Article introductif au dossier « Partis pris », publié dans Adresses -internationalisme et démocr@tie n°11

« La concurrence des divers États entre eux les oblige […] à prendre de plus en plus au sérieux le service militaire obligatoire et, en fin de compte, à familiariser le peuple tout entier avec le maniement des armes donc à le rendre capable de faire à un moment donné triompher sa volonté. […] Et ce moment vient dès que la masse du peuple […] a une volonté. À ce point, l’armée dynastique se convertit en armée populaire ; la machine refuse le service, le militarisme périt de la dialectique de son propre développement [1. Friedrich Engels, Anti-Dürhing, Paris, Éditions sociales, 1977] ».
La guerre d’autodéfense nationale de l’Ukraine a remis grandeur nature sur le devant de la scène les questions du militarisme, du réarmement et plus généralement les questions militaires. À cette occasion, il est sans doute temps de redonner à ces questions un peu de souffle en réfléchissant à une pensée alternative transitoire. C’est là l’objet de ce modeste dossier « Partis pris » que nous publions dans ce numéro 11 d’Adresses. Six textes ont retenu notre attention : « L’isolationnisme de gauche : le chemin vers l’insignifiance politique dans le débat sur la défense européenne » et « Rejeter le faux dilemme entre justice sociale et sécurité nationale » d’Hanna Perekhoda, « Danemark : la gauche face à la fin de l’alliance avec les États-Unis » de Michael Hertoft, « Comment gérer les dilemmes de défense de l’Europe ? » de Christian Zeller, « Trump et Poutine : une alliance autoritaire qui nous met tous en danger » de Li Andersson et « Soutenir la résistance ukrainienne, pas les plans de réarmement monstrueux » de Simon Pirani.
Le 26 février dernier, Hanna Perekhoda publiait un billet titré « Comment financer la défense européenne (et comment ne pas le faire) [2. Europe solidaire sans frontières, 26 février 2025] ». Elle y rappelait que l’abandon par les États-Unis de l’Ukraine, la « dernière ligne de défense de la sécurité européenne », allait obliger les États européens, réfugiés de longue date sous le parapluie américain, à repenser leur système de défense. C’est chose faite. La remilitarisation de l’Europe est en route. Du moins l’idée est-elle en marche dans plusieurs capitales. On ne manquera pas de critiquer les choix et les politiques des États et de l’Union européenne, celles d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Ce n’est pas l’objet de cet article [3. À propos des budgets militaires, on se reportera notamment à Miguel Urbán, « ReArm Europe et la militarisation des esprits », Réseau Bastille, 21 mars 2005].
La véritable question, toujours selon Hanna Perekhoda, est de savoir « si l’Union européenne, et en particulier la gauche [4. Souligné par nous], a un programme concret pour faire face à cette crise ». Si elle persiste, poursuit-elle, à « déplorer la militarisation sans proposer de solutions aux menaces très réelles auxquelles nous sommes tous confrontés », elle abandonnera « la société au profit de sa propre pureté idéologique ». C’est ce qu’on pourrait désigner comme l’établissement d’une ligne Maginot mentale. On sait ce qu’il advient en général des lignes Maginot.
À cela vient s’ajouter un phénomène plus ou moins surprenant, l’union des gauches pacifistes, munichoises et cryto-poutinistes qui, de facto font campagne de concert avec une extrême droite à la fois philo-poutiniste et philo-trumpiste, sur un leimotiv classique : plutôt le beurre que les canons, la paix tout de suite et quoi qu’il en coûte (à la liberté ukrainienne). Laissons la parole à Hanna Perekhoda :
L’approche la plus dangereuse et la plus négative consisterait à réduire les dépenses sociales pour financer l’augmentation des dépenses militaires. C’est la voie que les néolibéraux proposent déjà : réduire les budgets de la santé, de l’éducation, des retraites et de la protection sociale pour réaffecter ces fonds à la défense. Cependant, il est évident que l’affaiblissement de la protection sociale aggraverait les inégalités, alimenterait les tensions sociales et, en fin de compte, déstabiliserait les démocraties.
