Relevant de plusieurs compétences (juridictions ukrainiennes, juridictions étrangères non ukrainiennes, Cour pénale internationale), le cas ukrainien nous enseigne que la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves ne peut être gagnée que grâce à une collaboration des systèmes juridiques. Par Iryna Grebenyuk.
Alors que l’Ukraine vient d’entrer dans la quatrième année de guerre à grande échelle – un conflit épuisant qui a débuté en 2014 –, il importe de rappeler la nécessité de lutter contre l’impunité des crimes internationaux commis en Ukraine. Les virulents propos de Donald Trump et de JD Vance envers Volodymyr Zelensky, à l’occasion de la visite à la Maison Blanche de ce dernier, tendent à taire les atrocités et ne font que confirmer cette nécessité. Juger les crimes internationaux, à savoir les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, le crime d’agression, voire le génocide, « mettre des mots sur les faits », c’est proclamer l’Humanité comme valeur commune. Celle-ci vise à protéger l’altérité à la fois en tant que la singularité de chaque être humain et en tant que notre égale appartenance à la communauté humaine. Dans le contexte d’une guerre coloniale russe où la négation de l’identité ukrainienne, de l’existence même de l’État ukrainien, est hautement revendiquée, cette proclamation est primordiale pour les Ukrainiens. Au-delà de la répression des crimes inacceptables, elle mettra en exergue le droit à l’altérité des Ukrainiens [1].
Relevant de plusieurs compétences, nationales et internationale, le cas ukrainien nous enseigne qu’en droit pénal international, les frontières peuvent devenir solidaires. La solidarité peut se manifester par une saisine multilatérale de la Cour pénale internationale (CPI), en l’occurrence par quarante-trois États parties, ou encore par une coopération et une entraide pénale en matière de collecte et de partage des preuves, à l’instar d’une équipe commune d’enquête réunissant l’Ukraine, plusieurs États membres de l’Union européenne, la CPI et Europol. La solidarité des souverainetés et des frontières est tout autant présente lorsqu’il est question d’identifier le juge compétent en matière des exactions commises en Ukraine. Celui-ci peut être ukrainien, étranger (juge d’un autre État que l’Ukraine) ou international (CPI).
Le juge ukrainien, juge « naturel »
Le droit pénal rimant avec la souveraineté étatique et la territorialité, le juge « naturel » des crimes internationaux commis en Ukraine est le juge ukrainien. L’Ukraine détient l’entière légitimité de sa compétence pour juger au nom de son peuple les crimes commis sur son territoire : les crimes sont ressentis, avant tout, sur son sol national par des victimes ukrainiennes en chair et en os ; c’est là aussi qu’on peut récolter le plus facilement les preuves. À ce jour, malgré la guerre toujours en cours, les juridictions ukrainiennes ont rendu de nombreuses décisions pour violations des lois et coutumes de la guerre et pour crime d’agression. Si ces jugements ne sont pas sans poser parfois des difficultés quant à l’application du droit international, avec lequel les juges ukrainiens n’étaient pas forcément familiers avant la guerre, il convient de souligner que le Parlement ukrainien a considérablement amélioré la législation, l’automne dernier, afin de la rendre plus conforme au Statut de la CPI. Cet effort de bien juger est louable, même si une certaine sévérité des peines prononcées pourrait être regrettée, s’agissant notamment des pillages de biens de faible valeur. À titre d’exemple, un pillage de bijoux coûtant 300 € a été puni de douze ans d’emprisonnement… De manière plus générale, nous pourrions préconiser une réflexion nationale sur le recours au travail d’intérêt général, dans certains cas. Imaginons un condamné russe déblayer des ruines et reconstruire les écoles, hôpitaux ou routes détruits. Quel symbole fort et quelle utilité pratique !
