International

Derrière la guerre russe, le conflit de classes.


Contraintes intrinsèques et contradictions du capitalisme rentier post-soviétique

À l’origine de l’invasion de l’Ukraine, il n’y a pas simplement l’expansionnisme de Vladimir Poutine. Il y a un projet du capitalisme russe, celui que lui-même et ses alliés mettent en œuvre depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, écrit Volodimir Ichtchenko, dans un article qui se donne pour objectif « d’expliquer comment les fondements politiques et idéologiques de l’invasion reflètent les intérêts de la classe dominante ».
Volodimir Ichtchenko est sociologue et collaborateur scientifique de l’Osteuropa-Institut [Institut de l’Europe orientale] à la Freie Universität [Université Libre] de Berlin.
Texte original : The class conflict behind Russia’s war
https://alameda.institute/publishing/dossier-ukraine/.
Traduction de Gérard Billy à partir de la version allemande (légèrement abrégée) parue dans 
SoZ 1 Januar 2025. avec vérification et compléments tirés du texte original.

*-*

Poutine n’est pas un déséquilibré avide de pouvoir, pas plus qu’il n’est un exalté habité par une idéologie ni un malade mental. En faisant la guerre à l’Ukraine, il défend les intérêts collectifs rationnels de la classe dirigeante russe. Il n’est pas du tout inhabituel que les intérêts de classe collectifs ne se recoupent que partiellement avec ceux des représentants individuels de cette classe, ou même les contredisent. Mais quelle est en réalité la classe qui gouverne en Russie – et quels sont ses intérêts collectifs ?

Si on demande quelle classe est au pouvoir en Russie, à gauche, la réponse sera probablement la plupart du temps : des capitalistes. Dans l’espace post-soviétique, le citoyen moyen les traitera sûrement de voleurs, escrocs, ou mafieux. Une réponse se voulant légèrement plus intellectuelle sera : des oligarques. Il est facile d’écarter les réponses de ce type comme reflétant une fausse conscience. Cependant, une démarche analytique plus productive consisterait à se demander pourquoi les citoyens post-soviétiques soulignent l’aspect brigandage et l’interdépendance étroite entre le monde des affaires privées et l’État, qui est contenue dans le terme « oligarques ».

Nous avons besoin de nous attaquer sérieusement à la spécificité du monde post-soviétique.

Historiquement, l’« accumulation primitive » s’est faite dans et par le processus de désintégration centrifuge qui a emporté l’État et l’économie soviétiques. Le politologue Steven Stolnick a qualifié ce processus de « brigandage aux dépens de l’État ».

Les membres de la nouvelle classe dominante ont, ou bien privatisé la propriété étatique (et souvent pour « trois francs six sous »), ou bien saisi les occasions, nombreuses, de siphonner les profits provenant d’établissements formellement publics pour les faire aboutir dans les poches de personnes privées. Ils ont mis à profit leurs relations informelles avec des fonctionnaires de l’État et les possibilités légales, souvent ouvertes à cette seule fin, de fraude fiscale massive et de fuite des capitaux, tout en organisant simultanément des prises de contrôle hostiles sur les entreprises dans le but d’engranger à court terme des gains rapides.

L’économiste russe Ruslan Dzarasov a formalisé ces pratiques avec le concept de « rente d’initié » : grâce au contrôle qu’ils exercent sur les flux financiers des entreprises, les initiés, qui dépendent des relations qu’ils entretiennent avec les détenteurs du pouvoir, perçoivent des revenus qui ont un caractère analogue à celui d’une rente. On trouvera assurément des pratiques de ce genre aussi dans d’autres parties du monde, mais le rôle qu’elles jouent dans la formation et la reproduction de la classe dominante russe est bien plus important en raison des formes prises par la transformation post-soviétique à ses débuts, avec l’effondrement centrifuge du socialisme d’État et la reconsolidation politico-économique qui a suivi sur une base clientéliste.

D’autres chercheurs de premier plan, comme le sociologue hongrois Iván Szelényi qualifient ce genre de phénomène de « capitalisme politique ». À la suite de Max Weber, on pourrait dire que le capitalisme politique se caractérise par le fait d’utiliser l’occupation de fonctions politiques pour accumuler une richesse privée. Je dirais que les capitalistes politiques sont la fraction de la classe capitaliste dont le principal atout compétitif réside dans les privilèges qui lui sont octroyés de par ses liens avec l’État, par opposition aux capitalistes qui fondent leur supériorité sur des innovations technologiques ou le coût particulièrement bas de la force de travail.