À l’heure où le populisme d’extrême droite gagne du terrain, imposer l’austérité renforcerait rapidement les forces antidémocratiques. Étant donné le soutien manifeste de la Russie et des États-Unis à ces forces, une telle mesure est exactement ce qu’espèrent Trump et Poutine. Une autre solution consisterait à augmenter les impôts des ultra-riches et des multinationales. Ceux qui ont le plus profité de la démocratie devraient contribuer le plus à sa défense. La mise en place d’impôts progressifs sur la fortune, d’impôts sur l’énergie et d’une réglementation plus stricte de l’impôt sur les sociétés pourrait générer des recettes sans nuire aux citoyens ordinaires [5. Hanna Perekhoda, « Comment financer la défense européenne (et comment ne pas le faire) », Europe solidaire sans frontières, 26 février 2025].
Hanna Perekhoda, note que ce ne serait que justice si la confiscation des 300 milliards d’euros d’actifs russes gelés finançait la défense de l’Ukraine, mais que « la justice est une notion dangereuse » pour les tenants de l’ordre établi. La mise en œuvre de cette justice mettrait « en péril les fondements mêmes du capitalisme […], scénario impensable pour ceux qui profitent de ses injustices ».
Enfin, écrit-elle dans l’article que nous publions dans ces colonnes, il faut « rejeter le faux dilemme entre justice sociale et sécurité nationale ». Si la gauche veut rester crédible, elle doit « adopter une position claire sur les questions de défense ». À défaut, elle ne ferait que laisser les droites dominer le débat.
Dans son article (« Comment gérer les dilemmes de défense de l’Europe »), Christian Zeller rappelle qu’il est à la fois possible de lutter contre le réarmement et d’aider militairement l’Ukraine [6. Dans un entretien publié par le site Aplutsoc le 11 juin 2022, Vladislav Starodubtsev s’écriait : « Vous voulez un bon moyen de démilitariser l’Europe et les USA ? Facile, il suffit de les donner à l’Ukraine ! »]. Li Andersson va dans le même sens en insistant pour sa part sur la nécessité de penser « l’autonomie stratégique de l’Europe [7. Voir dans ce numéro d’Adresses, Li Andersson, « Trump et Poutine : une alliance autoritaire qui nous met tous en danger »] ». Le débat est ouvert, les nuances et les divergences se dessinent tout en ouvrant de larges plages d’accords.
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici que les forces démocratiques et progressistes mondiales paieront le prix fort en cas de victoire de la Fédération de Russie et qu’inversement c’est la défaite militaire de celle-ci qui entraînera la chute de la dictature poutiniste.
Dans les colonnes d’Europe solidaire sans frontières, parodiant Clemenceau, Pierre Vandevoorde, écrit : « L’armée, c’est trop sérieux pour rester l’affaire des militaires [8. Pierre Vandevoorde, « Une invite à la réflexion (France) : l’armée, c’est trop sérieux pour rester l’affaire des militaires », Europe solidaire sans frontières, 6 mars 2025] ». On pourrait même dire, en extrapolant un peu ce qu’il écrit, que c’est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux politiciens bourgeois. Reprenant les mises en garde formulées par Hanna Perekhoda, il rappelle que la gauche devrait mener campagne pour la mise sous contrôle public des industries d’armement. Il insiste sur la nécessité d’ouvrir « la réflexion et le débat » sur la question militaire en renouant avec l’expérience des comités de soldats des années 1970, à la lumière de « ce que l’expérience ukrainienne nous apprend ». Il devient nécessaire de reposer les questions du droit syndical à l’armée, de la fin de l’armée de métier ou encore de la mise en place d’une réelle instruction militaire citoyenne.
De son côté, la Gauche anticapitaliste belge ouvre le débat en publiant une déclaration titrée : « Face à l’axe Trump-Musk-Poutine et aux gouvernements néolibéraux autoritaires européens : pour une politique de sécurité anticapitaliste et internationaliste ! ».
On y perçoit d’emblée les « leçons » de la guerre d’autodéfense ukrainienne : celle du type d’armes et celles des fins, des moyens et des objectifs à défendre. La Gauche anticapitaliste exhorte « l’ensemble du mouvement social et des forces de gauche à s’emparer sérieusement des enjeux de sécurité pour ne pas les laisser entre les mains de l’extrême droite ou des droites néolibérales ». Se prononçant contre le « plan ReArm Europe qui remet à l’industrie de l’armement et au marché les clés de notre politique de défense », l’organisation se prononce pour l’arrêt des ventes d’armes aux régimes dictatoriaux et colonialistes, pour « la socialisation et planification du secteur de l’armement […] sous contrôle démocratique » et pour l’envoi des moyens existants vers l’aide à la résistance ukrainienne. La « politique militaire indépendante et internationaliste » met en avant la nécessité d’« une autonomie de défense et stratégique complète par rapport aux États-Unis , ce qui implique la mise en œuvre d’« un programme indépendant de Starlink, l’arrêt des achats de F35, etc. ». Enfin, l’armée doit être démocratisée et placée « sous contrôle citoyen ».
