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Critique de l’appel de la responsable du travail syndical de Die Linke pour un « Mouvement ouvrier organisé contre la nouvelle guerre froide »

Dans la suite logique de la discussion sur la gauche et la question militaire qui intègre la critique des plans ReArm des gouvernements européens, nous reproduisons un article d’Adam Novak qui revient sur la position de Die Link concernant les crédits de guerre versus les crédits de services publics. ML

lundi 14 avril 2025, par NOVAK Adam publié par ESSF

La responsable du travail syndical de Die Linke mêle de fausses informations à son analyse très sélective de la militarisation de l’Allemagne, des droits des travailleurs et des priorités en matière de dépenses publiques. Dans son récent article, Ulrike Eifler, présidente du groupe de travail syndicaliste de Die Linke et membre du comité exécutif du parti, présente une critique de gauche du virage du Parti social-démocrate vers une augmentation des dépenses militaires et une économie orientée vers la défense, ce qu’on appelle le « Zeitenwende » (tournant historique). Bien qu’elle réussisse à mettre en évidence les pressions réelles sur les organisations syndicales et les services publics, elle affaiblit malheureusement son argumentation par des affirmations spéculatives, un cadrage sélectif et une absence flagrante de contexte géopolitique.

Eifler explique les développements actuels sans mentionner l’invasion russe de l’Ukraine, sauf lorsqu’elle présente l’augmentation de la production allemande de munitions depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022 comme une preuve de la préparation allemande à la guerre, plutôt que comme une réponse à la guerre réelle menée par la Russie.

Le contexte est important

La lacune la plus frappante de l’article d’Eifler est l’omission presque totale de la réalité géopolitique qui motive le Zeitenwende : l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022. L’article ne reconnaît pas qu’une partie des dépenses militaires allemandes et de la production d’armes permet à l’Ukraine de se défendre contre une guerre d’agression illégale. Cette absence déforme la compréhension du lecteur, présentant les réponses militaires de l’Europe occidentale exclusivement comme des ambitions spontanées des élites.

De plus, l’article ignore les préoccupations sécuritaires réelles et crédibles exprimées par l’Ukraine, la Moldavie, ainsi que par les voisins orientaux de l’Allemagne au sein de l’UE—la Pologne et les États baltes en particulier, qui font face à une menace crédible de guerre hybride russe, voire d’agression directe.

Sans ce contexte, la critique du réarmement se réduit à une abstraction anhistorique.

Production de munitions : intentions déformées

L’article critique la montée en puissance rapide de la production d’obus d’artillerie par des fabricants allemands comme Rheinmetall, suggérant qu’il s’agit d’une preuve de « préparatifs concrets de guerre » par l’Allemagne elle-même. C’est trompeur. Une part importante de cette production concerne les livraisons aux forces armées ukrainiennes, qui font face à des pénuries chroniques de munitions en raison de l’intensité de la plus grande guerre en Europe depuis 1945.

Assimiler la production destinée à soutenir le pays le plus pauvre d’Europe, envahi et partiellement annexé par son voisin impérialiste, à des préparatifs allemands en vue d’une guerre agressive trahit l’éthique internationaliste que Die Linke défend. Sur l’Ukraine et, pour des raisons différentes, sur la Palestine, le parti peine à répondre aux attentes de ses membres.

En fait, l’Allemagne n’a pas fourni à l’Ukraine des munitions suffisantes pour protéger sa population et repousser progressivement les envahisseurs. Malheureusement, la remilitarisation proclamée de l’Allemagne n’offre pas beaucoup de réconfort aux Ukrainiens, mais cela semble bien en dehors des préoccupations de l’auteure.

Ignorer les cadres coordonnés à l’échelle de l’UE et de l’OTAN pour l’approvisionnement de l’Ukraine donne une fausse image d’un militarisme allemand unilatéral. Die Linke devrait abandonner son faux pacifisme et soutenir les livraisons d’armes à l’Ukraine, y compris la montée en puissance nécessaire de la production de munitions, à condition que cette production soit dirigée exclusivement vers la défense de l’Ukraine contre l’agression russe. Sur cette base, son opposition aux risques réels d’expansion aveugle de l’influence militaro-industrielle dans les secteurs civils et d’érosion des protections démocratiques serait plus crédible.