On ne trouve pas des capitalistes politiques seulement dans les pays post-soviétiques, mais ils prospèrent principalement dans les régions où l’État joue traditionnellement un rôle dominant dans l’économie et a accumulé un capital immense qui est désormais à la disposition de l’exploitation privée.

Le concept de capitalisme politique est capital pour comprendre en quoi, lorsqu’il parle de « souveraineté » ou de « sphères d’influence », le Kremlin ne tient pas un discours irrationnel tissé de concepts périmés. En même temps, cette rhétorique n’exprime pas nécessairement l’intérêt national de la Russie, mais elle reflète directement les intérêts de classe des capitalistes politiques russes.

Si les privilèges accordés par l’État sont un facteur décisif pour accumuler de la richesse, ces capitalistes n’ont pas d’autre choix que de marquer avec précision les contours du territoire sur lequel ils exercent un contrôle monopolistique, contrôle qui ne peut être partager avec aucune autre fraction de la classe capitaliste.

Contradictions internes
Normalement, dans les États capitalistes, la bourgeoisie ne se mêle pas directement de la conduite de l’État. La bureaucratie étatique jouit en règle générale d’une large autonomie vis-à-vis de la classe capitaliste, qu’elle sert cependant en établissant et mettant en œuvre les règles qui profitent à l’accumulation capitaliste. Les capitalistes politiques, eux, ne sont pas demandeurs de règles générales, ils veulent en revanche pouvoir contrôler de près les décideurs politiques. Ou bien ils investissent eux-mêmes les postes de responsabilité politique et les mettent au service de leur enrichissement privé.

Un grand nombre des figures emblématiques classiques du capitalisme entrepreneurial ont profité de subventions de l’État, de réglementations fiscales avantageuses ou de mesures protectionnistes variées. Mais à l’inverse des capitalistes politiques, leur survie et leur expansion sur le marché ne dépendent que rarement du personnel politique affecté à telle ou telle fonction, de l’occupation du pouvoir par tel ou tel parti ou de tel ou tel type de régime politique. Le capital transnational pourrait tout à fait survivre et survivrait même sans les États-nations où il a son siège. Les capitalistes politiques ne peuvent s’en tirer dans la compétition mondiale s’ils ne disposent pas au moins d’un territoire où ils puissent récolter des rentes d’initiés sans immixtion extérieure.

La corruption est pour cette raison un problème endémique du capitalisme politique, même quand celui-ci est géré par une bureaucratie efficace, technocratique et autonome.

Le meilleur exemple d’un capitalisme politique qui a réussi, c’est la Chine. Mais en Russie, à la différence de la Chine, les institutions du PC soviétique se sont désintégrées, elles ont été remplacées par un régime qui s’appuie sur des réseaux clientélistes personnels qui ont faussé la façade formelle de la démocratie libérale pour la faire fonctionner à leur profit. Souvent, les initiatives visant à moderniser et professionnaliser l’économie s’en trouvent contrariées.

Mais, pour le dire sans fard, on ne peut pas sempiternellement voler aux mêmes endroits. Il devient nécessaire de muer pour aller vers un modèle différent de capitalisme pour maintenir le taux de profit, que ce soit par des investissements en capital ou en intensifiant l’exploitation de la force de travail – ou bien il faut s’étendre dans l’espace pour trouver de nouvelles sources d’extraction de la rente.

Réinvestissement et exploitation de la force de travail se heurtent l’un et l’autre à des entraves structurelles dans le capitalisme politique post-soviétique. D’un côté, beaucoup hésitent à se lancer dans des investissements à long terme, quand leur modèle d’entreprise et même la détention de leur titre de propriété dépendent fondamentalement de la présence de certaines personnes aux manettes du pouvoir. En général, il est apparu plus judicieux de placer simplement les gains obtenus sur des comptes offshore.

D’un autre côté, la main-d’oeuvre post-soviétique est urbanisée, bien formée et coûteuse. Les salaires relativement bas pratiqués dans la région ne sont possibles que parce qu’il subsiste une infrastructure matérielle développée et des institutions sociales que l’Union Soviétique a laissées en héritage. Celui-ci représente une lourde charge pour l’État, mais il n’est pas possible de s’en défaire sans saborder le soutien de secteurs-clés de l’électorat.

Aspirant à mettre fin aux rivalités entre capitalistes politiques qui étaient la marque des années 90, les dirigeants bonapartistes du type Poutine et autres autocrates post-soviétiques ont amorti la guerre de tous contre tous en servant les intérêts de certaines fractions de l’élite et en réprimant les autres – sans pour autant rien changer aux fondements du capitalisme politique.