Il est intéressant de rapprocher les observations faites par Zahar Popovitch à l’issue de la défaite de l’armée russe devant Kyiv en 2022 de ce qu’écrivait Philippe Guillaume, en 1949, dans les colonnes de Socialisme ou barbarie. Le militant ukrainien relève que « les forces armées ukrainiennes avaient établi des records d’efficacité » dans l’utilisation des armes dont elles disposaient. Pourquoi ?
« Une partie de la réponse, souligne-t-il, réside peut-être dans le fait que les Ukrainiens utilisent tous ces outils de manière plus créative et efficace. » Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Philippe Guillaume rappelait que les prolétaires mobilisés (notamment américains) avaient rapidement assimilé l’usage des nouvelles armes mises à leur disposition. Selon lui, « l’industrialisation de la guerre et les progrès technologiques ne [faisaient] qu’augmenter l’autonomie, l’efficacité et partant la confiance en soi du combattant ». Il faut se rendre compte, écrivait-il encore, que les progrès « bouleversent si rapidement les conditions de la guerre » qu’ils bousculent à la fois les spécialistes, les états-majors et les combattants. Poussant la réflexion jusqu’à son ultime conséquence possible, il notait que « l’assimilation par les masses de la technique guerrière se retourne objectivement contre les exploiteurs avant même que les exploités utilisent consciemment leurs armes contre eux. »
Récemment, deux auteurs dont on ne peut soupçonner qu’ils aient la moindre des connivences avec nous, titraient ainsi leur article : « Ce que le Pentagone pourrait apprendre de la guerre en Ukraine [9. Jon Schmid et Erik E. Mueller, « What the Pentagon might learn from Ukraine about fielding new tech », Defense News, 14 février 2025] ». Tout à leur plaidoyer pour convaindre le Pentagone de revoir ses procédures d’acquisition des systèmes d’armes, ils donnent raison, à soixante-quinze ans de distance, à Philippe Guillaume en soulignant que les soldats ukrainiens avaient transformé les conditions de production et d’utilisation des matériels militaires en y intégrant des matériels civils (notamment les drones).
L’intelligence collective de la société est bel et bien indispensable à la défense d’un pays assailli qui sait pourquoi il se bat et indispensable à la production des armes qui lui sont nécessaires. La guerre d’Ukraine est venue nous le rappeler.
Défense nationale, défense du capital
Il y a quelque trente-cinq ans, avec notre ami Jean-Jacques Ughetto, aujourd’hui disparu, nous avions tenté d’ouvrir aux éditions Syllepse une collection « Point de mire » sous-titrée « Critique et pratique des systèmes militaires ». Inutile de dire que ce fut un flop retentissant [10. Deux titres sont parus : Patrick Le Tréhondat, Patrick Silberstein, Jean-Jacques Ughetto, Crises et surprises dans l’institution militaire, Paris, Syllepse/Périscope, 1990 ; et la réédition de la prochure de Pierre Naville, L’armée et l’État en France, parue en 1961]. L’idée avait germé à l’issue du cycle ouvert par la mobilisation démocratique de la jeunesse encasernée (1972-1982), à laquelle fait référence Pierre Vandevoorde. Celle-ci s’était construite autour de la problématique démocratique que synthétise parfaitement le slogan : « Soldat, sous l’uniforme tu restes un citoyen » ou sa déclinaison, « Soldat, sous l’uniforme tu restes un travailleur ».
