à d’autres questions parallèlement à l’irradiation de l’enthousiasme social pour ces propres moyens efficaces d’aborder et de trouver des solutions à leurs revendications. Dans certains cas, elles sont noyées dans le sang par la réponse d’un État contre-révolutionnaire qui ne peut tolérer la duplicité des pouvoirs par rapport au bien commun d’une société. Après un moment de protagonisme cathartique, les gens retournent à la vie quotidienne individuelle. Les classes populaires ne peuvent pas être mobilisées en permanence ; elles ont besoin de temps pour s’occuper de leurs affaires familiales et personnelles ; au bout d’un moment, elles choisissent de déléguer le pouvoir issu de leurs luttes et de leurs victoires et la gestion des affaires communes au pouvoir étatique ; renouvelé et avec une nouvelle composition sociale ; mais monopolistique. Ce qui finira par transformer cette victoire en une victoire aliénée qui se retournera contre eux. Ce n’est pas une loi sociale que cela se passe ainsi. Mais, pour l’instant, c’est le cas. Il est probable qu’à un moment donné, la configuration de l’expérience collective et l’irradiation continentale et mondiale des doubles pouvoirs permettront un cours plus durable.
Quatrièmement . Toute forme de double pouvoir social naît en dehors de l’État et contre l’État parce que c’est une façon de démocratiser la prise de décision et la gestion d’une question sociétale commune. Mais, en même temps, le double pouvoir naît d’abord pour exiger quelque chose de l’État et, s’il n’y a pas d’irradiation universelle du double pouvoir qui permette de dépasser la forme étatique, le double pouvoir cherchera à inscrire dans le (nouvel) État lui-même l’institutionnalité, la gestion du nouveau droit, de la nouvelle ressource ou de la reconnaissance obtenue dans la lutte collective. En même temps, l’État devra reconstruire sa légitimité sociale s’il parvient à incorporer l’empreinte du double pouvoir dans son nouvel ordre juridique, dans sa réorganisation institutionnelle et dans la composition sociale de ses fonctionnaires. Il s’agit d’une relation paradoxale. Le double pouvoir est l’antagoniste de l’État ; mais, en même temps, jusqu’à présent, aucun des deux ne peut vivre sans l’autre. En mathématiques, on dirait qu’ils forment un continuum. Il en est ainsi parce qu’ils ont tous deux la même base matérielle d’existence : le point commun d’une société. L’État est le point commun d’une société, mais par le biais de monopoles. Le double pouvoir est le point commun d’une société, mais par le biais du protagonisme et de l’auto-organisation sociale. Ainsi, lorsque Mezzadra et Hardt proposent une stratégie d’émancipation centrée sur le double pouvoir, sans négliger la lutte (temporaire) pour la prise du pouvoir d’État, tandis que Poulantzas propose une lutte pour le pouvoir des appareils d’État et simultanément l’autogouvernement des mouvements sociaux autonomes, tous trois abordent la même complexité de l’émancipation contenue dans cette relation paradoxale. La différence réside dans l’accent qu’ils mettent sur l’une des polarités. Pourtant, un problème à résoudre dans la pratique est la continuité dans le temps de l’auto-organisation sociale sur des questions communes ou, ce que Mezzadra et Hardt appellent le double pouvoir en tant que cadre politique « relativement stable ».
MP : Toujours sur ce point, je me demande si la faiblesse du « double pouvoir » (c’est-à-dire des pratiques massives auto-organisées dans une interaction conflictuelle avec l’État) n’a pas contribué, entre autres facteurs, à la fragilité des gouvernements de gauche au cours des dernières décennies, aussi bien en Amérique latine que dans le sud de l’Europe….
AGL Je pense que nous sommes confrontés à une convergence catastrophique de faiblesses. Certaines du côté de la domination ; d’autres du côté de l’émancipation.