Le juge étranger, juge de renfort
En dépit de la légitimité et de la bonne volonté du juge ukrainien, vu le grand nombre des crimes commis en Ukraine, il ne peut pas tout juger. Dans ces conditions, les juridictions nationales étrangères viennent parfois épauler leurs homologues ukrainiens, lorsque leur législation nationale leur permet d’exercer la compétence. Le fondement de la saisine du juge étranger peut varier. Par exemple, en France, aux États-Unis ou en Suisse, il est des enquêtes pour crimes de guerre ouvertes en raison de la nationalité des victimes (respectivement française, américaine et suisse). D’autres pays exercent la compétence universelle qui permet de juger un étranger ayant commis un crime international à l’étranger à l’égard d’une victime étrangère, malgré l’absence de rattachement des faits commis à son ordre juridique national. C’est à ce titre qu’en Finlande, vient d’être condamné Vojislav Torden, alias Yan Petrovsky, ressortissant russe, à une peine d’emprisonnement à perpétuité pour crimes de guerre commis en Région de Louhansk en 2014. D’autres enquêtes sur ce fondement pourraient avoir lieu prochainement en raison de la multitude de pays où séjournent des ressortissants russes ou des victimes ukrainiennes. De toute évidence, cela pose une problématique de coordination des procédures pour éviter des enquêtes-doublons.
Le juge international, juge privilégié pour les hauts dirigeants étatiques
Si la lutte contre l’impunité des crimes internationaux repose essentiellement sur le juge national, il n’en reste pas moins que la Cour pénale internationale, elle aussi, est un acteur important dans cette lutte. Devant la juridiction internationale, l’immunité internationale dont jouissent certains hauts dirigeants étatiques est juridiquement non pertinente : là où une juridiction nationale ne peut pas juger Poutine en raison de son immunité personnelle en tant que Chef d’État en exercice, la CPI peut le faire. En droit, le juge international bénéficie d’une coopération internationale de 125 États parties, ce qui devrait permettre d’appréhender plus facilement les suspects (hélas, en pratique, les États parties violent leur obligation de coopérer avec la Cour, comme l’a fait récemment la Mongolie en recevant le Président russe sur son sol, la Hongrie en recevant Netanyahu, et la France et l’Allemagne en annonçant qu’ils n’arrêteraient pas le même Netanyahu). Qui plus est, pour les plus puissants de ce monde, le juge international est le mieux placé pour garantir un procès équitable afin d’éviter que l’issue dudit procès soit déterminée à l’avance pour des raisons de vengeance et de zèle excessif, comme cela pourrait être le cas si un pays agressé jugeait lui-même.
S’agissant de la situation en Ukraine, une enquête est ouverte devant la CPI et, à ce jour, six mandats d’arrêts ont été délivrés. Les mandats les plus médiatisés concernent Vladimir Poutine, le Président russe, et Maria Lvova-Belova, la Commissaire aux droits de l’enfant, pour crimes de guerre de déportation illégale et de transfert illégal d’enfants ukrainiens vers la Russie. Les autres mandats visent les crimes de guerre et crimes contre l’humanité, à savoir les frappes contre l’infrastructure énergétique ukrainienne, reprochés au ministre de la Défense, au chef d’état-major de l’armée et vice-ministre de la Défense, ainsi qu’aux commandants de l’aviation à long rayon d’action et de la flotte de la mer Noire.
Certes, se pose la question de l’effectivité de la justice pénale internationale puisqu’aucun de ces mandats d’arrêt n’a été exécuté. Il n’empêche qu’a minima, les deux premiers mandats délégitiment complètement le narratif russe qui présente son action à l’égard des enfants ukrainiens comme humanitaire ; ils indiquent qu’il existe des éléments solides contre le chef d’État membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Poutine, en outre, limite certains de ses déplacements internationaux à cause du mandat d’arrêt (au sommet des BRICS en Afrique du Sud, par exemple).
Reste à regretter l’absence de poursuites pénales pour le crime d’agression, c’est-à-dire le fait d’avoir déclenché la guerre, ce qui a permis la commission subséquente de tous les autres crimes internationaux. Cette absence s’explique par les conditions restrictives d’exercice de la compétence de la Cour pour ce crime que prévoit le Statut de Rome, conditions dérogatoires auxquelles il serait bien de mettre fin, grâce à une révision dudit Statut. L’espoir porte désormais sur le Tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine, dont la création semble de plus en plus proche. L’ajout de cette nouvelle juridiction dans l’arsenal des réponses judicaires existantes ne peut qu’être bénéfique à la cause de la lutte contre l’impunité des crimes que le Statut de la CPI qualifie de « crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale », d’« atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine ».
Iryna Grebenyuk, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Picardie Jules Verne, autrice de « Juger les crimes internationaux commis en Ukraine : ‘‘souverainetés solidaires’’ dépassant les frontières », Archives de politique criminelle, n°46, 2024, pp. 149-164, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).
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[1] A. COLIN LEBEDEV, Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, Seuil, Collection « La couleur des idées », 2022.