Pour justifier pourquoi trois militants de la gauche révolutionnaire se lançaient dans une telle aventure éditoriale, nous rappelions que « la mise en interrogation de la défense, de son objet et des moyens qu’elle met en œuvre » s’articulait à « notre expérience passée d’appelés du contingent bien décidés à rester sous l’uniforme des citoyens à part entière ». En effet, la lutte menée pour imposer aux armées d’Europe le respect des libertés démocratiques [11. C’est en 1979 qu’est née à Malmö, en Suède, la Conférence européenne des organisations de conscrits (ECCO). Créée à l’initiative du syndicat d’appelés néerlandais (VVDM), cette organisation – au bureau de laquelle nous avons participé au titre d’Informations pour les droits du soldat – regroupait des organisations syndicales ou à vocation syndicale d’appelés, légales ou clandestines, de plusieurs pays d’Europe. Notons qu’aux Pays-Bas et dans les pays scandinaves, les organisations d’appelés entretenaient des relations soutenues avec les syndicats de sous-officiers et d’officiers. Pour notre part, malgré les conditions de clandestinité qui étaient celles des syndicalistes aux armées en France, nous avons pu, notamment dans le cadre de la Ligue des droits de l’homme, croisé nos préoccupations avec des militaires de carrière eux aussi à la recherche d’une « autre défense ». Pour mémoire, en 1975, sans doute pour lacher du lest, la très officielle revue Armées d’aujourd’hui a eu l’audace de publier une tribune titrée « La tentation syndicale »], pour construire un droit d’association, notamment syndical, avait également permis d’exiger que la Grande Muette dise clairement à la société quelles étaient ses missions.
S’il ne s’était agi que du flop d’un projet éditorial, il ne serait pas utile d’en faire mention ici. Mais en réalité, ce « flop » révélait :
1) le désintérêt de la gauche révolutionnaire pour les questions militaires puisque l’antimilitarisme propagandiste et la litote du « défaitisme révolutionnaire [12. Conçu dans le cadre d’un affrontement inter-impérialiste comme celui de la Première Guerre mondiale, le défaitisme révolutionnaire ne peut évidemment s’appliquer dans une guerre de libération nationale comme dans le cas de l’Ukraine. Plus exactement, cette politique doit être mise en œuvre en Russie alors qu’en Ukraine, c’est la préconisation de Trotsky en 1940 qui doit trouver son application] » suffisaient à sa politique [13. Hier, la suppression de la conscription et le passage à l’armée de métier ont ainsi pu se faire dans une sorte de silence soulagé. L’impôt du sang ne serait désormais payé que par les couches les plus paupérisées de la société. Aujourd’hui, comme l’écrit Michael Hertoft dans l’article que nous publions, certains pensent que « le désarmement est par définition de gauche, et que la gauche doit s’opposer à toute production d’armes, à toute utilisation d’armes, et doit donc être une sorte de pacifiste. » Si c’est, écrit-il, une vision qui a l’avantage d’être moralement saine, facile à défendre et raisonnablement logique, elle a la grande faiblesse de ne pas répondre aux problèmes auxquels « nous » sommes confrontés – par exemple, comment un pays peut se défendre lorsqu’il est attaqué par une superpuissance impérialiste. La demande de « paix » a ainsi été utilisée pour refuser de montrer de la solidarité avec l’Ukraine en envoyant des armes.] ;
2) la renonciation de la gauche parlementaire au pouvoir à partir de 1981 tout à la fois à l’introduction de la démocratie aux armées et à la prise en compte de celles-ci comme un enjeu politique et social.
La réflexion à laquelle nous espérions contribuer visait à aider à la « réappropriation des problèmes de défense par l’ensemble des citoyens et des citoyennes », démarche qui impliquait de tenter d’élaborer « une problématique de défense alternative nécessaire à tout projet de transformation de cette société ».
Un des enjeux stratégiques de cette discussion était de ne pas laisser isolées les couches sociales en uniforme face aux courants réactionnaires qui régnaient en maître dans les casernes. Les soldats du rang et l’encadrement inférieur étant par ailleurs souvent d’origine populaire. De plus, la réflexion sur une défense alternative ne pouvait se passer des compétences et de l’expérience de militaires eux-mêmes. Nous pensions donc vital de construire une alliance avec ces « travailleurs en uniforme » et de les gagner à un projet émancipateur auquel ils apporteraient leur contribution. Une démarche qui devait partir de leurs besoins immédiats sur leurs conditions de vie et de travail, en un mot de leurs intérêts sociaux, et qui trouvait son condensé politique dans le syndicalisme aux armées.
