Comprendre la réélection de Trump
Par : Samuel Farber
5 janvier 2O25.
Pourquoi Trump a-t-il gagné ? Qu’ont fait de mal Harris et les démocrates ?
Ignorant les conseils de sommités allant de Sun Tzu, général et philosophe chinois, au capitaine Kirk de Star Trek, qui recommandait de passer à l’offensive comme meilleure défense, Kamala Harris a mené une campagne présidentielle très majoritairement défensive, si ce n’est tout à fait en fuite devant l’ennemi. Mais Kamala n’était pas la seule concernée. Les candidats démocrates à de hautes fonctions à travers les États-Unis, comme ceux du Montana, de l’Ohio et du Maine, ont été encore plus que défensifs en fuyant et en se désolidarisant ouvertement de la campagne présidentielle de Kamala et de Walz.
Ce ne sont que des symptômes du déclin du parti démocrate en tant que parti supposé représenter la classe ouvrière et le progrès social. Ce déclin est en partie dû au fait que le parti s’est tourné vers la classe moyenne supérieure et la partie de la population ayant fait des études universitaires pour en faire son nouveau public électoral. Cette stratégie a été mise en avant par Charles Schumer, l’actuel leader démocrate du Sénat, lorsqu’il a proclamé en 2016 que « pour chaque démocrate col bleu que nous perdons dans l’ouest de la Pennsylvanie, nous récupérerons deux républicains modérés dans la banlieue de Philadelphie et vous pouvez répéter cela dans l’Ohio, dans l’Illinois et le Wisconsin. » Plutôt que de tenter de conquérir le grand nombre de sympathisants de Trump qui ne sont pas des adeptes de la droite dure, Hillary Clinton les avait déjà tous rejetés en les qualifiant de « déplorables. » Depuis, des États majeurs comme l’Ohio et la Floride qui étaient considérés comme compétitifs sont devenus sans ambiguïté républicains, tandis que la Pennsylvanie, le Wisconsin et le Michigan sont de plus en plus difficiles à maintenir dans la colonne démocrate. Enfin, les avancées démocrates dans des États comme la Virginie et la Géorgie sont loin d’être totalement consolidées.
Un secteur de la population dans lequel les démocrates sont très actifs et soucieux de recruter, ce sont les capitalistes les plus riches. Bernie Sanders, qui semble réexaminer son soutien au Parti démocrate a répondu à John Nichols de The Nation qui lui demandait si les dirigeants démocrates allaient tirer les leçons de leur défaite et se ranger aux côtés de la classe ouvrière contre les puissants intérêts qui dominent notre société qu’un tel changement était « hautement improbable ». « Ils sont beaucoup trop liés aux milliardaires et aux intérêts des entreprises qui financent leurs campagnes » (The Nation, 26 novembre 2024).
Dans ce contexte, on n’a pas beaucoup parlé de Tony West, le beau-frère de Kamala et l’un de ses principaux conseillers de campagne, qui est vice-président principal et conseiller juridique en chef d’Uber, entreprise dont il a pris congé pour travailler pour la campagne présidentielle de sa belle-sœur. Comme nous le savons, Uber a participé à une vaste campagne internationale pour que ses employés soient considérés comme des auto-entrepreneurs et non comme des travailleurs bénéficiaires de tous les droits et toutes les protections du droit du travail.
La question « Uber » a été placée sur le bulletin de vote en Californie en 2020 sous la forme de la proposition 22 qui, si elle avait été approuvée, aurait refusé les droits du travail à tous les travailleurs d’Uber. À la tête de la campagne en faveur de la proposition en tant qu’organisatrice rémunérée d’Uber se trouvait Laphonza Butler, une ancienne organisatrice syndicale noire et LGTBQ ainsi qu’une ancienne responsable du Syndicat international des employés de service de Californie (SEIU). La proposition 22 a gagné et Mme Butler, pour sa victoire en faveur de la proposition a reçu une grande récompense, le gouverneur démocrate de Californie, Gavin Newsom, l’a nommée pour remplacer Dianne Feinstein au Sénat américain en octobre 2023. Elle aura servi pendant bien plus d’un an en tant que titulaire d’un poste non élu, jusqu’à ce qu’Adam Schiff, le sénateur démocrate nouvellement élu, prenne ses fonctions en janvier 2025. En plus d’être une insulte aux mouvements syndicaux californien et américain, de telles actions remettent fortement en question la prétendue loyauté des démocrates envers les syndicats. Le Parti démocrate, qui a rejoint avec enthousiasme le mouvement néolibéral il y a plusieurs décennies est incapable de retrouver le soutien des travailleurs américains.