En Ukraine
Quand l’expansion prédatrice a commencé à se cogner à ses limites internes, les élites russes ont tenté de la délocaliser, pour maintenir la rentabilité de leurs investissements en augmentant les dimensions de leur champ d’action. D’où l’intensification des projets d’intégration sous direction russe comme l’Union Économique Eurasienne. Celle-ci s’est heurtée à deux obstacles. Le premier était relativement secondaire : les capitalistes politiques locaux. En Ukraine, par exemple, ceux-ci étaient intéressés par l’énergie russe à bon marché, mais ils tenaient aussi à leur propre droit souverain de récolter les rentes d’initiés afférentes à leur territoire. Ils ont pu instrumentaliser le nationalisme antirusse pour légitimer leurs propres prétentions sur la partie ukrainienne de l’État soviétique en décomposition, mais sans réussir à mettre au point un projet propre de développement national.

L’alliance entre le capital transnational et les classes moyennes professionnelles dans l’espace post-soviétique, politiquement représentées par les sociétés civiles pro-occidentales en lien avec les ONG, a davantage bousculé en donnant une idée de ce qui pourrait pousser au milieu des ruines d’un socialisme d’État dégradé et désintégré. Pour l’intégration post-soviétique menée par la Russie, elle était un obstacle plus important. De là est né le principal conflit politique qui agite l’espace post-soviétique, lequel a culminé avec l’invasion de l’Ukraine.

La stabilisation bonapartiste décrétée par Poutine et autres dirigeants post-soviétiques a favorisé la croissance d’une classe moyenne professionnelle. Une fraction d’entre elle profite des avantages du système, p.ex. quand elle est employée dans l’appareil d’État ou dans des entreprises d’État stratégiques. Mais une grande majorité est néanmoins exclue du capitalisme politique.

Les plus importantes chances d’améliorer leurs revenus et de faire carrière, de même que de gagner en poids politique, sont liées à la perspective d’une intensification des relations politiques, économiques et culturelles avec l’occident. Ces personnes sont en même temps l’avant-garde du soft power occidental. L’intégration dans des institutions à direction européenne (UE) ou américaine (USA) représentent pour elles un projet de modernisation de substitution, pour entrer dans le « vrai » capitalisme aussi bien que dans le « monde civilisé » en général. Cela signifie par la force des choses une rupture avec les élites post-soviétiques, leurs institutions et la mentalité socialiste profondément enracinée des masses plébéiennes « arriérées » qui, après le désastre des années 90, tiennent au moins à une certaine stabilité.

Pour la plupart des Ukrainiens, cette guerre est une guerre d’autodéfense. Le reconnaître ne doit pas faire oublier l’abîme qui sépare leurs intérêts de ceux qui prétendent parler en leur nom.

Le caractère profondément élitiste du projet pro-occidental est la raison qui explique pourquoi celui-ci n’est parvenu dans aucun des pays post-soviétiques à devenir réellement hégémonique, même quand il était soutenu par un nationalisme antirusse historique. Même maintenant, la coalition négative qui s’est mobilisée contre l’invasion russe, ne signifie pas que les Ukrainiens sont unis autour d‘un agenda positif déterminé. Ceci explique aussi la neutralité sceptique du Sud global quand il est sommé de se solidariser, ou bien avec un prétendant au pouvoir mondial (la Russie), ou bien avec un candidat à l’intégration à l’occident (l’Ukraine), dont l’objectif n’est pas de lutter contre l’impérialisme, mais de s’associer à celui qui réussit le mieux.

Ce que signifie « lutte contre la corruption »
La discussion concernant le rôle de l’occident dans les enchaînements qui ont conduit à l’invasion russe se concentre en règle générale sur les gesticulations menaçantes de l’OTAN en direction de la Russie. Mais si on prend en considération la structure politique spécifique du capitalisme politique, on voit immédiatement pourquoi une intégration de la Russie à l’occident n’aurait jamais pu fonctionner sans une transformation politique radicale de celle-ci.

Il était totalement impossible d’intégrer les capitalistes politiques post-soviétiques dans des institutions dirigées par l’occident alors que le but explicite de celles-ci était de les éliminer comme classe en les privant de leur avantage concurrentiel le plus important : les privilèges sélectifs que leur accordaient les États post-soviétiques.

Ce qui s’appelle l’agenda anticorruption est un chapitre essentiel, sinon même le chapitre le plus important des projets forgés par les institutions occidentales pour l’espace post-soviétique. Ceux-ci sont repris dans leur ensemble par la classe moyenne pro-occidentale de la région. Mais pour les capitalistes politiques, l’aboutissement de cet agenda signifierait leur mort politique et économique.

