Idées et Sociétés, Le RESEAU

Hommage à Jean Puyade.

Hier, s’est tenue une réunion hommage à Jean Puyade. Chaleureuse et émouvante. Jean était un fédérateur, de nombreux représentants de mouvements de gauche démocratiques et révolutionnaires ont tenu a apporté leurs témoignages. Des amis, des camarades de Jean, par leurs souvenirs, l’ont fait revivre une dernier fois. ML.

Nous publions ici un extrait du travail de Jean sur Benjamin Péret.

Benjamin Péret : un surréaliste au Brésil (1929-1931).

Présentation :

Ce texte a été écrit en 1967 par Jean Puyade. Il reprenait les éléments développés dans des conférences faites en Argentine et au Brésil par notre camarade, qui a toujours été passionné par le surréalisme et son histoire. Ici il s’agit du poète et révolutionnaire Benjamin Péret. Ce texte, long et passionnant, du moins pour celles et ceux qui s’interrogent sur le rapport de l’art à la Révolution, j’en ai fait un abrégé pour une publication sur nos réseaux. J’ai dû, pour rester dans le cadre d’un article de dimension moyenne, raccourcir le rapport de Péret aux arts primitifs, réactions spontanées et pures contre « les miasmes pestilentiels » des religions. Si vous voulez vous référer au texte intégral vous le trouverez sur le site de l’Insurgé :

https://insurge.fr/bulletins/bulletins-2025/l-insurge-no49/benjamin-peret-un-surrealiste-au-bresil-1929-1931,896.html

Merci au camarade Serge de l’Insurgé d’avoir rendu cet hommage à Jean. 

Robert D.

Lorsque le poète français Benjamin Péret arrive au Brésil, en février 1929, il a 30 ans et il est actif depuis près de dix ans au sein du groupe qui a fondé le surréalisme. Il s’agit d’un homme avec une trajectoire et des pensées déjà établies, enracinées dans une expérience de jeunesse qui a déterminé le cours de sa vie. Plus tard, à un questionnaire qui demande : « Début de la vie  ? », il répondra ironiquement : « La guerre de 1914, qui a tout facilité ! » [1]

Péret fait partie de cette jeune génération qui a survécu au premier grand carnage des temps modernes, après avoir subi de plein fouet l’autoritarisme obtus de l’armée française, dans laquelle sa mère l’avait contraint de s’enrôler à la veille de la guerre. Le choc moral provoqué chez Péret, ainsi que chez d’autres de sa génération, par ce qu’ils considèrent comme la manifestation de la faillite morale et historique de l’ordre occidental, déclenchera en lui une révolte absolue, qu’il maintiendra intacte jusqu’à la fin de sa vie, avec une capacité particulière de rejet et de dénonciation. L’homme qui débarque à Rio, en 1929, se lance dans une aventure dont le point de départ est une conviction profondément enracinée : l’ordre social, moral, intellectuel et artistique qui a légitimé, même partiellement, la barbarie dans laquelle a disparu une partie de l’humanité est inacceptable. De cet homme — dont Paul Éluard dira : « Qui est-ce, Benjamin Péret ? Un homme qui ressemble à un homme  » : cette conviction forgeait un homme intransigeant. Mais aussi un homme ouvert, disponible à tout ce qui lui offrirait une issue. [cf. note A]

Ce poète — qui, fidèle à ses engagements de jeunesse jusqu’à la fin de sa vie, restera, avec André Breton, le dernier membre du noyau historique fondateur du mouvement surréaliste — n’hésite pas, en 1944, à proposer à Breton lui-même l’abandon de l’étiquette de surréalisme, telle était sa crainte que le conservatisme des épigones ne défigure et fossilise le mouvement. Déjà en 1922, Péret avait exprimé la même disponibilité et avait été l’un des premiers à réclamer la rupture avec Dada…

…S’il décide de partir au Brésil — alors que les surréalistes sont engagés dans une lutte interne décisive qui aboutira, fin 1929, à la proclamation du Deuxième Manifeste du surréalisme — c’est parce que ce qui le pousse vers ce pays est très fort. En effet, durant ces trois années de séjour au Brésil, Péret s’ouvre à cette nouvelle expérience.