Il fallait donc – au moment où, mince affaire, l’empire russo-soviétique s’effondrait – (re)mettre dans le débat public une question toute simple : défendre quoi, comment et contre qui. Alors même que les armées étaient secouées par la crise sociale et par celle des missions, il fallait interroger« l’histoire, les débats et les mises en œuvre » et scruter « ce que la technologie et les bouleversements sociaux induisaient » pour l’organisation des armées Nous avions lu avec une certaine avidité l’Essai sur la non bataille de Guy Brossollet [14. Guy Brossollet, Essai sur la non bataille, Paris, Belin, 1975] et le livre d’Horst Afheldt qui s’en inspirait pour l’élaboration d’une défense non suicidaire en Europe [15. Horst Afheldt, Pour une défense non suicidaire de l’Europe, Paris, La Découverte, 1985]. Ils arrivaient à la conclusion que les systèmes de défense organisés autour d’une armée permanente et centralisée étaient dangereux et inadaptés au monde de la fin du 20e siècle.
Ils émettaient des propositions de forces armées intégrées dans la population, décentralisées, démocratiques, dé-hiérarchisées, reposant sur des structures mobiles dotées d’un armement ultramoderne performant [16. Le missile antichar Milan était alors présenté comme le parangon de la réorganisation militaire contre les unités de chars. Depuis, les drones, les téléphone portables, l’artillerie guidée à longue portée, les missiles Javelin, et bien d’autres innovations sont arrivées sur le champ de bataille. Notons en ricanant sous cape que dans les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine à grande échelle, le Washington Post rappelait que c’était entre autres à cause de la décentralisation – qualifiée de « lacune » – de son armée que l’Ukraine ne pouvait pas être admise dans l’OTAN… Au moment où l’échec russe sur Kyiv se profilait, le spécialiste militaire du quotidien écrivait alors que dans les « poches de résistance disparates », on observait « des unités au niveau du bataillon se battre de manière indépendante ». C’est, écrivait-il encore « peut-être une bénédiction déguisée qui les aide maintenant parce qu’ils ne dépendent pas de systèmes de commandement et de contrôle centralisés »].
De ce point de vue, le projet éditorial de la collection « Point de mire » mérite d’être rappelé. La note d’intention s’ouvrait ainsi : « Les débats dans notre pays sur les problèmes de défense s’embourbent souvent dans une approche quantitative. » En revanche, au-delà de leur juste dénonciation, tant la doctrine que l’organisation des forces armées – qui s’articulait alors autour du triptyque nucléaire-force de manœuvre-forces d’intervention, restaient peu soumises à la réflexion alternative [17. Le Parti socialiste unifié reste sans doute une exception dans ce désert. Opposé à « l’installation d’une armée de métier », le PSU avait mis en débat l’idée d’une « défense populaire »]. L’époque était alors, rappelons-le, à ce que les doctrinaires de l’ordre établi appelaient la « défense opérationnelle du territoire », laquelle était conçue, selon le secrétaire d’État à la défense André Fanton « pour éviter tout retour aux événements qui ébranlèrent la Nation en mai 1968 ». Nous poursuivions la présentation de la collection en notant qu’il était le plus souvent oublié que la politique de défense était à la fois « so- cialement déterminée » et « amnésique ». En effet, on ignorait plus ou moins délibérément « les formes différentes d’organisation militaire » dont les sociétés avaient pu se doter à certains moments de leur histoire. Il était d’ailleurs révélateur que les célébrations du bicentenaire de la Grande Révolution occultaient avec délice les réalités des armées de l’An II [18. À propos des alternatives militaires, on pourra, entre autres, se référer à : Jean Jaurès, L’armée nouvelle (Gallica) ; George Orwell, Le lion et la licorne (La Murette, RN, 2022) ; « L’armée des hommes libres », Réseau Bastille ; Patrick Le Tréhondat, « La question militaire et l’autogestion », Autogestion ; Peter Thatchell, Democratic Defense, Londres, Heretic Books, 1985 ; et bien entendu aux réflexions de Léon Trotsky sur la « politique militaire prolétarienne » (Vincent Présumey, « La politique militaire prolétarienne sort du placard », Aplutsoc, 21 août 2022) ; Patrick Silberstein, « Armée, lutte des classes et guerre civile : éléments pour une stratégie autogestionnaire », Mise à Jour, n°2-3, 1984 ; Collectif, « Penser la guerre », ContreTemps, n° 39, 2018. Sur l’influence du développement technique sur la guerre, on lira avec beaucoup d’intérêt Jean Pété, La guerre et ses mutations, Paris, Payot, 1961 ; John F.C. Fuller, L’influence de l’armement sur l’histoire, Paris, Payot, 1948 ; B. H. Liddell Hart, Stratégie, Paris, Perrin, 1998. Il va de soi que des ouvrages et articles plus récents, notamment celui L’ours et le renard de Michel Goya, Paris, Perrin, 2023, et son blog La Voie de l’épée, mériteraient d’être pris en compte pour une réflexion militaire « de gauche »].