Devant l’opinion publique, le Kremlin s’efforce de présenter la guerre comme une lutte pour la survie de la Russie comme nation souveraine. L’enjeu principal est néanmoins d’assurer la survie de la classe dominante russe et de son modèle de capitalisme politique. La restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial résoudrait le problème pour un certain temps.

Voilà pourquoi le Kremlin tente de vendre son projet – qui n’a pour motivation que ses intérêts de classe – aux élites du Sud global en leur faisant miroiter qu’elles conserveraient leur propre « zone d’influence » souveraine, fondée sur leur droit à « représenter une civilisation ».

La crise du bonapartisme post-soviétique
Les intérêts contradictoires des capitalistes politiques post-soviétiques, des classes moyennes professionnelles et du capital transnational constituent la structure du conflit politique d’où a surgi en fin de compte la guerre actuelle. Mais la crise de l’organisation politique des capitalistes politiques a exacerbé les menaces qui pèsent sur elle.

Les régimes bonapartistes comme celui de Poutine ou d’Alexandre Loukachenko au Belarus reposent sur un soutien passif et dépolitisé et tirent leur légitimité du fait qu’ils ont surmonté le désastre de l’effondrement post-soviétique, et non d’un consentement actif qui garantirait l’hégémonie politique de la classe dirigeante. Ce type de régime autoritaire personnalisé est fondamentalement fragile en raison du problème de la succession. Il n’existe pas de règles ou de traditions claires pour transférer le pouvoir, pas d’idéologie articulée à laquelle un nouveau dirigeant devrait adhérer, et pas de parti ou de mouvement dans lequel celui-ci pourrait être socialisé. La question de la succession représente le point faible où les conflits internes au sein de l’élite peuvent s’échauffer dangereusement et par où les soulèvements d’en bas ont le plus de chances de réussir.

De tels soulèvements se sont multipliés à la périphérie de la Russie ces dernières années : non seulement l’Euromaidan ukrainien de 2014, mais aussi les révolutions en Arménie, la troisième révolution au Kirghizstan, le soulèvement raté de 2020 au Belarus et, plus récemment, le soulèvement au Kazakhstan. Dans les deux derniers cas, le soutien russe s’est avéré crucial pour assurer la survie du régime local.

En Russie même, les rassemblements « Pour des élections équitables » organisés en 2011 et 2012, ainsi que les mobilisations ultérieures inspirées par Alexei Navalny, n’ont pas été négligeables. À la veille de l’invasion, l’agitation sociale grossissait, tandis que les scrutins montraient une baisse de la confiance en Poutine et un nombre croissant de personnes souhaitant qu’il se retire. Il est à noter que l’opposition à Poutine était d’autant plus forte que les personnes interrogées étaient jeunes.

Aucune des dites révolutions de couleur post-soviétiques n’a représenté par elle-même une menace existentielle pour les capitalistes politiques post-soviétiques comme classe. Elles ont seulement amené au pouvoir d’autres fractions de la même classe, et ce faisant, aggravé la crise de la représentation politique à laquelle elles avaient tout d’abord été une réaction. C’est ce qui explique la fréquence de ce genre de protestation.

Les révolutions de couleur sont, comme le dit le politologue Beissinger, des révolutions citoyennes et citadines typiques de notre époque. En s’appuyant sur une énorme quantité de données statistiques, il montre que les révolutions citoyennes et urbaines, à la différence des révolutions sociales du passé, n’affaiblissent que passagèrement les dominations autoritaires et ne renforcent les sociétés civiles que provisoirement. Elles ne débouchent ni sur une organisation politique plus solide ou plus égalitaire, ni sur des transformations démocratiques durables.

Il est significatif que les « révolutions de couleur » s’étant déroulées dans les pays post-soviétiques aient affaibli l’État et rendu les capitalistes politiques locaux plus vulnérables face à la pression du capital transnational – tant directement qu’indirectement par l’intermédiaire des ONG pro-occidentales. En Ukraine, par exemple, après l’Euromaidan, FMI, G7 et société civile se sont opiniâtrement attachés à la mise en place d’institutions « anti-corruption » .

Les huit années qui se sont écoulées ensuite n’ont vu éclater aucun scandale de corruption d’une certaine ampleur. En revanche a été institutionnalisée la surveillance d’importantes entreprises étatiques et du système judiciaire par des citoyens d’États étrangers et des activistes anti-corruption, restreignant ainsi pour les capitalistes politiques autochtones les possibilités d’engranger des rentes d’initiés. Les capitalistes politiques russes ont de bonnes raisons de se sentir devenir nerveux en voyant les problèmes dans lesquels sont embarqués ces oligarques ukrainiens jadis si puissants.