Depuis le pôle de la domination, les classes économiquement puissantes et les coalitions politiques qui les accompagnent sont confrontées à des problèmes structurels de croissance économique, à l’émergence de troubles sociaux profonds, au vieillissement de leur système de croyances qui assurait la légitimité de leurs décisions, ainsi qu’à une fragmentation divergente de leurs élites politiques. Les temps de l’optimisme historique et de l’enthousiasme collectif pour le régime néolibéral appartiennent au passé. L’incertitude collective, les politiques économiques improvisées et contradictoires qui aggravent le mécontentement social, et les constantes protestations populaires qui éclatent un peu partout, sont révélatrices d’une faiblesse structurelle de la direction des entreprises nationales et mondiales. Dans le même temps, les efforts pour reconstruire des projets de gauche au-delà d’une social-démocratie chancelante ne parviennent généralement pas à dépasser leur statut de minorités politiques. Et lorsqu’ils y parviennent, comme en Amérique latine, ils ne parviennent pas à consolider un nouveau modèle durable d’organisation économique post-néolibérale, et encore moins post-capitaliste. Cela témoigne également d’une faiblesse du côté des luttes émancipatrices. Nous sommes dans un moment de courtes victoires et de courtes défaites pour les deux projets, sans qu’aucune des deux propositions ne puisse atteindre une hégémonie durable capable de relancer un nouveau cycle d’organisation économique et une légitimation politique à long terme. Même l’émergence de projets réactionnaires et leurs efforts pour se consolider de manière autoritaire sont limités, ce qui accroît encore l’état d’indétermination du temps historique. Ce sont les symptômes classiques des moments de transition d’une phase d’accumulation économique/de domination politique vers une autre phase, qui n’est pas encore connue. Dans ce tourbillon de transition d’époque, tout le monde est faible. Bien sûr, la faiblesse des dominateurs inertiels est bien moindre que celle des forces d’émancipation.
Mais ce sont les seuls moments où la faiblesse des faibles peut devenir une force. À d’autres moments, lorsque la croissance économique, la stabilité et l’enthousiasme social pour cette voie coïncident, la domination est inattaquable. Là, les tentatives de la gauche pour transformer le monde sont marginales, simplement cumulatives. L’« esprit du temps » est du côté des classes possédantes. Cependant, lorsque « l’esprit du temps » s’estompe, c’est le seul moment éphémère où la faiblesse des projets émancipateurs peut se transformer en force. Il n’est pas automatique et loin d’être obligatoire qu’elle se transforme en force. C’est seulement une possibilité réelle qui dépend de ce que nous pouvons faire, des luttes que nous pouvons déployer dans tous les domaines avec une persistance effrénée. Encore et encore. Et, à partir d’aujourd’hui, pendant encore une ou deux décennies, au milieu de ce concours convulsif de faiblesses qui luttent pour devenir une force triomphante, il faudra définir la structure du nouvel ordre économique et politique qui régira le monde pour le prochain cycle historique d’accumulation et de domination pendant les 40 à 60 prochaines années.
SM: D’une certaine manière, je pense que ce que tu appelles la faiblesse du double pouvoir (et des « organes du pouvoir populaire à la base », pour le dire avec Poulantzas) nous fournit une clé pour comprendre les limites des gouvernements de gauche de ces dernières années. Plus important encore, elle nous offre un point de vue qui peut nous aider à tirer de ces expériences des leçons essentielles pour l’avenir. Je me souviens de l’enthousiasme qui a entouré les premiers mois du gouvernement d’Alexis Tsipras en 2015. Ce qui a frappé beaucoup de gens, y compris moi-même, ce n’était pas simplement la rhétorique et la politique d’un gouvernement de gauche qui semblait vouloir défier et affronter la « troïka » des créanciers de la Grèce (la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international). Outre ce gouvernement, il y avait une société mobilisée, l’héritage d’années de lutte contre le néolibéralisme en termes d’organisations, d’expérience et de connaissances. Il y avait un réseau, appelé « Solidarité pour tous », qui comprenait des cliniques et des usines de santé autogérées, des centres alimentaires, des cuisines et des centres d’aide juridique. Et Syriza, le parti de Tsipras, faisait partie de tout cela et semblait disposé à intégrer ces mouvements et ces luttes au sein des processus gouvernementaux tout en reconnaissant, voire en renforçant, leur autonomie. Tout cela a disparu en quelques mois, après l’accord que Tsipras a conclu avec la Troïka en juillet nonobstant l’étonnante victoire du « Non » au « référendum sur le renflouement ». Au cours des années suivantes, les caractéristiques originales de Syriza ont été progressivement démantelées et le parti est devenu une sorte de parti social-démocrate classique, prenant en quelque sorte la place qui avait été longtemps occupée par le PASOK (le parti socialiste grec). Dans des circonstances