Idées et Sociétés, International

La question nationale ukrainienne. Texte 3.

Sur la question nationale ukrainienne, remettre à l’honneur Volodymir Vynnytchenko

Par Robert Duguet

Vynnychenko (1880-1951)

14 février 2025

En date du 1er Février 2025, nous avons publié un texte d’Hannah Perekhoda, historienne originaire de Donetsk en Ukraine, aujourd’hui universitaire travaillant à Lausanne, intitulé « Réexamen des écrits de Lénine sur la question nationale : une critique marxiste précoce de la périphérie impériale ». Nous ajoutons au dossier le texte Z M Kowalewski « Critique de la position anti-indépendantiste de Lénine face à la question nationale ukrainienne et à celle des autres nations opprimées de l’Empire russe ». Je me permets d’ajouter un complément sur le rôle important joué dans la gauche révolutionnaire ukrainienne par Volodymyr Vynnytchenko, grand oublié.

C’est un écrivain et responsable politique, qui après avoir été le premier ministre de l’éphémère République ukrainienne, après la Révolution de Février 1917, soutiendra la Révolution d’Octobre et évoluera vers le mouvement communiste international. 

Ses œuvres littéraires ont été interdites de 1930 à 1980 durant la période stalinienne, elles révèlent la dimension d’un homme profondément lié au prolétariat et aux paysans pauvres de son pays. Ce sera toujours son point fort, à l’écart des honneurs officiels et des propositions de carrière que Moscou lui fera après la Révolution. Il rejoint en 1900 le Parti Révolutionnaire Ukrainien et compte tenu de ses activités de propagandiste, il affronte la répression de l’Empire, est emprisonné plusieurs fois, s’évade. Il devient un écrivain émigré à l’étranger de 1907 à 1914 et réside alors à Vienne.

En 1913, il publia en russe une « Lettre ouverte aux écrivains russes » qui critiquait la tendance de la plupart d’entre eux à considérer avec condescendance les masses paysannes, lesquelles d’ailleurs alimentent de leurs bras les greniers de l’Empire, donc leur propre confort d’intellectuels.

Après la révolution de février 1917, Vynnytchenko se trouve à la tête du gouvernement provisoire russe en Ukraine. Il est mandaté par la Rada, organe législatif, pour négocier avec le gouvernement provisoire de Kérenski. Il en démissionne le 13 août, parce que le gouvernement refuse de reconnaître la légitimité d’une Rada souveraine, qui, à ses yeux, doit reconnaitre en son sein les droits nationaux du peuple uktrainien.

Après la révolution d’Octobre, il n’est pas d’accord avec le courant qui, au sein du parti bolchévique russe, pensait que la Révolution pouvait être exportée militairement. Le 22 janvier 1918, il soutient activement la proclamation d’indépendance de la République populaire d’Ukraine et rejette l’intervention bolchevique dirigée par Antonov-Ovseyenko. Le peuple ukrainien est pris alors entre plusieurs feux du fait de la guerre, les offensives allemandes et polonaises, mais aussi la politique de la jeune République soviétique. L’éphémère République autonome n’y survivra pas. Vynnytchenko démissionne le 10 février 1919 et émigre à l’étranger. Néanmoins, il se radicalise et se tourne vers l’Internationale Communiste qui vient la même année de tenir son premier congrès mondial. Il démissionne du Parti travailliste social-démocrate ukrainien et forme le Groupe étranger du Parti communiste ukrainien. En juin 1920 il se rend à Moscou, pour une période de quatre mois, afin de parvenir à un accord avec le gouvernement bolchévique. 

Bien qu’officiellement le premier gouvernement issu d’Octobre ait défendu le droit des peuples de l’ancien empire à l’autodétermination, la création d’un Commissariat du peuple aux nationalités, sous la férule de Joseph Staline, sera une véritable catastrophe. C’est le sujet d’un long texte de récriminations développées par Vynnytchenko contre la politique de Staline. Le deuxième congrès de l’Internationale Communiste va se tenir. Vynnytchenko va discuter avec le gouvernement soviétique de juin à septembre 1920. On peut supposer, je n’ai pas fait la recherche dans l’édition des œuvres complètes de Lénine, qu’il a en quatre mois certainement eu des entretiens avec lui. Les premiers délégués au congrès séjourneront à Moscou, dans un pays dévasté par la guerre civile et la misère, à partir de juin et le congrès se terminera le 7 août 1920.

Il constate la bureaucratisation des services de l’Etat russe : Lénine lui-même dans son Testament, après l’attaque cérébrale qui l’emportera le 21 janvier 1924, parlera d’un Etat ouvrier bureaucratiquement déformé. Précédemment il avait écarté Staline du Commissariat aux nationalités. Or, le deuxième congrès est déjà un tournant autoritaire. Les nécessités de la guerre civile n’expliquent pas tout, et certainement pas la liquidation de la démocratie ouvrière.De nombreux militants de la gauche de l’Internationale ont été exclus, dont le courant conseilliste, représenté par Anton Pannekoek et Herman Gorter. En Russie même et au sein du Parti Bolchévique, Alexandra Kollontaï et Alexandre Chliapnikov fondent en septembre 1920 l’Opposition Ouvrière. Les délégués mondiaux de l’Internationale ont surtout le regard tourné vers la possibilité qui existe alors d’une victoire révolutionnaire en Allemagne, ce qui donnerait une toute autre dimension à l’extension des conquêtes révolutionnaires en Russie même. L’économie est exsangue : Lénine dit, j’ai besoin des techniciens et des ingénieurs allemands… Dans ce concert la question portée par Vynnytchenko et ses camarades n’a pas été traitée, il accuse la pouvoir soviétique de continuer l’Empire en refusant de régler la question des droits nationaux. 