C’est en 1920 que Péret rencontre le noyau qui fondera le surréalisme à Paris : André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault et Paul Éluard, regroupés autour de la Littérature, réunis par une même révolte et séduits par le projet dadaïste de destruction de toutes les valeurs traditionnelles. Dans ce groupe, qu’est-ce qui caractérise Péret ?…

…Il est l’un des plus radicaux dans sa volonté d’unir l’action et la parole, d’unifier sa vie dans un engagement total. Ainsi, en 1921, à l’occasion du procès Barrès [4], Péret choisit le rôle le plus provocateur. Il apparaît vêtu de l’uniforme français, représentant le « soldat inconnu », symbole de tous les soldats français disparus pendant la Première Guerre mondiale et du mythe de la France victorieuse de celle-ci. Mais ce soldat inconnu parade au pas d’oie et parle allemand. Insensible aux cris de haine du public, Péret accède ainsi aux valeurs qu’il dénoncera tout au long de sa vie. Il complète, à sa manière, l’acte d’accusation contre Barrès, écrit et lu par André Breton à l’occasion du procès. Ainsi, tous deux concentrent leur attaque sur ce qui, pour eux, constitue un obstacle à la progression révolutionnaire de l’esprit, se différenciant déjà du genre dada de négation aveugle et nihiliste. Dans le registre de l’humour violent et du sarcasme scabreux, cela représente pour Péret quelque chose comme une répétition théâtrale de l’affrontement idéologique et poétique dans lequel il va se lancer avec toute sa vitalité et sa radicalité…

… Péret participe de toutes ses forces à la vie du groupe surréaliste, forme d’activité collective que les surréalistes ont toujours affirmée, de loin, supérieure à toute autre. Il se livre, sans restriction, à la pratique systématique de « l’écriture automatique », démontrant une aptitude plus développée que nombre de ses amis à déconnecter les connexions nourricières des circuits de pensée dirigée, afin de permettre la manifestation du « fonctionnement réel de la pensée dirigé, « pensée » avec plus de liberté….

… Changer de vie, mais aussi transformer le monde : Péret pèsera lourdement sur le tournant du groupe vers l’engagement politique à partir de l’été 1925. Bien entendu, la nécessité d’un changement économique et social qui mettrait fin à des injustices flagrantes n’a jamais été dissoute dans la revendication surréaliste, aussi absolue soit-elle au début ; mais c’est à partir de 1925 que les surréalistes se sont systématiquement attachés à découvrir les moyens par lesquels une telle transformation pouvait s’effectuer. En ce sens, Péret participe à l’élaboration des manifestes qui marquent l’engagement des surréalistes en faveur de la révolution sociale et dans la défense de la Révolution russe, dans une trajectoire qui va de la collaboration avec les animateurs de la revue Clarté (un groupe d’intellectuels sympathisants du communisme) à l’entrée dans le Parti communiste français – PCF, où la domination de la bureaucratie stalinienne n’est pas encore définitive. [10]

[Rencontre avec Pierre Naville] Péret exprimait, à la veille de son départ pour le Brésil, son désir d’entrer en contact avec lui, alors représentant de Trotsky en Europe.

[Péret arrive au Brésil] Pour Péret et les surréalistes, il n’y a pas de fossé entre le poète et le militant révolutionnaire. Il y a des individus animés par une action poétique de l’esprit qui tentent de réunir l’homme mutilé et divisé. Il existe une exigence absolue d’une unité qui englobe la vie quotidienne et l’existence sociale dans un même projet de transformation révolutionnaire du monde et des relations humaines. Péret et ses amis coupent les liens avec le monde de la « littérature » qui, acceptant la rupture entre la vie et l’œuvre de l’écrivain, renvoie cette dernière au cadre de structures aliénées ; ils vivent dans la tension éthique de la lutte pour la victoire de la révolution sociale, intégrée dans leur action poétique et dans son élément. Le « succès », au sens nouveau du terme, ne les intéresse pas. Ils souhaitent être les précurseurs de la nouvelle société où le climat des travaux d’expérimentation et d’investigation qu’ils réclament sera le climat de la vie elle-même, où n’existeront plus de division entre le travail intellectuel et le travail manuel, d’antagonisme entre l’élite artistique et les masses incultes…

… C’est la période où de nombreux artistes acceptent de dépendre de leur État national bourgeois ou de l’État bureaucratique stalinien (l’Union soviétique), un moment où l’espace pour un art révolutionnaire indépendant devra être conquis avec beaucoup de difficulté : à contre-courant du courant, au prix d’un repli sur soi et d’un grand isolement. [25]

En fait, la voie d’une coopération étroite avec une fraction des intellectuels radicaux brésiliens sera fermée à Benjamin Péret, qui se heurtera également aux limites des options esthétiques des milieux de gauche brésiliens et à l’influence stérilisante d’un marxisme brésilien très marqué par le positivisme et le matérialisme mécaniste.