complètement différentes, et dans un cycle politique beaucoup plus long, je pense que ce problème a également hanté les expériences des nouveaux gouvernements « progressistes » au cours de la première longue décennie du21e siècle en Amérique latine. Il faut bien sûr rester conscient de l’immense diversité de ces expériences, mais je pense qu’il est juste de dire que, dans les premières années, la plupart d’entre eux ont été capables de combiner des politiques sociales innovantes avec une reconnaissance du rôle constitutif des mouvements et des luttes sociales. Je pense par exemple aux misiones au Venezuela, à la CONALCAM (Coordination nationale pour le changement) en Bolivie, mais aussi à l’implication des mouvements sociaux au Brésil et en Argentine dans les politiques publiques de lutte contre la pauvreté. La situation a changé dans les années suivantes, notamment lorsque la crise financière de 2007/8 a frappé l’Amérique latine et que les caractères populistes sont devenus plus visibles dans la rhétorique et la politique des gouvernements progressistes. Les mouvements eux-mêmes portent leur propre responsabilité, en acceptant de contribuer à la mise en place d’une alternative au-delà du conflit et de la cooptation qui a façonné le débat politique et académique sur la relation entre les mouvements sociaux et les gouvernements « progressistes ». Mon point de vue est que l’enracinement dans l’action des mouvements sociaux ainsi que dans un large tissu de luttes a été une condition majeure du pouvoir de ces gouvernements, et qu’ils ont été fondamentalement affaiblis lorsqu’ils ont commencé à centrer leur politique de manière exclusive sur l’État (et, en même temps, sur la nation, en rejetant la pertinence des processus d’intégration régionale des années précédentes). D’une certaine manière, je suis convaincu que c’est une question de réalisme politique – de « réalisme politique révolutionnaire », comme l’a dit Rosa Luxemburg – que de travailler à une théorie et à une pratique politique qui reconnaissent la nécessité de combiner différentes sources de pouvoir pour affronter le capitalisme dans une conjoncture où, comme je l’ai expliqué plus haut, l’État est tout simplement trop faible pour le faire. C’est ainsi que j’encadre la notion de double pouvoir aujourd’hui, et je suis conscient des pièges et des problèmes qui l’entourent, de l’énorme quantité d’élaboration théorique et d’expériences pratiques dont nous avons besoin pour la tester et la développer davantage. Il s’agit d’une hypothèse, mais j’espère qu’elle pourra ouvrir de nouveaux espaces de recherche sur ce que j’aime continuer à appeler la politique de l’autonomie. Alors que cette politique est souvent conçue en termes exclusivement sociaux, « communautaires », voire anarchistes, comme je l’ai expliqué dans un article sur l’Amérique latine écrit il y a quelques années avec Verónica Gago, je la comprends comme un critère flexible d’action et d’organisation politiques qui met l’accent sur le pouvoir des mouvements et des luttes à impulser des processus de transformation sociale, en établissant un large éventail de relations avec les institutions existantes, avec différentes mesures d’antagonisme et de coopération[9].
MP : Nous avons parlé des outils théoriques, historiques et politiques de Poulantzas. Nous avons également discuté de leurs forces et de leurs limites pour comprendre le capitalisme contemporain et le (dés)ordre mondial – sa logique et ses transformations récentes. Avez-vous une question, ou une remarque, à faire l’un à l’autre ?
AGL: J’ai encore beaucoup à apprendre du professeur Mezzadra, mais pour garder le fil de ce dont nous avons discuté, j’aimerais savoir comment il pense que la brève existence d’expériences de double pouvoir pourrait être rattachée à une stratégie d’émancipation.
SM: J’ai beaucoup appris d’Álvaro García Linera ces dernières années et au cours de ce dialogue. Ma question pour lui concerne notre discussion sur l’impérialisme, même au-delà de Poulantzas, et plus particulièrement les tensions et les conflits qui traversent le monde multipolaire émergent aujourd’hui. J’aimerais qu’il nous en dise plus sur la perspective d’une intégration latino-américaine dans une telle conjoncture. Je me souviens qu’il a soutenu la proposition de Lula d’une monnaie régionale unique l’année dernière, avant même qu’il ne remporte les élections. Je sais que ce n’est pas une entreprise facile, mais il y a eu des avancées le long de l’axe entre le Brésil et l’Argentine et Lula l’a encadré dans un accent plus général sur la « dédollarisation » lors de sa visite à Pékin en avril de cette année (peu après l’élection de Dilma Roussef à la présidence de la Banque des BRICS). Je pense qu’il s’agit d’une ouverture intéressante, qui pourrait conduire à multiplier les dimensions du processus d’intégration régionale (infrastructurelle et commerciale, culturelle et politique, etc.) – un processus qui doit négocier la présence à la fois de la Chine et des États-Unis en Amérique latine. Comme je l’ai dit, j’aimerais entendre davantage Álvaro García Linera sur ce sujet et sur ces observations éparses.