La seule question politique importante sur laquelle Kamala a tenu sans ambiguïté une position progressiste dans sa campagne présidentielle a été le soutien au droit des femmes à l’avortement. Sinon, elle a abandonné la traditionnelle opposition libérale (et de gauche) à la fracturation hydraulique, conduisant inévitablement à une plus grande production et consommation de pétrole et de gaz avec leurs effets néfastes sur l’environnement. En ce qui concerne le contrôle des armes à feu, elle a tenu à déclarer qu’elle possédait une arme et qu’elle était prête à s’en servir contre tout intrus tout en réaffirmant, dans une note beaucoup plus discrète, son soutien à l’interdiction des armes d’assaut et à une vérification plus approfondie des antécédents des acheteurs d’armes à feu.
The Economist, une revue critique à l’égard de Trump mais qui n’est pas connue pour son gauchisme avait prédit dans son article du 10 octobre 2024 « La Trumpification de la politique américaine “ que les idées de M. Trump l’emporteront. C’est lui, et non Mme Harris, qui a fixé les termes de cette compétition, la politique américaine s’est profondément « trumpifiée. » Comme l’explique encore le journal, en matière de politique commerciale, Mme Harris aurait conservé la plupart des tarifs douaniers imposés par Trump au cours de son premier mandat. Sur les impôts, elle s’est rapprochée de la droite du président Biden en soutenant la plupart des réductions bénéficiant aux Américains aisés signées par Trump en 2017, tout en promettant d’augmenter les taux uniquement pour ceux qui gagnent plus de 400 000 dollars par an. The Economist a également souligné que sa politique en matière d’immigration consistait à approuver la proposition de réforme bipartisane la plus conservatrice de ce siècle, y compris la fermeture des demandes d’asile lorsque le flux d’immigrants irréguliers est élevé.
Cependant, si The Economist avait raison dans sa brève description de la politique d’immigration de Harris, il n’a pas saisi l’énormité de la trahison de Harris et du Parti démocrate envers les immigrés sans papiers. Il suffit de considérer le fait que Trump a fait des immigrés sans papiers l’une des principales cibles de sa campagne, les accusant de façon grotesque d’avoir mangé des animaux domestiques à Springfield, dans l’Ohio, et d’être des criminels et des violeurs, ce qui est tout à fait conforme à sa rhétorique de longue date. Rhétorique qui vise à dégrader et déshumaniser les populations immigrées. Malgré son dégoût évident pour les commentaires de Trump sur les immigrés lors de leur seul débat, ni Harris, ni son candidat à la vice-présidence Walz, ni aucun autre démocrate de premier plan n’a défendu les immigrés sans papiers ou contesté les accusations entièrement fausses de Trump sur la criminalité supposée ou le parasitisme économique des immigrés sans papiers. Ces accusations exprimaient la volonté de Trump de propager de gros mensonges dans la tradition du Dr Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande nazie.
Ainsi, par exemple, on sait depuis un certain temps qu’en réalité, le taux de délinquance des immigrés sans papiers est inférieur à celui des citoyens nés aux États-Unis. Le réputé National Institute of Justice dont la devise est « faire avancer la justice par la science » a publié le 12 septembre 2024 une étude analysant les registres d’arrestation dans l’État du Texas qui n’est pas un État susceptible de négliger les infractions présumées à la loi de la part des immigrés avec ou sans papiers. Cette étude a montré que, pendant la période de 2012 à 2018, les immigrés sans papiers dans cet État ont été arrêtés pour moins de la moitié du taux des citoyens américains nés dans le pays pour les crimes violents et les crimes liés à la drogue, et pour un quart du taux des citoyens nés dans le pays pour les crimes contre la propriété.
