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A propos de la série « Adolescence »

Cette série sur Netflix a connu un réel succès. De nombreux articles dans la presse en ont rendu compte. La question du masculinisme y a été largement débattue.

Ci-dessous un article d’un spécialiste transmis par Left Renewal.

L’adolescence et la marchandisation de l’enfance, par James Bloodworth .

La radicalisation comme canal de vente

Comme tout le monde, j’ai récemment regardé la série Netflix « Adolescence ». C’est un film marquant, super bien tourné et joué. Il a aussi lancé un débat public intéressant. La plupart des discussions ont été constructives, mais certaines ont été animées par l’envie de changer de sujet, de parler de tout sauf de la misogynie et de la radicalisation des jeunes hommes sur Internet.

J’ai trouvé Adolescence parfois surréaliste à regarder. Depuis 2018, je fais des recherches sur ce qu’on appelle la « manosphère », un réseau informel de sites web, de blogs et de forums en ligne masculinistes. Le fruit de mon travail, Lost Boys: A Personal Journey Through the Manospheresortira chez Atlantic le 5 juin. Dans des circonstances normales, un livre comme celui-ci n’aurait pas pris autant de temps à écrire. Mais les années qui ont suivi 2018 ont été très anormales. D’abord, la pandémie m’a empêché de voyager. Puis, presque aussitôt après, ma grand-mère (à qui j’étais très proche) est décédée. Il n’est peut-être pas surprenant que je n’avais guère envie de me replonger dans une culture qui prend son pied en rabaissant les femmes alors que je pleurais encore celle que j’aimais.

Comme ça m’a pris beaucoup de temps pour le terminer, une grande partie de l’écriture s’est faite dans un climat d’incertitude. Je me demandais si le sujet serait déjà dépassé au moment de la sortie du livre. En 2018, les incels (célibataires involontaires) et Jordan Peterson suscitaient beaucoup d’intérêt. En 2022, Andrew Tate faisait fureur. J’étais sûr qu’en 2025, le phénomène de l’hypermasculinité allait s’essouffler. Et puis Donald Trump a été réélu et Mark Zuckerberg est allé dans l’émission Joe Rogan Experience pour se vanter de son « énergie masculine ». Adolescence, un film sur la radicalisation d’un jeune garçon par la « manosphère », est désormais le programme le plus regardé de Netflix dans le monde.

Aujourd’hui, je me sens un peu comme un entrepreneur de pompes funèbres après une catastrophe. J’aurais préféré que les choses se passent différemment, mais comme ce n’est pas le cas, j’ai l’intention de mettre mes connaissances à profit. Après avoir passé tant de temps à étudier la « manosphère », notamment en interviewant et en discutant avec des centaines d’hommes et en suivant pendant plusieurs mois un cours censé enseigner aux hommes comment devenir des « mâles alpha de haut statut », j’ai le sentiment d’avoir quelque chose d’intéressant à apporter.

C’est dans la nature de la télévision de dramatiser les choses, et Adolescence dépeint une série d’événements extrêmes. Les meurtres inspirés par la « manosphère » sont heureusement rares (j’en passe plusieurs en revue en détail dans le livre). Pourtant, pour chaque acte de violence extrême, il existe probablement d’innombrables cas d’abus et de coercition qui sont moralement acceptables selon les doctrines misogynes de cette sous-culture. En effet, beaucoup de choses désagréables découlent de l’idée que les femmes ne sont pas tout à fait humaines, même si certains de nos professionnels de l’anti-alarmisme aimeraient balayer cette conversation comme une « panique morale ».

Une grande partie du débat inspiré par Adolescence s’est concentré sur l’absence du père. C’est un point de départ intéressant et les lamentations conservatrices sur le sujet ne sont pas sans fondement. Pourtant, les pères absents valent mieux que les pères violents. De plus, les foyers sans père sont parfois le résultat du fait que les femmes se sentent moins obligées de « faire fonctionner » leur relation avec des hommes violents.

La réaction antiféministe peut rappeler une phrase tirée de It Can’t Happen Here, le roman dystopique de Sinclair Lewis qui a connu un regain de popularité pendant le premier mandat de Trump. « Tout homme est roi tant qu’il a quelqu’un à mépriser », écrivait l’auteur. Alors que les femmes se sont libérées de certaines contraintes oppressives du passé et sont entrées sur le marché du travail en tant que participantes égales (du moins en théorie), certains hommes ont connu une perte relative de statut. Jusqu’à récemment, les hommes qui se sentaient intimidés au travail pouvaient au moins dominer leur famille à la maison. C’est encore le cas dans des pays comme la Russie, où une femme est tuée par un homme dans le cadre domestique toutes les quarante minutes. Vladimir Poutine sait qu’il n’a pas grand-chose à offrir aux hommes russes à part la pauvreté et la guerre. Il leur donne donc un sentiment de seigneurie et de domination au sein de leur foyer. En 2017, le dirigeant russe a signé une loi qui dépénalise partiellement la violence domestique.