La date de l’invasion, de même que l’erreur de pronostic de Poutine croyant à une victoire rapide et facile peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs : ainsi l’avance temporaire de la Russie en matière d’armement hypersonique, la dépendance de l’Europe par rapport à l’énergie russe, la répression de l’opposition dite pro-russe en Ukraine, la stagnation du protocole de Minsk de 2015 après la guerre du Donbass, ou bien encore le fonctionnement défaillant des services de renseignement russes en Ukraine.

J’ai cherché à esquisser à grands traits le conflit de classe qui est à l’arrière-plan de l’invasion, à savoir entre les capitalistes politiques intéressés par l’expansion territoriale pour soutenir le taux de rente, d’une part, et le capital transnational allié aux classes moyennes professionnelles – qui ont été exclues du capitalisme politique – d’autre part.

Le concept marxiste d’impérialisme ne peut être utilement appliqué à la guerre actuelle que si nous pouvons identifier les intérêts matériels qui la sous-tendent. En même temps, le conflit ne concerne pas seulement l’impérialisme russe. Le conflit actuellement résolu en Ukraine par les chars, l’artillerie et les roquettes est le même que celui que les matraques de la police ont réprimé au Belarus et en Russie même.

L’aggravation de la crise d’hégémonie post-soviétique – l’incapacité de la classe dominante à mettre sur pied une direction politique, morale et intellectuelle stable – est la cause principale de l’escalade de la violence.

Conséquences contradictoires
La classe dirigeante russe n’est pas uniforme. Il y a des secteurs à qui les sanctions occidentales font subir de lourdes pertes. Mais la relative autonomie du régime russe par rapport à la classe dominante lui permet de défendre les intérêts collectifs de long terme indépendamment des pertes endurées par certains représentants ou certains groupes. En même temps, la crise qui, à la périphérie de la Russie,secoue des régimes analogues, alourdit les menaces existentielles qui pèsent sur la classe dominante russe prise dans sa totalité.

Les fractions plutôt souverainistes du capital politique russe ont pris l’avantage sur celles qui se prêteraient à des compromis, mais même ces dernières comprennent probablement qu’elles perdraient toutes à la chute du régime.

Avec cette guerre, le Kremlin a tenté de désamorcer ces menaces à l’horizon d’un avenir prévisible, en se donnant pour but ultime une restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial. En dépit de son coût élevé, la guerre donne une légitimité au découplage de la Russie par rapport à l’occident et rend en même temps extrêmement difficile de revenir en arrière après l’annexion de nouveaux territoires ukrainiens.

En même temps, la clique russe au pouvoir élève l’organisation politique et la légitimité idéologique de la classe dominante à un niveau supérieur. Il y a déjà des signes indiquant une évolution vers un régime politique autoritaire renforcé, plus idéologique et volontariste, s’inspirant explicitement du modèle plus efficace du capitalisme politique chinois.

Pour Poutine, cela représente pour l’essentiel une nouvelle étape du processus de consolidation post-soviétique qu’il a démarré au début des années 2000 en mettant au pas l’oligarchie russe. Au récit un peu flou de la première phase, mettant en avant la prévention des catastrophes et le rétablissement de la « stabilité », succède un nationalisme conservateur plus nettement articulé, lequel prend pour cibles à l’étranger l’Ukraine et l’Occident, et à l’intérieur les « traîtres » cosmopolites. C’est à peu près le seul langage idéologique disponible dans le contexte de la crise idéologique post-soviétique.

Certains auteurs avancent que le renforcement d’une politique d’hégémonie par en haut peut favoriser la montée d’une politique contre-hégémonique plus vigoureuse par en bas. Si cela est exact, il se pourrait que le tournant du Kremlin en direction d’une politique idéologiquement plus marquée et se voulant plus volontaire, crée les conditions d’une opposition politique de masse mieux organisée, plus consciente et plus enracinée dans les classes populaires que n’en a jamais vu aucun pays post-soviétique, et ouvrir en fin de compte la voie à une nouvelle vague de révolution sociale.

Une évolution de ce genre pourrait à son tour modifier fondamentalement l’équilibre des forces sociales et politiques dans cette partie du monde, avec une possibilité de mettre fin au cercle vicieux dans lequel elle se débat depuis l’effondrement de l’Union Soviétique il y a à peu près trente ans.

Volodimir Ichtchenko