Pour la première fois dans l’histoire centenaire de la Syrie, le pouvoir en place est tombé depuis l’extérieur de l’appareil d’État lui-même. Pour la première fois, l’État syrien a volé en éclats, l’armée et les services de sécurité ont disparu, et l’ancien régime n’a plus de piliers dans la société syrienne, qu’il s’agisse de catégories populaires, d’entités politiques ou autres.
Le régime Assad, en honorant sa promesse de mettre le pays à feu et à sang au cours de la dernière décennie, a également consumé tout ce qui le reliait à la société syrienne et au monde, garantissant ainsi à qui viendrait à le supprimer la reconnaissance immédiate de la société. Cela explique en grande partie le calme qui a suivi la chute du régime Assad, lequel allège la pression sur la nouvelle autorité et lui fournit une bonne occasion de s’ouvrir à la société, une occasion qui ne doit pas être manquée, non seulement par la nouvelle autorité, mais aussi par la société elle-même.
L’une des caractéristiques de la transformation qui a eu lieu en Syrie est que la majorité de ses anciens partisans (nous entendons par là ceux dont la position générale était favorable au régime Assad pendant la guerre ouverte) a bien accueilli la chute du régime. Il va sans dire que le principal facteur de ce basculement n’est pas le fait que ces personnes souhaitaient voir émerger les islamistes ou qu’elles auraient été conquises par leurs idées, mais c’est bien plutôt la faillite totale du régime Assad à tous les niveaux et sa conversion en fardeau pour ses partisans et pour la Syrie dans son ensemble. Cela est vrai également pour une grande partie des non-loyalistes, et cela signifie que leur joie provient de cette délivrance d’Assad et non parce que cette délivrance est venue des islamistes, ce que ces derniers ne doivent pas interpréter à contresens, en s’imaginant que cette joie immense des Syrien.ne.s implique l’acceptation de leurs idées.
Suite à la forte polarisation des années précédentes, la Syrie se trouve dans une situation qui ne se retrouve pas souvent dans l’histoire, caractérisée par une opinion publique unanime et une adhésion totale de la population à l’idée qu’il est nécessaire de dépasser l’ancien régime, non seulement en termes de figures publiques, de symboles et de fondements, mais surtout sur le plan des valeurs, avec sa combinaison désastreuse de répression, de corruption, de mafia et d’égoïsme. Les Syrien.ne.s veulent repartir de zéro sans regarder en arrière, forts de la compréhension fondamentale du fait que reculer devant les autorités ne fait que rendre les gouvernants encore plus pharaoniques, et que les autorités ne respecteront pas les droits des gouverné.e.s s’ils et elles ne prennent pas eux-mêmes en charge la défense de leurs propres droits.
Ce dont rêvent les Syrien.ne.s n’est plus impossible, ils ont payé cher pour cela et l’ont exprimé dans leurs premières manifestations : l’édification d’un État de droit qui ne soit pas en quelque sorte traité comme une colonie par le pouvoir, où l’autorité en place soit contrainte de se tenir à distance de l’État, de telle sorte que le changement d’autorité ne passe pas par la destruction de l’État, comme cela a été le cas. Les Syrien.ne.s rêvaient de pouvoir être les témoins de la transmission pacifique du pouvoir par le premier ministre du régime Assad à quelqu’un d’autre, sans un arrière-plan d’horreurs, d’atrocités et de fleuves de sang.