De plus, l’idée que les immigrés, avec ou sans papiers, constituent un fardeau économique pour le pays ignore que de vastes secteurs de l’économie tels que l’agriculture (où plus de la moitié des travailleurs seraient sans papiers), la construction et toute une série de services (hôtels, restaurants, nettoyage, services de soins et livraison) dépendent dans une large mesure de la main d’œuvre immigrée dont une grande partie est sans papiers. Le consensus parmi les économistes professionnels est que l’immigration a un faible impact sur l’état de l’économie dans son ensemble et certains économistes ont même soutenu que l’immigration peut augmenter le PIB de la nation, contribuant ainsi à créer des emplois pour d’autres personnes qu’eux-mêmes. Même l’étude la plus « raisonnable » selon laquelle l’immigration peut avoir un effet négatif sur des industries et des localités spécifiques, même si elle a peu d’effet sur l’ensemble de la population active du pays, a été remise en question par des économistes tels que l’Américano-Canadien David Card. Card a profité de l’« expérience naturelle » fournie par l’entrée à grande échelle de Cubains sur le marché du travail du sud de la Floride pendant et peu après l’exode « Mariel » au printemps 1980 pour constater qu’elle n’avait pas d’effet mesurable sur les niveaux de salaire dans la région.
La montée de l’inflation comme enjeu numéro 1.
Tout au long de la campagne présidentielle de 2024, le problème numéro 1 dans l’esprit d’une partie importante de l’électorat était la forte inflation. Il convient de noter qu’au niveau national, 39 % des électeurs ont mentionné l’économie et l’emploi comme étant leur problème le plus important, soit presque le double du taux de préoccupation des électeurs à l’égard de l’immigration (20 % de l’électorat).
L’historien de l’économie Adam Tooze a expliqué que l’augmentation substantielle des prix de l’alimentation et de l’énergie en 2021 et 2022 était pire que l’inflation causée par l’embargo pétrolier provoqué par la guerre israélo-arabe de 1973 et n’a été surpassée au cours des dernières décennies que par l’effet de la crise iranienne de 1979. Comme le résume Arun Gupta (Jacobin, 19 novembre 2024) de 2021 à 2023, les impayés de prêts automobiles ont bondi de 50 % pour les ménages situés dans la moitié inférieure de la répartition des revenus et les impayés de cartes de crédit ont augmenté de 34 % à la veille de l’invasion de l’Ukraine en février 2022 pour l’ensemble de la population. En outre, le prix de l’essence est passé de 3,41 dollars en janvier 2022 à 5,03 dollars le gallon en juin de la même année. De nombreux articles de restauration rapide ont augmenté de 50 à 100% de 2021 à 2024 et les factures d’épicerie ont augmenté de 22 %. Considérant cette situation véritablement désastreuse, les commentateurs libéraux tels que le lauréat du prix Nobel Paul Krugman ont grandement insisté dans les colonnes du New York Times sur la baisse du taux de croissance sans prendre en compte de manière au moins égale la consolidation obstinée, et ses terribles effets. Il n’est guère surprenant que Krugman ait suivi cette voie analytique en raison de sa défense des campagnes présidentielles Biden/Harris. A un niveau plus profond, en raison de sa réticence à préconiser des mesures radicales pour réduire l’impact de classe du niveau d’inflation existant, son refus de préconiser des mesures telles que l’indexation de tous les salaires et l’imposition des superprofits qui alimentent l’inflation est clair.
Le mirage du succès capitaliste de Trump.
L’inflation est restée le sujet principal de la campagne présidentielle de 2024 et Trump a maintenu un net avantage sur Biden et Harris dans les sondages d’opinion comme candidat le plus susceptible de réussir à gérer les affaires économiques. Vraisemblablement parce qu’en tant qu’investisseur multimillionnaire, il était le plus qualifié pour réussir dans ce domaine. Ainsi, par exemple, un citoyen de la classe ouvrière d’origine latino-américaine interviewé à la télévision, a exprimé de nombreuses réserves et objections à propos de Trump mais a rapidement conclu qu’il voterait néanmoins pour lui en prononçant un seul mot, à savoir « l’économie. »
Ce phénomène politique appelle une analyse à plusieurs niveaux.