Il n’y a pas si longtemps, en Occident, les femmes étaient considérées comme une forme de propriété et réparties en conséquence. Aujourd’hui, elles peuvent généralement choisir elles-mêmes, et la « manosphère » est à juste titre perçue comme un cri de ressentiment face à cette réalité.

Mais la thèse du « retour de bâton » ne nous mène pas très loin. La montée de la « manosphère » devrait probablement aussi être vue comme un symptôme morbide de l’omniprésence de la logique du marché dans tous les aspects de la vie. Comme souvent, la clé se trouve dans le langage. Les gourous de la masculinité parlent d’un « marché sexuel » où, pour réussir, les hommes doivent incarner certaines caractéristiques qui (par coïncidence) correspondent aussi à celles du sujet néolibéral idéal. La domination, le statut social et des niveaux de productivité épuisants confèrent à un homme une « grande valeur » (les gens sont souvent présentés comme des objets de collection sur eBay) et les hommes impressionnables sont encouragés à voir la vie uniquement à travers le prisme de l’enrichissement personnel. Les femmes, quant à elles, sont traitées soit comme des objets décoratifs – l’un des trophées d’une masculinité réussie – soit comme du bétail reproducteur pour les patriarches.

Jamie, l’adolescent qui assassine une fille de son école dans Adolescence, mentionne une règle appelée « 80/20 ». « 80 % des femmes sont attirées par 20 % des hommes. Tu dois les tromper, car tu ne les auras jamais de manière normale », explique le protagoniste de 13 ans à son psychologue. Sous son apparence banale de conseil de développement personnel, la règle des 80/20 (parfois appelée principe de Pareto) est l’une de ces maximes stériles qui trouvent leur place dans le monde insipide de LinkedIn. L’idée de base de cette soi-disant « loi » est que 80 % des conséquences proviennent de 20 % des causes. La « manosphère » applique le même modèle au sexe et aux relations amoureuses. Selon Jordan Peterson, l’accès sexuel pour les hommes est un « phénomène de distribution de Pareto où une petite proportion des hommes reçoivent la plupart des invitations ». Pendant la partie immersive de ma recherche, j’ai entendu un gourou l’expliquer comme ça à un groupe d’étudiants qui s’étaient inscrits à son cours « alpha male » à 10 000 dollars (oui, vraiment) :

Quand on est passés à des sociétés monogames, les hommes de statut inférieur ont pu avoir au moins une fille avec qui coucher. Puis, avec la contraception et la révolution sexuelle, on a laissé les gens choisir davantage, et les femmes ont choisi les hommes de statut élevé, de sorte que les hommes au bas de l’échelle sont redevenus excédentaires. C’est pour ça que vous êtes ici.

En d’autres termes, les femmes choisissent un petit pourcentage d’hommes « d’élite » et condamnent une masse d’hommes sans espoir sexuel (les 80 %) au statut d’hommes excédentaires. Ce genre de discours s’accompagne généralement d’affirmations selon lesquelles la civilisation occidentale est en train de sombrer parce que la société n’impose plus de restrictions à la sexualité féminine (ce que Peterson appelle pudiquement « la monogamie imposée par la culture »).

En réalité, la règle des 80/20 est une théorie du complot qui ne tient pas la route, même dans le monde des applications de rencontre. Selon une étude sur l’activité des utilisateurs de Tinder, si les femmes ont tendance à mieux noter les hommes en termes d’apparence physique, elles sont aussi plus susceptibles d’envoyer des messages aux hommes mal notés. À l’inverse, les hommes ont tendance à mieux noter les femmes en termes d’apparence physique, mais la majorité d’entre eux n’envoient des messages qu’au tiers des femmes les plus populaires.

Et pourtant, la règle des 80/20 (et la « manosphère » elle-même) a commencé à gagner du terrain à peu près au moment où les réseaux sociaux basés sur l’image et la vidéo ont pris leur essor. Instagram a été lancé en 2012 ; dix ans plus tard, il comptait un milliard d’utilisateurs, soit environ un huitième de la population mondiale. Tinder, un endroit où les gens sont représentés comme des objets en deux dimensions dans un catalogue de chair, a été lancé la même année. Ces plateformes ont particulièrement contribué à déformer les idées sur ce qui est normal et accepté. Plus il y a de beauté et d’abondance d’un côté de l’écran, plus le sentiment d’appauvrissement matériel et spirituel est grand de l’autre côté. On sait que les réseaux sociaux rendent les femmes complexées par leur corps, mais c’est aussi de plus en plus vrai pour les hommes. Une étude de 2025 publiée dans Psychology of Men & Masculinities a révélé que les adolescents utilisaient de plus en plus de stéroïdes anabolisants pour obtenir le physique musclé idéalisé sur les réseaux sociaux. Si personne ne se sent plus assez bien, c’est peut-être parce qu’on n’est pas censés l’être.

