International, Politique et Social

S’organiser pour verdir nos emplois

Keith Brower Brown[1]

Les délégués syndicaux organisent souvent des luttes autour de petits problèmes, et c’est leur boulot. Mais ils ont également pour mission de devancer le patron, d’avoir une vision globale de l’évolution du pouvoir sur le lieu de travail, notamment en encourageant le passage à une production écologique.

Le syndicat peut se battre plus intelligemment lorsqu’il ne se contente pas de réagir aux plans patronaux et si les membres ont discuté préalablement de leurs propres objectifs pour faire évoluer le travail.

La première tâche consiste à ouvrir le débat en sortant des chemins classiques. Quelles que soient les bonnes intentions, l’adoption de résolutions et la création de « comités verts » isolés ne permettent pas d’infléchir le pouvoir des travailleurs. Il faut une large participation pour identifier les objectifs communs, les processus de travail spécifiques qui doivent être modifiés et les points de friction pour faire pression sur la direction.

TRACER LA VOIE

Les membres des syndicats de l’aviation en Angleterre et au Québec ont mis en place des «assemblées de travailleurs » pour tracer leur propre voie pour l’industrie. En effet, peu d’industries ont un avenir aussi incertain que l’aviation. Les avions de taille moyenne parcourent moins d’1,6 km par 4 litres de kérosène et, jusqu’à présent, les substitutions écologiques ne sont que de coûteux courants d’air. Les lois visant à réduire la pollution peuvent également servir de prétexte aux patrons pour supprimer des emplois. Le chaos climatique provoque déjà des turbulences risquées pour les équipages.

Les travailleurs s’inquiètent du fait que la direction n’a pas de véritable plan pour résoudre ces problèmes. « Je pensais que l’industrie était prête à changer de l’intérieur, puis j’ai progressivement réalisé à quel point c’était de l’écoblanchiment », a déclaré l’ancien pilote britannique George Hibberd – l’écoblanchiment consistant à faire passer les pratiques ou les productions pour plus respectueuses de l’environnement qu’elles ne le sont en réalité.

« J’ai rejoint un comité environnemental au sein de mon syndicat, mais nous étions ultra-minoritaires. À l’époque, l’approche officielle du syndicat était la suivante : « Nous avons besoin d’actions en faveur du climat, mais tout le monde doit s’en occuper sauf nous. »

George Hibberd et d’autres travailleurs de l’aéronautique ont donc formé le groupe Safe Landing. Ils ont commencé en 2023 par un atelier de trois heures dans le centre d’ingénierie aéronautique de Bristol. La ville a versé une allocation aux travailleurs pour qu’ils puissent y participer. Trente travailleurs se sont formés auprès de quelques experts techniques sur les défis et les perspectives de l’écologisation des avions, puis ils ont débattu de la meilleure voie à suivre.

L’objectif, selon George Hibberd, est d’organiser de grandes assemblées de membres, choisis comme des jurys par leurs syndicats, qui élaboreront un « plan industriel national » afin d’exiger des mesures de la part des patrons et des hommes politiques. « Nous voulons donner aux travailleurs la possibilité de décider de l’évolution de leur secteur d’activité, plutôt que de suivre aveuglément les directives de leur patron. »

POUR NOUS, POUR LE MONDE

L’inspiration de cet atelier s’est répandue au Québec, où 20 membres d’Unifor et des responsables d’une grande usine de jets privés de Bombardier, aidés par le groupe Travailleuses et travailleurs pour la justice climatique, ont tenu une session d’une journée en novembre dernier.

Ils ont discuté des risques que les catastrophes climatiques, d’une part, et les changements rapides de politique, d’autre part, font peser sur leurs emplois. Ils ont inventorié les aspects de leur travail qu’ils souhaitaient conserver ou modifier et les ont placées sur un graphique X-Y : un axe était « important pour nous », l’autre, « important pour le monde ».
Ils ont ensuite esquissé cinq changements qu’ils souhaitaient voir figurer dans leur prochain contrat syndical ; l’un de ces changements consistant à imposer un siège syndical au conseil d’administration de l’entreprise afin de « surmonter la culture du secret ». Ils ont également appelé à un sommet national des travailleurs de l’aviation sur l’avenir de l’industrie et ont exhorté les syndicats à créer un espace pour la formation des travailleurs et le débat « afin de permettre aux membres de s’approprier ces questions ».

L’organisation Workers for Climate Justice prévoit des ateliers similaires avec les membres des syndicats de la principale compagnie gazière du Québec et d’une importante usine de transformation du bois.