Au niveau le plus simple et le plus évident, il n’est pas vrai que Trump ait connu un succès sans réserve en tant que capitaliste et, encore moins, serait un modèle américain de réussite capitaliste. Comme je l’ai souligné il y a six ans dans mon article « Donald Trump. Lumpen Capitalist » (Jacobin, 19 octobre 2018), Trump a déclaré faillite pas moins de six fois, cinq fois pour ses investissements dans des casinos et une fois pour sa participation dans l’hôtel New York Plaza. Dans le même article, je citais l’historienne des affaires Gwenda Blair. Dans son récit des nombreuses difficultés rencontrées par Trump dans les années 90 pour négocier ses énormes dettes bancaires elle notait qu’il ne restait plus qu’une seule banque, la Deutsche Bank, alors connue pour son comportement légal et éthique très discutable, prête à lui accorder un crédit.
Ce sont précisément les graves difficultés de Trump à fonctionner comme un grand capitaliste relativement « normal », en plus de ses fortes inclinations lumpen remontant à sa relation étroite avec l’avocat maccarthyste Roy Cohn, un spécimen modèle d’amoralité et de cynisme, qui ont conduit Trump tout droit à ses manières d’escroc. Par exemple : sa frauduleuse Université Trump et sa Fondation Trump et plus récemment la promotion de cartes à collectionner, du matériel d’autopromotion, des bibles très chères et des montres à 100 000 dollars comme son implication dans des entreprises de crypto-monnaies.
Il suffit d’imaginer la réaction de nombreux organes de presse américains si de telles activités avaient été entreprises par une femme candidate ou par un politicien d’origine noire ou latino-américaine.
Enfin, même en tant que président des États-Unis, Trump s’est livré à des pratiques corrompues pour son propre bénéfice et pour celui de sa famille. Comme le raconte le chroniqueur du Washington Post, John Rogin, dans son livre Chaos Under Heaven, le gendre de Trump, Jared Kushner, s’est souvent rangé du côté de l’aile « Wall Street » de l’administration représentée par Steven Mnuchin et Gary Cohn qui étaient généralement opposés aux droits de douane. Lors de la première réunion au sommet de Trump avec le dirigeant chinois Xi en avril 2017, la menace de tarifs douaniers a été repoussée et Trump s’est désisté de sa promesse de campagne de désigner officiellement la Chine comme un manipulateur de devises. Xi n’avait pas encore quitté la réunion au sommet que le gouvernement chinois approuvait l’importation de trois marques pour l’entreprise d’Ivanka Trump (l’épouse de Jared Kushner), lui permettant de vendre des bijoux, des sacs à main et des services de spa en Chine. (Cité dans Robert Kuttner, « L’importation des exportations », The New York Review of Books, 19 décembre 2024, 72).
Optique de classe et action de classe.
À un niveau plus complexe et encore moins évident, que ce serait-il passé si Trump avait été un grand capitaliste exemplaire, sans faille et propre ?
Aurait-il alors été intéressant de voir une telle personne idéale élue à la présidence au motif que cela serait bon pour l’économie ?
Non, cette notion serait tout aussi infondée. Même le grand capitaliste individuel « le meilleur et le plus gentil » aura tendance à regarder la réalité sociale à travers une lentille, idéologique et politique, capitaliste qui exclura certaines solutions possibles aux problèmes et inclura les « solutions » qui sont compatibles avec sa perspective ,idéologique et politique, capitaliste.
Ainsi, par exemple, l’augmentation des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation n’est pas simplement la mesure gouvernementale « neutre et technique » souvent présentée par la presse. Cette mesure qui vise à refroidir l’économie est susceptible d’augmenter le chômage et donc d’abaisser le niveau de vie de la classe ouvrière.