Il nous semble que le rôle central de direction joué par Hayat Tahrir al-Cham et son chef, ainsi que les influences extérieures, principalement américaines et turques, ont épargné à la Syrie deux dangers qui auraient pu tout gâcher : les massacres de représailles et les conflits entre les différentes factions. Il est vrai que toute transition comporte des risques, pour autant nous pensons que le véritable danger pour la transition aujourd’hui ne vient pas de l’extérieur, c’est-à-dire pas de l’éventualité d’une agression menée par des forces extérieures dans le but de rétablir d’une manière ou d’une autre la situation antérieure, mais de la possibilité de voir exploser l’édifice de la transition lui-même, que ce soit en raison de l’incapacité à régler la question des factions, ou de l’incapacité à freiner l’appétit de vengeance et d’auto-affirmation qui se manifeste de plus en plus parmi les éléments non-syriens au fur et à mesure que l’on descend dans la chaîne de commandement. Il est impératif pour la transition vers un État stable de parvenir à éviter ces menaces immédiates, mais cela ne doit pas occulter le risque, tout aussi important, que la transition « réussisse » à reconstruire le système politique fermé du passé.
Les forces islamistes s’efforcent de prendre le contrôle de l’État, et plus spécialement de ses organes de pouvoir, sous les yeux des Syrien.ne.s qui ne s’y opposent guère, car ils et elles ont bien conscience de la nécessité, dans les circonstances actuelles, de disposer d’une force publique bien organisée qui les protège contre l’explosion de violence que tout le monde redoute. Cette fait bien compréhensible constitue aujourd’hui le plus grand danger qui menace la réalisation du rêve du peuple syrien, car les islamistes pourront alors, s’ils le souhaitent, et il ne serait pas surprenant qu’ils le fassent, entraver ou contourner les résultats d’une éventuelle conférence nationale qui ne les satisferait pas. Ce n’est pas dû au fait qu’ils sont islamistes, mais au fait qu’ils sont au pouvoir. Tout autre groupement politique qui serait dans la même situation que les islamistes aujourd’hui représenterait le même danger. Dans le cas des islamistes, il peut exister un danger supplémentaire parce que leur perception des choses est plus absolutiste, et plus ils ont de pouvoir, plus ce trait se manifeste.
Ce qui s’est passé en Syrie a toutes les caractéristiques d’un coup d’État. Ces dernières années, certains opposants ont considéré que par « régime syrien », il fallait entendre non seulement le pouvoir d’Assad mais aussi toutes les instances qui sont apparues au fur et à mesure que la sphère de contrôle d’Assad se rétrécissait : le pouvoir en zone kurde, le pouvoir islamiste. Dans cette optique, quand l’autorité des islamistes a pris le dessus sur celle d’Assad, cela pourrait être considéré comme un coup d’État il y a donc eu comme un coup d’État de l’intérieur, comme s’il s’agissait d’un conflit intérieur au « régime ». Les putschistes ont coutume de prendre le contrôle de l’État en faisant de grandes promesses, puis, une fois qu’ils se sont autonomisés, ils ne tiennent pas leurs promesses et affrontent la société avec cet État si la société réagit pour se défendre contre eux. En règle générale, on ne se trompe pas si l’on considère que la tyrannie est une trahison. Un autocrate trahit la société en utilisant l’État, qui est censé lui être confié, pour ses propres intérêts et contre la société.
C’est pourquoi, tout en reconnaissant l’importance de mettre la transition à l’abri des risques que nous avons mentionnés (luttes de pouvoir entre factions et vengeance politiquement aveugle), nous pouvons et devons nous inquiéter du fait que le contrôle islamiste sur l’État puisse s’avérer définitif, et on devrait lutter de nouveau contre les islamistes comme on avait lutté contre Assad. Les expériences antérieures d’islam politique (celles qui ont perdu le pouvoir, comme au Soudan, et celles qui ne l’ont pas encore perdu, comme en Iran) ont beaucoup à nous apprendre. Ce n’est pas en répétant que la Syrie n’est pas l’Afghanistan, par exemple, et qu’elle ne peut être gouvernée par l’islam politique, que l’on pourra se rassurer ; c’est par des actes au quotidien que l’on prouvera que la Syrie n’est pas l’Afghanistan.
Rateb Shabo
Traduit pour ESSF du site en langue alaraby.co.uk par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro puis adapté avec l’aide de l’auteur.
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article73371