En ce qui concerne la question qu’il m’a posée, je ne peux que répéter que notre travail en vue d’une nouvelle théorie du double pouvoir consiste en une série d’hypothèses de recherche, qui doivent être approfondies et testées à la fois sur le plan théorique et politique. Néanmoins, il est important de noter que nous ne sommes pas les seuls à suivre cette ligne de recherche. Des chercheurs aussi importants que Fredric Jameson et Alberto Toscano, pour ne citer que deux noms, ont récemment abordé la question du double pouvoir en la recadrant d’une manière qui incite à la réflexion[10]. [Toscano discute du livre de Zavaleta Mercado sur les expériences tronquées de double pouvoir en Bolivie et au Chili (El poder dual en América Latina, 1974) et il approuve sa critique de la systématisation par Trotsky du double pouvoir comme une régularité, une « loi sociale de la révolution » et son insistance sur le caractère distinctif de la proposition de Lénine en 1917. À cet égard, Toscano commente que le double pouvoir – ainsi que la transition elle-même – « est un problème (ou une métaphore au sens de Zavaleta) et non un concept général ou une théorie » (p. 177). Rester fidèle à Lénine implique également de reconnaître la « spécificité » de la situation russe en 1917 et de la théorie et de la pratique de l’insurrection qui s’y rapportent (pour revenir à un point soulevé par Poulatzas dans State, Power, Socialism). Et cela nécessite de faire le point sur une longue histoire caractérisée par l’internalisation des luttes de classes et des luttes populaires dans la structure même de l’État bourgeois pour permettre la continuité de la reproduction élargie du capital. Même si je dois dire que j’ai pris conscience de la pertinence de ces processus en étudiant les travaux de Toni Negri sur la « constitutionnalisation du travail » à partir du début des années 1960, Poulantzas est ici encore une référence importante. Le but des structures matérielles de l’État, écrit-il, « n’est pas simplement d’affronter de front les classes dominées, mais de maintenir et de reproduire la relation de domination-subordination au cœur de l’État : l’ennemi de classe est toujours présent au sein de l’État » (État, pouvoir, socialisme, p. 141). Il est important de noter que de telles dynamiques ont été modifiées, déformées et même corrompues par le néolibéralisme, mais elles n’ont pas été anéanties. Pour acquérir sa « spécificité » et son efficacité en tant que stratégie de libération, une théorie du double pouvoir dans la conjoncture actuelle doit être basée sur une analyse minutieuse et fondée des luttes de classe et des luttes populaires, ainsi que de la façon dont elles continuent d’influencer les processus gouvernementaux. Je sais que l’un des principaux problèmes à cet égard réside dans la « stabilisation » du double pouvoir, de ce que Lénine comprenait comme une manifestation exceptionnelle et conjoncturelle. Néanmoins, il s’agit d’une tâche cruciale aujourd’hui pour prolonger et enraciner l’action transformatrice des luttes et des mouvements de libération. Ce qu’il faut, c’est forger des institutions autonomes en dehors de l’État (mais, comme je l’ai déjà dit, pas nécessairement contre lui). Cela peut sembler une sorte de tâche paradoxale pour les personnes qui identifient les institutions à l’État. Mais, sans entrer dans les détails d’une discussion théorique sur la notion même d’institution, permets-moi de te donner un seul exemple historique, celui des syndicats. Ils ont émergé de la dynamique de la lutte des classes, sans être reconnus par l’État, et en tant qu’institutions indépendantes, ils ont fourni dans de nombreux endroits non seulement des outils d’organisation au point de production, mais aussi une panoplie de services sociaux autogérés selon une logique de solidarité. Et il ne s’agissait pas d’expériences et d’organisations éphémères. Dans sa Critique de la violence, écrite en 1921, Walter Benjamin affirme de façon célèbre qu’une fois que les syndicats et surtout le droit de grève ont fini par être reconnus, la classe ouvrière organisée devient « le seul sujet légal habilité à exercer la violence » en dehors de l’État. On voit ici les contours d’un double pouvoir. Et il faut ajouter que, comme l’explique par exemple Karl Korsch de manière critique dans ses premiers écrits sur le droit du travail, l’histoire de la République de Weimar se caractérise