Cet article est une carte blanche, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction. Le Nouvel Observateur
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Philippe Corcuff
Professeur de science politique, engagé dans la gauche libertaire
Si l’extrême droite politise massivement le ressentiment, la gauche doit chercher à se déplacer par rapport aux souffrances sociales, afin d’ouvrir une perspective d’émancipation. Le pardon, mis en valeur par Zaz dans sa dernière chanson, peut nous y aider.
L’émancipation individuelle et collective part de l’expérience des injustices et des frustrations sans s’y enfermer. « La colère mais pas l’aigreur », chante Zaz dans « Je pardonne »… Et pourtant les chausse-trappes de la rancœur nous menacent quotidiennement, en polluant même les imaginaires de la gauche.
L’empoisonnement par le ressentiment : de Nietzsche à Mike Leigh
Friedrich Nietzsche est un des premiers à avoir traité philosophiquement, dans « la Généalogie de la morale » (1887), des dégâts du ressentiment, cette « haine inassouvie » que « seule une vengeance imaginaire peut indemniser ». Dans le sillage de Nietzsche, le philosophe allemand Max Scheler parle, dans « l’Homme du ressentiment » (1912), d’« autoempoisonnement psychologique ». Car c’est celui qui rumine qui est d’abord et principalement rongé de l’intérieur.
Le dernier film du Britannique Mike Leigh, « Deux sœurs »(« Hard Truths », en salles depuis le 2 avril), s’arrête justement sur un personnage, Pansy (interprétée par Marianne Jean-Baptiste), dévoré par la colère, projetant continuellement de l’acidité sur ses proches, dans un dégoût de la vie et de soi. Les « vérités difficiles » de son existence, à travers l’accumulation des non-dits, ne sont pas passées.
Ce type de surplace autodestructeur, quand il est politisé, révèle des intersections avec le complotisme, comme l’a montré le linguiste québécois Marc Angenot dans un article de la revue « Questions de communication » de 2007. Des « adversaires »diabolisés sont ainsi appréhendés comme n’ayant « de cesse de tendre des rets ». Or, « comme ces menées malveillantes ne sont guère confirmées par l’observation, il faut supposer une immense conspiration ». Le sociologue Félicien Faury a mis en évidence, dans son enquête sur « Des électeurs ordinaires » (Seuil, 2024) du Rassemblement national, la façon dont la politisation du ressentiment et la rhétorique conspirationniste qui l’accompagne sont le plus souvent associées, dans la dynamique d’extrême droitisation actuelle, à un racisme visant « les immigrés » et « les musulmans ».
La gauche a pu se laisser glisser sur des pentes dotées de parentés, comme avec la stratégie du « bruit et de la fureur » de Jean-Luc Mélenchon, alimentant la haine des « ultrariches » et d’Emmanuel Macron et de leurs prétendus complots, en dévoyant la nécessaire et double critique du capitalisme et de la politique présidentialisée. La révolutionnaire marxiste Rosa Luxemburg, alors dans les geôles allemandes à cause de son hostilité à la guerre de 1914-1918, en a pointé le fourvoiement à la fois intime et politique dès une lettre de prison à son amie Luise Kautsky datée du 15 avril 1917 : « Ma chérie, quand on a la mauvaise habitude de chercher une gouttelette de poison dans toute fleur éclose, on trouve, jusqu’à sa mort, quelque raison de se lamenter. Prends donc les choses sous l’angle opposé et cherche du miel dans chaque fleur : tu trouveras toujours quelque raison de sereine gaieté. »
C’est pourtant Rosa qui était derrière les barreaux et Luise qui était libre…
« Les Caractériels » de Martial Cavatz : la pauvreté ne mène pas nécessairement au ressentiment
« Les Caractériels » est le premier roman de Martial Cavatz, paru en 2024 (Alma ; version de poche à paraître le 20 juin dans la collection Points du Seuil). C’est le roman autobiographique d’un « cassos et bigleux », qui a longtemps vécu dans la cité des 408 à Besançon (Doubs). Des parents qui ne travaillent pas, la pauvreté et le recours aux aides sociales, la fréquentation de la Banque alimentaire et des Restos du cœur, une école de « réadaptation sociale », puis une école pour malvoyants et non-voyants, l’expérience de la honte sociale… Ça fait beaucoup pour un seul enfant ! Pourtant, le style marqué par une tendre ironie, équivalent littéraire de la compréhension critique en sciences sociales, évite « la cuve d’une haine inassouvie » dont parle Nietzsche. Dans son roman « De la beauté » (Gallimard, 2007), l’écrivaine britannique Zadie Smith avait déjà exploré la finesse d’une telle association entre la proximité propre à la tendresse et la mise à distance ironique dans le cas d’un milieu social fort éloigné : le monde universitaire.