Il est donc plus facile de convaincre les jeunes hommes qu’ils n’ont pas les qualités requises pour réussir sur le soi-disant marché sexuel. À l’ère analogique, les marchands de masculinité devaient mettre leurs pubs au fond des magazines. Grâce aux réseaux sociaux, où l’illusion du succès est impossible à distinguer de la réalité, leurs héritiers grandiloquents peuvent séduire les jeunes hommes avec leur charisme télévisuel et leur représentation d’un style de vie luxueux (comme dans d’autres systèmes pyramidaux, les signes extérieurs de richesse dépendent généralement de la capacité du gourou à soutirer de l’argent à ses adeptes).

C’est pourquoi la question de savoir s’il faut ou non mettre des smartphones entre les mains des enfants est au cœur du débat autour de la « manosphère ». On a tendance à expliquer la radicalisation en recherchant des vulnérabilités préexistantes. C’est souvent l’approche la plus appropriée : la radicalisation peut se nourrir de troubles intérieurs et d’insécurité. Mais ces sentiments ne sont pas toujours naturels : le marché peut jouer un rôle dans leur apparition. Dans une économie capitaliste, la richesse s’accumule autant par la création de besoins que par leur satisfaction. Et les smartphones sont le moyen par lequel les entrepreneurs de la masculinité peuvent contourner d’autres formes de socialisation (parents, enseignants, modèles approuvés) afin de cultiver leur pouvoir de séduction.

Quand j’étais à l’école, être « cool » voulait dire avoir les figurines, les vêtements ou le skateboard que le marché t’avait convaincu d’acheter. Ce qui rend les smartphones différents, c’est que le produit lui-même n’est pas la fin de l’histoire. « Nous regardons à travers eux dans l’infosphère », écrit le philosophe Byung-Chul Han dans Non-things. De nos jours, s’aventurer dans « l’infosphère » donne de plus en plus l’impression de feuilleter un catalogue de vente de mauvaise qualité. Les moteurs de recherche essaient de vous détourner de ce que vous recherchez ; les réseaux sociaux génèrent des conflits et une atomisation ; les applications de rencontre s’enrichissent grâce au célibat perpétuel.

Et c’est là le visage respectable d’Internet. Il est facile de se retrouver pris dans le sillage de tunnels de vente encore pires [1]. Des influenceurs masculins charismatiques attirent les jeunes hommes en jouant sur leurs insécurités. Ils se présentent ensuite comme des sauveurs et des guides. Leur argumentaire est à peu près le suivant : « Les règles du jeu ont changé ; quelqu’un comme toi ne trouvera jamais de petite amie ; mais si tu me suis (et achètes mon cours à 495 dollars pour une durée limitée), je te montrerai comment échapper à la « Matrice » (c’est-à-dire en adoptant un code masculin rigide et caricatural).

Être en ligne en 2025, c’est être à deux doigts du monde souterrain des démagogues de la masculinité. Les adultes sont libres de naviguer dans ces eaux à leurs risques et périls. Mais je pense qu’en tant que société, on finira par regretter d’avoir donné aux enfants un accès illimité aux appareils grâce auxquels ces charlatans toxiques peuvent vendre leurs produits. Après tout, il y a des choses plus importantes dans la vie que l’assimilation des enfants au marché des smartphones.

Interdire les influenceurs des réseaux sociaux ne fait que pousser leur contenu ailleurs : les vidéos d’Andrew Tate sont facilement accessibles sur Rumble.

James Bloodworth est un journaliste et auteur dont les articles ont été publiés dans la plupart des journaux britanniques ainsi que dans de nombreuses publications américaines. Son livre Hired: Undercover in Low Wage Britain a été présélectionné pour le prix Orwell en 2019 et a été sélectionné comme meilleur livre de l’année 2018 dans la catégorie « Actualités et grandes idées » par le Times. Il a produit et présenté des documentaires pour la chaîne de télévision Channel 4 et est apparu dans de nombreux podcasts. Son nouveau livre, intitulé Lost Boys: A Personal Journey Through the Manosphere, sortira le 5 juin 2025. Il est le fruit d’une enquête de cinq ans sur cette sous-culture.

Cet article a été publié pour la première fois sur le Substack de l’auteur.

Traduction Deepl revue ML.