par un processus d’incorporation constante des syndicats dans la structure de l’État, par une perte d’autonomie qui était aussi une perte de pouvoir, comme cela s’est tragiquement manifesté en 1933. Mais pour conclure, permettez-moi de revenir à Lénine et de souligner que, vers la fin de la guerre civile, il est devenu très conscient des pièges et des lacunes de sa propre conception de la transition, telle qu’elle est décrite dans État et révolution. Loin d’être un processus à court terme, sa temporalité lui apparaissait désormais comme prolongée et multidimensionnelle. Dans une telle conjoncture, le rôle des syndicats est particulièrement important, et il convient de revenir sur la controverse entre Lénine et Trotsky lors du10e congrès du parti communiste russe (mars 1921). Il existe une merveilleuse série de conférences de C.L.R. James sur cette controverse, qu’il vaudrait la peine de discuter en détail[11]. [11] Alors que Trotski soutenait que les syndicats devaient être des organes étatiques dans l’État socialiste, Lénine soulignait la nécessaire autonomie des organisations ouvrières en tant que force politique dans la période de transition, ajoutant avec son style caractéristique qu’elles sont nécessaires au prolétariat organisé pour « se protéger » de son État, tandis que le gouvernement a besoin de l’indépendance et du pouvoir des organisations ouvrières pour amener les travailleurs « à protéger notre État » (« Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotski », 30 décembre 1920). Je sais, ce ne sont que des échos fragmentés d’un passé assez lointain, mais j’espère qu’ils pourront contribuer à enflammer notre imagination politique dans la conjoncture complètement différente du présent et face aux tâches difficiles que je décrivais précédemment.
AGL: Le monde connaît un réveil des tensions impériales structurelles. Les États-Unis connaissent un lent déclin et éprouvent des difficultés à imposer et à convaincre le monde de leur leadership économique. La Chine, en lente ascension, rayonnant des articulations économiques planétaires réussies, mais ne contestant pas encore le leadership militaire américain. La Russie et l’Europe (en particulier la France et l’Allemagne), qui cherchent à réorganiser territorialement leurs nouveaux rôles de puissances de second rang. Les BRICS, qui tentent d’améliorer les chances de leurs pays dans un ordre hégémonique crépusculaire. L’unipolarisme impérial des 30 dernières années, dans lequel chacun tirait un certain avantage de sa relation de subordination au grand hégémon américain, cède la place à ce que le FMI appelle une « fragmentation géoéconomique » sans destination prévisible. Cet effondrement des hiérarchies impériales complique la crise mondiale en superposant la phase descendante du cycle long (100-150 ans) de l’hégémonie américaine avec la phase descendante du cycle court (40-60 ans) du régime néolibéral d’accumulation-domination. L’incertitude sur la flèche de tout temps historique imaginé obscurcit tout horizon prédictif à moyen ou long terme. C’est l’interrègne.
Mais, comme les vieilles croyances et les vieilles certitudes se corrodent, il en va de même pour les vieilles positions dans l’ordre mondial et la division hiérarchique du travail planétaire. En particulier, la position de l’Amérique latine dans le monde.
Il est clair que chaque pays pris individuellement, y compris le Brésil, n’a pas la force suffisante pour influencer le réalignement mondial en cours. Mais, ensemble, 640 millions d’habitants, avec une main-d’œuvre jeune et relativement éduquée, possédant de multiples ressources naturelles stratégiques (lithium, terres rares, cuivre, eau douce, pétrole, biodiversité), directement reliés aux trois centres de la dispute géopolitique impériale, peuvent constituer un facteur susceptible d’influencer l’orientation du monde qui émergera, à terme, de ce chaos planétaire. Mais la condition sine qua non pour cela est d’agir ensemble. L’isolement national, c’est la condamnation à l’insignifiance mondiale et la réactualisation de l’assujettissement colonial séculaire dans lequel il se trouve encore. Pour cela, il faut articuler les politiques des blocs régionaux par rapport aux autres blocs économiques mondiaux. Pour être viables, avec la force de créer des espaces de plus petits dénominateurs communs régionaux, elles doivent être ponctuelles, pratiques et graduelles.