Au bas du manifeste du IIème congrès de la troisième Internationale communiste, sera apposé la signature de tous les petits pays possibles, Livonie, Estonie, Turquie, la Perse, même la Corée, seules les signatures des représentants de l’évolution communiste en Ukraine n’y figurent pas. Mieux, la représentativité du Parti des communistes ukrainiens, dont la délégation étrangère de Vynnychenko, sera rejetée. La présence de communistes ukrainiens ne pourra se faire que dans la représentation russe. Fait hautement significatif. Le premier acte internationaliste qu’aurait pu appliquer la direction bolchévique de l’Internationale, était de reconnaitre en son sein la légitimité d’un Parti communiste ukrainien. C’était envoyer un signal fort ! C’était donner l’indication que seul le prolétariat révolutionnaire était en capacité de mener à bien les tâches démocratiques, de constituer la nation souveraine, puis de la dépasser dans une fédération socialiste. Voilà quelle était la position de Vynnyschenko.

En 1920 donc, il retourne à sa vie d’émigré et à son travail d’écrivain. Son action critique du bolchévisme sur la question des petites nations issues de l’Empire des Tsars provoquera une scission au sein du groupe étranger du Parti des Communistes Ukrainiens, certains rentreront en Ukraine et capituleront devant le stalinisme, d’autres continueront à le soutenir dans la revue Nova Doba (Nouvel Age). 

Il séjournera en France, à côté de Nice, jusqu’à sa mort en 1951.

En écrivant cette présentation, j’ai repris un livre qui fait autorité en la matière : L’Histoire de l’Internationale Communiste (1919-1943) de Pierre Broué. L’index biographique des pages 956 à 1107 comprend des milliers de références biographiques, dont de nombreux militants très peu connus. Celui qui a présidé la première République indépendante de l’Ukraine et qui a cherché à inscrire la destinée de son peuple dans une perspective socialiste, n’y figure pas. Les chapitres 7 et 8, des pages 138 à 180 traitent du deuxième congrès de l’Internationale. La direction bolchévique navigue entre la lutte contre le gauchisme (qui seront exclus) et l’opportunisme des partis issus de la social-démocratie. On cherchera en vain un paragraphe sur la question de l’Ukraine. Idem pour la biographie géante de Léon Trotsky du même auteur. De même dans le Staline de Jean Jacques Marie, l’index des noms cités, ne contient pas le nom de Vynnytchenko. Comme quoi, l’historien et la recherche de la vérité pour l’écrire, rencontre les limites que le militant peut s’imposer. 

Dans les 27 volumes des Œuvres (1928-1940) sous la responsabilité de Pierre Broué, il n’y a que quelques lignes de la main de Trotsky, adressées à un trotskyste canadien, où il envisage de reprendre la discussion avec lui sur la question nationale ukrainienne. Nous citons :

Sur Vynnytchenko (1)

6 septembre 1939

Lettre de Léon Trotsky tirée du volume 21 des Œuvres, page 396.

Cher Camarade, (2)

Quoique je ne me permette pas de grandes illusions sur Vynnytchenko (3), je soutiens entièrement votre proposition de supprimer les mots « du type de Vynnytchenko et compagnie » dans mon article. Vous pouvez les enlever tout de suite du texte que vous avez et j’écris en même temps à New York avec la même correction.

Vous avez raison de dire que mes informations sur la question ukrainienne, surtout dans la sphère des états d’esprit des individus et des groupes, est loin d’être satisfaisante. Si mon évaluation de la ligne de Vynnytchenko est erronée, je suis tout prêt à le reconnaître publiquement (en particulier si l’article a déjà été imprimé dans le Biulleten russe avec le nom de Vynnytchenko).

Bien entendu je veux lui écrire non pas une, mais une dizaine de lettres dans la mesure où un rapprochement avec lui aurait bien entendu une signification énorme. Mais j’hésite à lui écrire maintenant en France à cause de la guerre, et que ma lettre puisse le compromettre. Ce serait bien que vous ou un autre camarade en contact avec Vynnytchenko s’informe de son attitude à l’égard des positions que j’ai développées dans mes articles récents…

Notes de Pierre Broué :

1. Lettre à M. Olcniuk, traduite du russe, archives Cannon, Bibliothèque d’Histoire sociale, New York.

2. Mikola Oleniuk (né en 1903), émigré ukrainien au Canada, y avait milité au P.C., puis avait rejoint les trotskystes.

3. Vladimir K. Vynnytchenko (1880-1951), social-démocrate, membre de la Rada, puis du Directoire, avait sollicité en 1920 son admission au P.C., puis avait émigré en France. Les trotskystes ukrainiens du Canada souhaitaient faire un bout de chemin avec lui et c’est ce qui expliquait la lettre d’Oleniuk à Trotsky.