Au cours des années 1930 et 1931, Péret se lance profondément dans l’activité politique internationaliste. Avec le groupe dirigé par Mário Pedrosa, Lívio Xavier et Aristide Lobo, il fut l’un des fondateurs, le 21 janvier 1931, de la Ligue communiste brésilienne, section brésilienne de l’Opposition internationale de gauche (trotskiste), devenant secrétaire du Comité de région de Rio de Janeiro, sous le pseudonyme de Maurício. [26]

[Péret se heurte à l’incompréhension des sections de la IVème Internationale brésilienne et française sur la question de ce que représente le mouvement surréaliste]

Mexico 1938 Diego Rivera, Léon Trotsky, André Breton…

…De telles positions, d’un matérialisme vulgaire, déterministe et objectiviste, sont très loin de celles des surréalistes qui revendiquent avec force les droits de la subjectivité créatrice. Ils sont également loin des réflexions de Trotsky qui, dans Littérature et Révolution, défend les acquis universels de la culture, s’oppose à la notion de culture prolétarienne et exige que l’art soit avant tout jugé selon ses propres lois. On sait que ces deux trajectoires parallèles se rejoindront dans le manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant (1938), dans lequel les auteurs, Breton et Trotsky, revendiquaient « Toute licence dans l’art. […] pour la création intellectuelle, [la révolution] doit, dès le début, établir et garantir un régime anarchiste de liberté individuelle. »[28] Pour le surréaliste et le leader révolutionnaire, le processus de création intellectuelle, artistique ou scientifique, généralement subjectif et individuel, s’effectue selon des lois spécifiques qui ne peuvent subir aucune pression extérieure, toute création artistique authentique étant un acte de protestation contre les conditions imposées à l’homme dans le monde actuel. Tous deux s’opposent à une « littérature de propagande », sans toutefois omettre de considérer que l’art ne doit pas se réfugier dans une tour d’ivoire, mais au contraire exprimer le contenu latent d’une époque, graviter autour de « l’axe invisible » de la révolution….

… durant la période 1929-1931, Péret découvre et étudie de très près la pensée mythique d’origine africaine, assistant à de nombreuses cérémonies de candomblé et de macumba dans les terreiros (E) de Rio de Janeiro. Au début du premier article (d’une série de 13) qu’il a publié sur les religions africaines dans la presse brésilienne, il explique :

« Je les ai considérées principalement d’un point de vue poétique, car contrairement à ce qui se passe avec d’autres religions plus évoluées, elles débordent d’une poésie primitive et sauvage qui est presque, pour moi, une révélation ». [30]

Mais par « la précision descriptive de Péret qui se présente comme un parfait ethnographe, retraçant fidèlement les détails et les rythmes des actes », il est « impressionnant de voir comment il a dégagé ce qui était symboliquement significatif dans la cérémonie et l’a transmis au lecteur », dit le professeur Clóvis Moura proposant une réédition de cette étude, car elle constitue « une étape importante dans les études afro-brésiliennes, compte tenu de son esprit pionnier, et elle précède Gilberto Freyre, Artur Ramos, Edson Carneiro et d’autres africanistes brésiliens ». [31]

En conclusion de la série d’articles, Péret condamne le rôle émasculateur et oppressif de l’Église catholique, soulignant le caractère de résistance culturelle et sociale jouée par les religions noires au Brésil. Son anticléricalisme militant, dont la radicalité a choqué ses amis anthropophages, n’est pas le produit d’une pose parisienne provocatrice, mais le cri du poète, pour lequel, comme il l’écrira plus tard, « dans les mythes et légendes animistes des premiers âges fermentent des dieux à qui ils mettront le carcan des dogmes religieux dans la poésie. » [32] Autrement dit, pour Péret,

« […] si la poésie grandit sur le riche terrain de la magie, les miasmes pestilentiels de la religion qui surgissent de ce même sol l’érodent, et il faudra élever son apogée bien haut, au-delà de la couche venimeuse, pour que la poésie retrouve sa vigueur ». [33]