Ainsi, les « solutions » économiques doivent être compatibles avec les intérêts de la classe capitaliste et les perspectives des grands capitalistes sont généralement enracinées dans les cercles sociaux (clubs sociaux, associations commerciales, etc.) auxquels le capitaliste individuel appartient et dont il tire non seulement des idées et des modes de vie mais aussi des loyautés personnelles et même un soutien affectif. En d’autres termes, le capitaliste en question habite un monde matériel (et psychologique) différent de celui qu’occupe, par exemple, un ouvrier ou un employé.
Ce serait une erreur de penser que le problème dont nous discutons actuellement réside dans le fait que les Américains qui pensent que Trump serait bon pour l’économie sont peut-être ignorants ou naïfs. C’est peut-être le cas, mais cela passe à côté de la question cruciale de la culture politique hégémonique du pays dans son ensemble. En dehors de la droite et surtout de l’extrême droite de l’échiquier politique, il n’y a pas de culture oppositionnelle aux États-Unis, sauf peut-être parmi les Noirs et d’autres communautés raciales et ethniques et une gauche qui s’est développée depuis la fin de la guerre froide mais qui n’est pas encore une force majeure et importante. En attendant, ceux qui pensent que Trump « va réparer l’économie » ne sont pas significativement influencés par une quelconque culture oppositionnelle progressiste, qui rejetterait presque « instinctivement » l’idée que des multimillionnaires puissent avoir à cœur les intérêts du peuple. Dans de nombreux autres pays capitalistes qui n’ont pas l’arrière-plan individualiste de la culture politique américaine, la prévalence d’une culture d’opposition conduirait la plupart des gens à la conclusion opposée, à savoir que, précisément parce que le candidat est un capitaliste, il ou elle ne serait pas bon pour l’économie.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’une situation rigide et statique, mais plutôt d’une situation susceptible de changer, en particulier, lorsque survient une crise et que se développent des mouvements qui laissent derrière eux un héritage idéologique et politique. Ce fut le cas, par exemple, pour les millions d’Américains qui ont atteint l’âge adulte pendant la Dépression. Cette génération d’Américains avait tendance à être fortement guidée par des questions économiques, en particulier la sécurité économique contre la cupidité incontrôlée et à rejeter « instinctivement », à se méfier de ceux que FDR (Franklin D. Roosevelt) lui-même qualifiait de « royalistes économiques. »
En revanche, la génération des années soixante était plus préoccupée par l’anti-impérialisme, la paix et la rébellion contre l’autoritarisme domestique que par les excès d’une grande puissance économique.
Enfin, l’idée même que les décisions des administrations présidentielles seraient la raison principale ou première d’une bonne ou d’une mauvaise économie est très discutable. Sous le capitalisme, la réalisation de profits et l’accumulation capitaliste sont les objectifs premiers de la classe capitaliste et de la grande majorité de ses membres, à la fois au niveau national et, surtout, au niveau international. Il est vrai que le gouvernement fédéral dispose de plusieurs outils pour influer sur le comportement de l’économie, tels que la politique monétaire, la politique fiscale et l’activité économique du gouvernement lui-même, comme les dépenses d’armement et les travaux publics. Cependant, le pouvoir de ces outils n’atteint pas le niveau des forces nationales et internationales déchaînées par la dynamique des cycles économiques et des crises capitalistes émergeant de l’accumulation du capital et de la concurrence internationale, comme en témoignent les dépressions et les récessions comme celle de 2007 à 2009.
Néanmoins, les capitalistes et leurs alliés dans les médias ont tout intérêt à exagérer l’importance de l’intervention gouvernementale, en particulier en ce qui concerne la réglementation et la fiscalité des entreprises, là où leur intérêt personnel immédiat est le plus évident. Il est intéressant de noter qu’un investisseur au franc-parler comme Warren Buffett, PDG de Berkshire Hathaway, a déclaré que les investisseurs ne devraient pas prendre de décisions en fonction des impôts et qu’il n’est pas très judicieux de détenir un investissement dans le seul but d’éviter de payer des impôts. Ce sentiment est probablement partagé en privé par de nombreux capitalistes même si aucun d’entre eux auraient été d’accord avec Buffett pour dire que les riches sont sous-imposés par rapport à la population générale. Bien entendu, la franchise de Buffett sur ces questions ne signifie pas qu’il serait aussi peu orthodoxe lorsqu’il s’agirait d’autres sujets tels que le pouvoir antidémocratique conféré par la concentration des entreprises illustrée par Berkshire Hathaway, pour ne citer qu’un exemple évident.