Pour l’instant, les macro-accords capables de couvrir simultanément de nombreux domaines économiques, juridiques ou politiques sont impossibles. Bien que la deuxième vague progressiste soit aujourd’hui plus étendue qu’il y a 15 ans, ce qui pourrait suggérer une stratégie continentale commune, elle est aussi plus faible, avec plus de difficultés et d’auto-absorption locale. Par conséquent, quelles que soient les divergences ou sympathies politiques temporaires, il est possible de progresser sur des questions concrètes d’intérêt commun. Dans un premier temps, deux ou trois. Concentre ton énergie sur eux, laisse-les avancer, laisse-les porter leurs fruits, puis, avec le temps, passe à d’autres. Par exemple, une monnaie régionale, comme le propose le président Lula, qui permettrait qu’une partie du commerce régional se fasse dans cette monnaie. Outre la volonté, cela nécessite un soutien économique fort de la part d’un pays, en l’occurrence le Brésil, afin de rassurer les autres sur le fait que l’utilisation de la monnaie est soutenue par la convertibilité, si nécessaire, en dollars, comme c’est le cas actuellement. Un autre domaine qui pourrait avoir des avantages partagés rapides est une politique régionale du lithium qui permettrait de contrôler le marché mondial du lithium (les plus grandes réserves du monde se trouvent en Amérique latine), de profiter de la base industrielle de la construction automobile au Mexique, au Brésil, en Argentine ; des apports d’autres économies voisines, et d’une consommation régionale organisée sous l’égide d’une transition énergétique planifiée. Un autre domaine d’intérêts et de politiques communs pourrait être le contrôle souverain du poumon de la vie planétaire, l’Amazonie. Des critères communs sur sa régulation et sa protection, pour forcer le transfert de ressources monétaires des grandes économies polluantes et des engagements pratiques pour dé-carboniser leur développement, etc.
Dans tous les cas, un leadership fort, tourné vers l’avenir (futurista) et soutenu est nécessaire. Puisse le Brésil se montrer à la hauteur de ces opportunités historiques.
[1] S. Mezzadra – B. Neilson, The politics of operations. Excavating contemporary capitalism, Duke University Press, London-Durham, 2019 : 97, 232-233.
[2] Á. García Linera, Forma valor y forma comunidad, Traficantes de Sueños, Madrid, 2015 (1995) : 9-33.
[3] A. Negri, La forma Stato. Per la critica dell’economia della Costituzione, Milano : Feltrinelli, 1977.
[4] Voir P. Capuzzo – S. Mezzadra, « Provincializing the Italian Reading of Gramsci ». In N. Srivastava – B. Bhattacharya (eds), The Postcolonial Gramsci, London – New York : Routledge, 2012 : 34-54.
[5] N. Poulantzas, « Le transformazioni attuali dello Stato, la crisi politica e la crisi dello Stato », in La crisi dello Stato, Bari : De Donato, 1976 : 3-38.
[6] R. Zavaleta Mercado, Horizontes de visibilidad. Aportes latinoamericanos marxistas, Madrid, Traficantes de Sueños, 2021 : 351-352.
[7] L. Ferrari Bravo, « Vecchie e nuove questioni dell’imperialismo », in Id. (ed), Imperialismo e classe operaia multinazionale, Milano, Feltrinelli, 1975 : 7-67, 53. Ferrari Bravo se réfère à N. Poulantzas, « L’internazionalizzazione dei rapporti capitalistici e lo stato nazionale » (1973), traduit en italien dans le même ouvrage : 283-317.
[8] M. Hardt – A. Negri, « Empire, Twenty Years On », in New Left Review, 120, 2019 : 67-92.
[9] Voir V. Gago – S. Mezzadra, « Dans le sillage de la révolte plébéienne. Social Movements, ‘Progressive’ Governments, and the Politics of Autonomy in Latin America », in Anthropological Theory, 17 (2017), 4 : 474-496.
[10] Voir F. Jameson, An America Utopia. Dual Power and the Universal Army, Londres – New York, Verso, 2016 et A. Toscano, Terms of Disorder. Mots clés pour un interrègne, Londres – Calcutta – New York, Seagull Books, 2023, chapitre 9.
[11] C.L.R. James, On ne joue pas avec la révolution. The Montreal Lectures, Oakland, CA – Edinburgh, AK Press, 2009 : 161-213.