L’axe néofasciste qui se met en place déstabilise la politique économique et sociale des États et des forces politiques qui se plaçaient, plus ou moins explicitement, sous le parapluie américain. Cette nouvelle donne jette une lumière crue sur le vide que nous avons laissé s’installer dans nos rangs sur les questions militaires [19. Il n’est pas dans notre objet ici de traiter des choix du PCF et de la France insoumise en matière de défense. Encore qu’il soit difficile de ne pas citer le chef insoumis qui, refusant tout soutien à la résistance ukrainienne, réaffirme à l’occasion que la mission de l’armée française est la défense de « nos » frontières « sur l’Oyapock et le Maroni, dans l’océan Indien et dans les Caraïbes, dans l’Antarctique comme dans le Pacifique »]. Quelles sont les propositions alternatives que la gauche internationaliste et démocratique pourraient mettre en débat ?
Leçons ukrainiennes
Ce qui se passe dans l’armée ukrainienne devrait pourtant interpeller la gauche de transformation. Il n’est pas rare de voir en Ukraine des treillis dans des rassemblements de protestation sociale et des soldats du rang s’exprimer dans la presse sur leurs conditions de service pour dénoncer des abus. Le mouvement syndical, qui compte des milliers de membres dans les forces armées, entretient des liens permanents avec ses adhérents en uniforme. La première confédération syndicale ukrainienne, la FPU, vient de publier un fascicule Droits et garanties des militaires mobilisés et démobilisés.
Un syndicat de militaires LGBTQIA+ défend les droits des « gays en uniforme ». Une association de soldates, Veteranka, lutte pour les droits des femmes militaires. La question du droit syndical aux armées est ouvertement discutée alors que le pays est en guerre.
Yana Bondareva, qui gère une hotline créée par l’organisation socialiste Sotsialnyi Rukh à destination des soldat·es, explique que « la création de syndicats pour le personnel militaire serait un pas important vers la protection de ses droits et de ses garanties sociales. Les militaires ont le droit d’être représenté·es en matière de salaires, de conditions de service et de soins médicaux. » L’académie des forces terrestres de Lviv a procédé à une élection démocratique pour désigner son directeur. Cinq candidats étaient lice.
Les exemples de poussées démocratiques transformatrices dans l’armée ukrainienne abondent. Ils expriment les profondes aspirations du peuple ukrainien qui dans sa lutte de libération nationale contaminent l’espace militaire. Et ils ajoutent à l’armée ukrainienne au combat une « efficacité militaire » reconnue même par les états-majors ou experts occidentaux pourtant hostiles à tout souffle démocratique dans les casernes.
La démocratie sociale et politique aux armées apparaît un élément indispensable au combat militaire. La stratégie militaire en est bouleversée. Les modes de commandement interpellés. L’indispensable et nécessaire discipline militaire dans l’action, sur le terrain dans l’affrontement, repensée. Un nouvel art militaire émerge. Pour la gauche, rester sourde et aveugle à ces « révolutions militaires » en cours, sur le terrain, conduira au mieux à l’impuissance et au pire à la défaite politique face aux manœuvres des classes dominantes sur le réarmement. Le camp de l’émancipation doit disputer aux directions bourgeoises le monopole de la conduite des questions de défense. Dans cette perspective, le soutien à l’Ukraine résistante nous oblige à nous mettre à l’écoute de l’école militaire ukrainienne.
Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein
Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein ont été des syndicalistes sous l’uniforme, membres d’Information pour les droits du soldat et de la Conférence européenne des organisations d’appelés.
Article introductif au dossier « Partis pris », publié dans Adresses -internationalisme et démocr@tie n°11
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