En outre, les pouvoirs du gouvernement sont politiquement et constitutionnellement limités lorsqu’il s’agit de faire face à des crises économiques graves. Ainsi, dans une économie privée encore fondamentalement séparée du domaine public, le gouvernement fédéral, malgré les souhaits du président, n’est pas en mesure d’intervenir dans les processus réels d’investissement et de prise de décision économique des entreprises privées. Ce principe a été mis à l’épreuve par la loi dans de nombreux cas. L’un de ces cas critiques concerne la décision du président Harry Truman de nationaliser l’industrie sidérurgique peu avant que le syndicat des travailleurs de l’acier n’entame une grève prévue pour le 9 avril 1952. En réponse, la Cour suprême des États-Unis a statué dans l’affaire Youngstown Sheet & Tube Co. v. Sawyer que le président n’avait pas le pouvoir de saisir les aciéries. Il faut noter que Truman n’était pas intéressé par la saisie de l’industrie sidérurgique en tant que telle mais comme moyen temporaire pour empêcher la grève annoncée.
L’attaque contre la démocratie et comment la défendre.
Comme l’ont soutenu de nombreux observateurs, il ne fait aucun doute que le programme de Trump est substantiellement orienté vers l’attaque des pratiques et des institutions démocratiques. Ses menaces répétées de se venger des organes de presse qui ont osé le critiquer en sont la preuve. Les déclarations faites par les personnes qu’il a nommées à des postes clés, comme Kash Patel en tant que nouveau chef du FBI, sont encore plus choquantes dans leurs menaces grossières contre les libertés politiques et la liberté de la presse. Les déclarations de M. Patel ne contiennent même pas la promesse hypocrite de faire respecter l’État de droit, ce que J. Edgar Hoover, qui a dirigé le FBI pendant cinquante ans, n’a pas hésité à exprimer alors même qu’il persécutait Martin Luther King Jr, le Black Panther Party et les milliers de radicaux américains combattant pour l’égalité et la justice. A la lumière du climat politique, qui se compare défavorablement à la situation de janvier 2017 lorsque Trump a pris ses fonctions pour la première fois, Patel constitue une plus grande menace que Hoover lui-même.
Dans ce cas, comment la plupart des gens peuvent-ils défendre la démocratie dans ce pays ?
S’éduquer sur ce qu’est et n’est pas la démocratie – et étudier l’institution en péril, les gains sociaux et politiques facilités par elle – peut certainement aider. Mais c’est la lutte politique pour défendre et étendre la démocratie qui mobilisera les gens pour qu’ils agissent réellement. Ici encore, la meilleure défense consiste à prendre l’offensive. Et il se trouve qu’il y a beaucoup de choses à changer pour faire de ce pays un pays réellement démocratique.
Nous pouvons commencer par examiner la prétention des États-Unis à être la plus ancienne démocratie du monde. En fait, on peut affirmer que si le système américain est effectivement ancien, il est sans doute le moins démocratique (et l’« État-providence » le moins généreux) parmi les pays démocratiques économiquement développés, que ce soit en Europe de l’Ouest ou ailleurs. Ainsi, la façon dont le collège électoral est structuré garantit qu’un candidat présidentiel peut être élu avec une minorité du vote populaire, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours de l’histoire récente. Ceci est étroitement lié au fait que le Wyoming, l’État le moins peuplé du pays, a autant de pouvoir au Sénat américain que la Californie, l’État le plus peuplé. Pour sa part, le Sénat a plus de pouvoir que la Chambre des représentants, plus populaire, avec, par exemple, son droit exclusif d’approuver la nomination des membres de la Cour suprême et de tous les autres juges fédéraux. Un pouvoir dont la Chambre est dépourvue. En outre, le Sénat permet à une minorité de sénateurs, par le biais de l’obstruction, d’empêcher l’adoption de lois.