… L’intérêt de Péret pour le cinéma l’amène à proposer, lors d’une réunion du Comité exécutif de la Ligue communiste brésilienne, le 1er février 1931, la création d’une coopérative cinématographique pour l’exposition de « films révolutionnaires ». Cela l’a amené également à signer la préface d’un livre de F. Slang, publié en 1931, à São Paulo, O Courraçado Potemkim, le récit de la révolte de la flotte russe dans la baie d’Odessa, en 1905, qui suit, pas à pas, l’action du film d’Eisenstein…

…Un décret signé par Getúlio Vargas, à Rio de Janeiro, le 10 décembre 1931, faisait savoir :

« Le Chef du Gouvernement Provisoire de la République des États-Unis du Brésil, considérant que le Français Benjamin Péret, tel que précisé par la police de cette capitale, a constitué un élément nuisible à la tranquillité publique et à l’ordre social, décide de l’expulser du territoire national ». [36]

Notes :

1. PERET Benjamin. Réponse au questionnaire du Nouveau Dictionnaire des contemporains. Le questionnaire et les réponses de Péret sont reproduits dans : PÉRET. Amour sublime (essai et poésie). Org. Jean Puyade. Trans. Sérgio Lima, Pierre Clemens. São Paulo : Brasiliense, 1985.

4. Le jugement de Barrès fut un simulacre de procès organisé le 13 mai 1921 à Paris par le mouvement Dada sur une proposition d’André Breton et de Louis Aragon. L’accusé, le Français Maurice Barrès (1862-1923), était l’auteur de romans que Breton et Aragon avaient appréciés pour avoir promu une nouvelle façon de penser fondée sur la liberté et l’individualisme. Par la suite, Barrès avait participé à la campagne antisémite contre Dreyfus et s’était distingué par son ultranationalisme, son patriotisme revanchard contre l’Allemagne et sa défense exacerbée de la Première Guerre mondiale. Dans Entretiens (1913-1952), Breton expliquait que « le problème est celui de savoir dans quelle mesure peut être tenu pour coupable un homme que la volonté de puissance porte à se faire le champion des idées conformistes les plus contraires à celles de sa jeunesse ».

25. Il faudra attendre les années 40 pour que cette situation commence à changer. Pagú — après avoir animé, à sa sortie des prisons de Getúlio Vargas, au début des années 1940, dans le journal de Mário Pedrosa, Vanguarda Socialista, une polémique systématique contre les théories et les pratiques du « réalisme socialiste » — publiera avec Geraldo Ferraz, en 1948, une évaluation critique de ce processus qui a bloqué une génération d’écrivains et d’artistes brésiliens, une projection, dans le domaine de l’expression artistique, de la tragédie que la montée et l’influence hégémonique du stalinisme représentait la lutte pour l’émancipation de l’esprit et de l’homme à l’échelle mondiale.

26. Dainis Karepovs et Fulvio Abramo, du CEMAP, ont décrit cette activité dans « Benjamin Péret, poète révolutionnaire au Brésil » (Traduit du portugal par J. Puyade et G. Prévan. Cahiers Léon Trotsky, nº 25. Grenoble : Institut Léon Trotsky, mars 1986. p. 65-80), complété par article de Karepovs, « Un indésirable audacieux » (D.O. Leitura, n.s., nº 7 [ancienne série : nº 81]. São Paulo : Gouvernement de l’État de São Paulo, février 1989).

28. BRETON, André ; TROTSKI, Léon. « Pour un art révolutionnaire indépendant ». Dans : FACIOLI, Valentim (Org.). Pour un art révolutionnaire indépendant. Présentation de Gérard Roche. Traduit par Carmem Sylvia Guedes et Rosa Maria Boaventura. Rio de Janeiro : Paix et Terre/São Paulo : CEMAP, 1985.

30. PERET, Benjamin. « Candomblê et makumbá,1 ». Diário da Noite, São Paulo, 25/11/1930.

32. PERET Benjamin. « La Parole à Péret » (Mexico, novembre 1942). Dans : PÉRET, B. ; GOMBROWICZ, Witold. Contre les poètes. Traduction, introduction et notes de Júlio Henriques. Lisbonne, Antigone, 1989.

33. Idem.

36. Cité dans : ’La libération de l’écrivain Benjamin Péret déterminée’. Folha da Manhã, São Paulo, 15/04/1956. (Aucun auteur)