CHOISIR LE BON MOMENT

La meilleure occasion pour les travailleurs de verdir leur activité se présente souvent lorsqu’une industrie est en plein essor et qu’elle a besoin de main-d’œuvre. Dans les années 1970, les ouvriers du bâtiment et les conducteurs de bulldozers australiens ont commencé à refuser de raser les forêts ou les maisons des ouvriers, dans le cadre d’un mouvement connu sous le nom de Green Bans (« Interdictions vertes »). La conjoncture de l’époque leur a permis d’organiser de nouveaux membres, de démocratiser leur syndicat, puis de faire grève.

À l’inverse, les fermetures et les licenciements imminents peuvent inciter à réflechir à la reconversion. Lorsqu’en 1974,  la société britannique Lucas Aerospace a annoncé une restructuration et des suppressions d’emplois, les « shop stewards » et les travailleurs ont élaboré des propositions alternatives de production[2]. Ils ont proposé des plans détaillés pour la fabrication d’une série de produits socialement utiles, tels que des pompes à chaleur, des panneaux solaires, des éoliennes et des tramways. Les propriétaires de l’entreprise ont finalement choisi de fermer l’usine plutôt que de donner suite à ces projets.

Dans la même veine, la fermeture de General Motors en Ontario (Canada) en 2019 a conduit les travailleurs de l’automobile et leurs alliés à lancer la campagne Green Jobs Oshawa qui visait à construire des camions électriques dans leur usine, en particulier pour le parc automobile du service postal. Mais comme les travailleurs d’Oshawa l’ont constaté, les fermetures ont également tendance à réduire le pouvoir d’un syndicat sur le lieu de travail, de sorte qu’il devient essentiel de pousser à l’action communautaire et au financement gouvernemental.

PARTIR DU BON PIED

Un autre moment prometteur est celui où les industries démarrent à peine. Souvent, la direction ne sait pas ce qu’elle fait, de sorte que le processus de travail peut être remis en question. C’est ce qu’ont expérimenté les travailleurs des usines de batteries pour les véhicules électriques Ford BlueOval et GM Ultium. Ils luttent pour instituer des normes de sécurité et d’environnement dans cette industrie émergente. Bien que les véhicules électriques réduisent de moitié la pollution climatique des voitures à essence sur toute leur durée de vie, les usines de batteries sont en proie à des fuites de produits chimiques, des chocs électriques, des explosions et des incendies.

Dans les années 1970, les membres de l’US Oil, Chemical, and Atomic Workers ont demandé à des médecins et à des scientifiques de visiter leurs usines afin de repérer les produits dangereux auxquels les travailleurs étaient exposés. Le dirigeant syndical Tony Mazzocchi avait eu dès cette époque l’intuition que la sécurité sur le lieu de travail et la pollution environnementale étaient étroitement liées: si une industrie rejette des polluants dans l’environnement, il est probable qu’elle expose d’abord et avant tout les travailleurs. Les scientifiques se sont ensuite organisés avec le syndicat pour obtenir de nouvelles lois sur la santé et la sécurité.

Aujourd’hui, les nouvelles lois et les nouveaux plans de gestion pour les transitions vertes sont une arme à double tranchant pour le pouvoir des travailleurs. Les PDG peuvent se servir des perturbations comme d’une excuse pour éliminer les syndicats, externaliser ou licencier. Mais ces bouleversements peuvent aussi offrir une chance aux syndicats de changer nos industries aux conditions des travailleurs, pour la planète que nous méritons.

Traduction Patrick Silberstein


[1] Keith Brower Brown est responsable pour Labor Notes des questions liées au changement climatique. Article publié dans Labor Notes, 27 mars 2025, https://labornotes.org/2025/03/stewards-corner-organizing-green-your-job-what-works.

[2] NdT. Voir notamment Jean-Pierre Hardy, « Lucas Aerospace : contre-plans ouvriers alternatifs », https://autogestion.asso.fr/lucas-aerospace-contre-plans-ouvriers-alternatifs/; Mika Minio-Paluello, « Green New Deal et plan alternatif chez Rolls Royce »,https://autogestion.asso.fr/green-new-deal-et-plan-alternatif-chez-rolls-royce/; et Collectif, « Pensons l’aéronautique pour demain», dans Autogestion, l’encyclopédie internationale, vol. 11, Paris, Syllepse, 2022, www.syllepse.net/autogestion-l-encyclopedie-internationale-_r_76_i_896.html.