La Chambre des représentants, relativement plus démocratique, doit faire face aussi au phénomène du redécoupage électoral, c’est-à-dire à l’élimination de représentants, en particulier ceux qui représentent les Noirs et d’autres groupes raciaux minoritaires, en modifiant la composition raciale, sociale et politique de leurs circonscriptions. La Cour suprême des États-Unis a déclaré que la discrimination raciale n’était pas une raison juridiquement valable pour procéder à un redécoupage, mais dans le même temps, elle a considérablement affaibli la capacité à éliminer les préjugés raciaux en déclarant inconstitutionnelles d’importantes sections de la loi sur le droit de vote de 1965. Outre le remaniement des circonscriptions, des efforts sont fréquemment déployés pour limiter le vote des minorités en éliminant des personnes des listes électorales sous les prétextes les plus minces, en empêchant les anciens prisonniers qui ont purgé leur peine de voter, en rendant difficile l’inscription sur les listes électorales et en diminuant le nombre de bureaux de vote, ce qui oblige les gens à faire la queue pendant des heures, les encourageant ainsi à abandonner et à partir.
Enfin, il est extraordinairement difficile de modifier la Constitution américaine. Depuis que les dix premiers amendements (la Déclaration des droits) ont été approuvés en 1791, seuls 17 amendements supplémentaires ont été approuvés au cours des 233 années suivantes. Certains d’entre eux n’ont presque plus fait l’objet de controverses, comme dans le cas du 26 éme, amendement approuvé en 1971, qui a ramené à 18 ans l’âge requis pour exercer le droit de vote.
Ce sont précisément ces caractéristiques du système politique américain, établies de longue date, qui ont empêché l’extension de la démocratie, en particulier aux Noirs, au cours de la longue lutte pour les droits civiques dans les décennies cinquante et soixante. Depuis le refus de Franklin D. Roosevelt de soutenir un projet de loi anti-lynchage au Congrès pendant sa présidence, de nombreux projets de loi en faveur des droits civiques ont été introduits au Congrès où ils étaient sûrs d’être rejetés par le bloc de sénateurs démocrates du Sud qui étaient toujours prêts à faire de l’obstruction systématique contre de telles propositions législatives. Contrairement à une mythologie largement répandue, ce ne sont pas les efforts de John et Robert Kennedy qui ont abouti à l’important Civil Rights Act de 1964, mais ce sont les perturbations provoquées par le militantisme en faveur des droits civiques qui ont permis d’atteindre cet objectif. En fait, Robert Kennedy a essayé de pacifier le mouvement des droits civiques en promettant de l’argent de la Fondation aux militants des droits civiques s’ils ne descendaient pas dans la rue et s’ils se concentraient sur l’inscription sur les listes électorales. Les groupes de défense des droits civiques comme le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) ont rejeté catégoriquement l’offre de Bobby Kennedy.
Au lieu de cela, c’est le mouvement qui a considérablement accru sa force et son activité politique, en commençant par le mouvement des sit-in du Sud en 1960 et en culminant avec les attentats à la bombe et les émeutes de Birmingham en mai et juin 1963, qui a porté la lutte contemporaine pour les droits civiques – qui entre-temps s’était étendue du Sud à l’ensemble des États-Unis – à un niveau et à une intensité nouvelles, agitant le spectre du chaos et de l’ingouvernabilité dans l’imaginaire de l’époque. En fait, c’est cette inquiétude et la possibilité de faire des incursions dans le vote des Noirs, qui a alors influencé le Parti républicain dont le leader au Sénat, Everett Dirksen, a accepté de se joindre aux libéraux démocrates pour briser l’obstruction des démocrates du Sud. Il est important de noter que lorsque Martin Luther King Jr. a pris la tête du mouvement de Montgomery pour l’intégration en décembre 1955, marquant le début du mouvement pour les droits civiques, personne n’aurait pu prévoir qu’en seulement 10 ans, des victoires spectaculaires seraient remportées contre la ségrégation raciale et pour le droit de vote. Malheureusement, les groupes de défense des droits civiques n’ont pas développé d’organisations durables qui auraient assuré la continuité et la force nécessaires au développement de stratégies de protestation et de changement à long terme. Ce fut le cas du SNCC – qui était en réalité un comité d’organisation – ainsi que du très impressionnant mouvement Black Lives Matter de 2020. Malheureusement, aucun de ces deux mouvements n’a laissé derrière lui des organisations de membres stables et constants pour poursuivre la lutte de manière continue et régulière.