Le mythe des exercices de lancement de grenades et la désinformation

L’une des affirmations les plus préoccupantes est la référence aux « exercices de lancement de grenades pendant les cours d’éducation physique », qui semble faire écho à une rumeur fausse et démentie circulant dans certains milieux conspirationnistes de gauche financés par la Russie sur les réseaux sociaux allemands. Il n’existe aucune preuve crédible que les écoliers allemands participent à des exercices militaires. Contrairement à leurs homologues russes et aux enfants de l’Ukraine occupée par la Russie, dont beaucoup ont maintenant plusieurs heures d’études militaires chaque semaine.

Lois d’urgence et dérive autoritaire

L’article soulève des préoccupations concernant les lois d’urgence et la suspension potentielle des droits du travail dans des scénarios de crise. Il est vrai que l’Allemagne dispose d’une législation d’urgence qui permet d’assurer la continuité des infrastructures critiques lors des urgences nationales, y compris les conflits armés. Cependant, ces lois ne sont pas nouvelles, et leur activation est liée à des garanties constitutionnelles et à un contrôle démocratique.

Présenter ces lois comme des signes d’une « restructuration autoritaire » de la société ignore l’existence de longue date de tels outils juridiques dans la plupart des pays d’Europe occidentale. L’extrapolation d’Eifler, qui va de la préparation à l’intention autoritaire, n’est pas étayée par des preuves. Sauf lorsqu’elle fait une présentation sélective qui confond plus qu’elle n’informe. Par exemple, elle critique les plans d’intégration des ressources de la Bundeswehr dans l’infrastructure de santé civile pendant les crises, suggérant une militarisation de la médecine. Pourtant, en réalité, de telles mesures ont été des étapes standard de préparation aux crises pendant des décennies. La Bundeswehr a joué un rôle constructif pendant la pandémie de COVID-19 en fournissant de la logistique et des hôpitaux de campagne.

Loin d’être une prise de pouvoir secrète, la nouvelle « Loi sur la sécurité des soins de santé » vise à coordonner les ressources en cas de menaces hybrides, de cyberattaques ou de futures pandémies. L’article manque l’occasion de différencier entre une planification raisonnable des crises et une subordination réelle des secteurs civils.

Il est bien sûr essentiel d’examiner attentivement les efforts du SPD au pouvoir pour intégrer les syndicats dans son agenda Zeitenwende. Eifler souligne le risque réel de subordonner les négociations collectives aux objectifs de sécurité nationale. L’exemption des contrats liés à la défense des nouvelles protections du travail devrait préoccuper les travailleurs et leurs défenseurs.

Conclusion

Eifler aurait pu présenter un plaidoyer puissant contre la militarisation intérieure, l’austérité sociale et la sécuritisation rampante, mais elle mine sa crédibilité en omettant le conflit même qui a suscité ces politiques. Il est possible, et même nécessaire, de défendre le droit de l’Ukraine à résister, de soutenir les transferts d’armes visant exclusivement cette résistance, et de rejeter simultanément l’expansion de l’influence militaire dans la vie civile.

Mais confondre toutes les dépenses d’armement avec le bellicisme, répéter de la désinformation et ignorer les enjeux existentiels de l’agression russe ne fait pas avancer la paix. Cela brouille la clarté stratégique de la gauche à un moment où la clarté morale et politique est la plus urgente. L’article ne présente aucun plan pour la paix au-delà d’une opposition rhétorique à la guerre.

Les syndicats ne devraient pas se taire, mais ils ne devraient pas non plus prêter leur voix à des récits qui, intentionnellement ou non, obscurcissent les réalités de l’agression impériale et de la solidarité démocratique.

Adam Novak était jusqu’en mars 2025 le Coordinateur du [1]https://ukraine-solidarity.eu/ (RESU-ENSU).

P.-S.

Voir https://www.rosalux.de/en/news/id/53247/organized-labour-against-the-new-cold-war