Martial Cavatz ne participe pas à la mise en scène médiatico-intellectuelle autour des « transfuges de classe ». L’humilité en bandoulière, le dolorisme n’affecte pas son style. Il se met dans la peau de l’enfant qu’il était pour que son parcours social ultérieur n’obscurcisse pas aux yeux du lecteur son rapport au monde d’hier. Cependant, il n’est plus l’enfant des 408 et il connaît la suite de l’histoire. Il tire de cet entre-deux un effet proprement littéraire original. Et il ne cherche pas à « se venger » : on ne trouve pas chez lui la tension entre la vengeance et l’émancipation qui traverse, par exemple, l’œuvre singulière d’Annie Ernaux. Chez Martial Cavatz, une douce mélancolie accompagne cet adieu à une enfance difficile, mais pas que…
HK et Awa Ly : une chanson des enfants de l’immigration pour « un autre rendez-vous »
L’héritage des violences coloniales et les formes postcoloniales de discrimination et de mépris sont aussi susceptibles d’entraîner sur les autoroutes de l’aigreur. L’écrivain et sociologue sénégalais Elgas nous a mis en garde contre cette tentation dans un essai au titre utilement provocateur : « les Bons Ressentiments. Essai sur le malaise postcolonial »(Riveneuve, 2023). « Il y a dans le désir de justice, parfois, la tentation de la vengeance, ce terrible venin qui enserre le cœur, qui fait perdre la raison », écrit-il.
A rebours de la rancœur postcoloniale, le rappeur d’origine algérienne né à Roubaix HK (Kaddour Hadadi) et la chanteuse d’origine sénégalaise née à Paris Awa Ly proposent un chemin de traverse inédit. Dans la chanson « Un autre rendez-vous » (album du même titre de 2022, paroles de HK, co-compositeur de la musique), sur un rythme bossa, ils esquissent un possible commun aux enfants de l’immigration et à ceux des colonisateurs d’hier. On doit bien partir des douleurs : « C’était il y a longtemps/Mais s’il est des blessures/Qui guérissent au printemps/Celle-là a la dent dure ». Cependant on ne peut en rester là, car « les rancunes sont des miroirs », bien loin de l’émancipation partagée. Une trouée utopique se dessine pourtant sous la forme d’un questionnement : « Y a-t-il un Nous/Que l’on puisse invoquer/Un autre rendez-vous/Une histoire à inventer ». Magnifique !
Zaz : le pardon contre la rancœur avec… Paul Ricœur
« Je pardonne » est un titre (paroles et musique de Noé Preszow) mis en ligne par Zaz le 18 mars. Un album est annoncé pour septembre. Le pardon y apparaît comme une réponse émancipatrice aux pathologies du ressentiment : « L’amertume n’est pas ma maison/La rage mais pas la rancœur/La colère mais pas l’aigreur »… A l’échelle de l’intimité personnelle ou à celle des dérèglements collectifs, la colère née des blessures d’hier n’a pas à être oubliée, mais une colère qui ne se perd pas en macérant dans « la cuve d’une haine inassouvie », selon les mots de Nietzsche. Le pardon, « Pour arrêter de remuer/Les couteaux dans mes plaies ». C’est pourquoi : « Te perdono, me perdono/Pero recuerdo todo ». Comme Martial Cavatz : « Et pour reconnaître l’enfant/Que j’étais dans la glace ». Sublime !
Partant, la mélancolie chansonnée et ouverte sur l’à-venir de Zaz-Noé Preszow exprime des affinités avec la philosophie du pardon de Paul Ricœur dans un livre publié en 2000, « la Mémoire, l’histoire, l’oubli ». Car, pour Ricœur, « l’esprit du pardon » peut préserver « la frontière entre amnistie et amnésie » ; ce pardon non amnésique provenant d’une « sagesse pratique ». Gaëlle Fiasse [docteure en philosophie] commente Ricœur dans un article de 2007 : « La hauteur du pardon ne consiste pas à oublier, mais à briser la dette, puisqu’il n’efface pas les traces de la mémoire, mais les préserve tout en les délivrant de leur caractère pervers et obsédant. » Olivier Abel [philosophe] prolonge dans un texte de 2012 : « C’est justement parce qu’il y a la mélancolie, l’impossibilité même de faire entièrement le deuil, qu’il y a la naissance. » Quelque chose comme une re-naissance mélancolique.
La gauche réussira-t-elle à renouer les fils de l’émancipation en évitant les pièges de l’aigreur qui ont le vent en poupe avec l’extrême droite aux portes du pouvoir ? Rosa Luxemburg, Martial Cavatz, Elgas, HK et Awa Ly, Zaz et Noé Preszow ainsi que Paul Ricœur ont formulé, dans des registres différents, de fragiles pistes dans cette direction. Ecoutons-les plutôt que le brouhaha médiatico-politicien qui nous empêche de ressentir et de penser.
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Par Philippe Corcuff