La grande brèche ouverte par le militantisme des droits civiques a à son tour facilité le déferlement d’autres mouvements visant à défendre et à étendre la démocratie dans ce pays, comme le mouvement pour les droits des femmes et, un peu plus tard, pour les droits écologiques et pour ceux des homosexuels qui ont établi les bases du mouvement LGBTQ d’aujourd’hui. Je dois souligner le fait que le très grand mouvement contre la guerre du Vietnam faisait partie de ce processus historique bien qu’il ne s’agisse pas d’un mouvement pour les « droits » démocratiques en tant que tel.
De plus, la réaction conservatrice contre les victoires remportées par ces mouvements a été l’un des principaux facteurs de la renaissance de la droite aux États-Unis. Un peu plus tard, le néolibéralisme est devenu prédominant en réponse à la concurrence accrue du capitalisme européen et asiatique. Cette évolution, y compris la baisse du taux de profit à la fin des années 60, a exercé de nouvelles pressions énormes sur les entreprises américaines, qui se sont traduites par de nouvelles offensives anti-ouvrières sous la forme de programmes d’augmentation de la productivité. Souvent au prix d’une détérioration des conditions de travail et par l’exportation d’emplois à l’étranger. Ces développements ont à leur tour conduit à un déclin majeur de la force syndicale.
Le nouveau cap de Trump.
Trump entame son deuxième mandat avec une nouvelle approche. Il s’est débarrassé des politiciens conservateurs mais respectables tels que Mike Spence et des militaires de carrière haut gradés tels que Jim Mattis, John Kelly et H.R. McMaster pour installer à leur place des membres du cabinet qui ne se mettront pas en travers de son chemin et ne créeront pas d’obstacles à l’exercice de ses pouvoirs exécutifs. Pour cela, il a rassemblé une coalition de partisans de la droite dure comme l’homme le plus riche du monde Elon Musk, qui a récemment exprimé son soutien à l’AFD, les néo-nazis allemands, de grands capitalistes comme Howard Lutnick, le dirigeant de la société Cantor Fitzgerald de Wall Street, avec un nombre plus visible de politiciens lumpen comme Kash Patel, l’ami de Poutine, Tulsi Gabbard et Matt Gaetz dont la vie scandaleuse d’agresseur sexuel, l’a forcé à démissionner avant même qu’il y ait une audience au Congrès.
S’il y a quelque chose qui semble unir ces différents individus et gangs, c’est le culte du bitcoin, un investissement typiquement aventurier auquel les grandes banques respectables et les maisons d’investissement refusent de toucher. Reste à savoir si Trump réussira, même si le récent affrontement entre ses principaux partisans au sujet de l’autorisation pour les étrangers hautement qualifiés d’immigrer aux États-Unis n’est pas de bon augure pour lui. Néanmoins, il n’a pas trop à s’inquiéter tant que son opposition libérale et de gauche restera aussi discrète que depuis les élections de novembre. Espérons que les excès de Trump mettent fin à cette lamentable passivité.
À propos de l’auteur
Samuel Farber est un socialiste révolutionnaire démocratique de longue date qui a publié de nombreux articles et livres sur Cuba et d’autres sujets tels que la révolution russe et la politique américaine. Il est professeur émérite de sciences politiques à la City University of New York (CUNY) et réside dans cette ville.