Pour les constitutionnalistes, le retour au pouvoir de Trump a créé un véritable vertige. La violation systématique des procédures légales et des normes constitutionnelles établies s’est déroulée à un rythme effréné, donnant lieu à plus d’une centaine de procédures judiciaires, un chiffre qui ne cesse d’augmenter.
Trump a émis une avalanche de décrets qui violent explicitement les lois du Congrès ainsi que le contenu de la Constitution, sur tous les sujets, du refus de la citoyenneté par le droit du sol à la lutte contre les mesures d’inclusion fondées sur la race, le sexe et l’orientation sexuelle, en passant par la dissolution d’agences gouvernementales établies par la loi. Parallèlement, Elon Musk s’est vanté de vouloir prendre le contrôle du gouvernement fédéral, dans le but de privatiser « tout ce qui peut raisonnablement l’être » en procédant à des licenciements massifs, à la vente d’actifs publics (dont « 443 propriétés fédérales », auxquelles pourraient s’ajouter d’innombrables œuvres d’art appartenant au domaine public) et au démantèlement de services essentiels : le tout en violation des dispositions du Congrès et de la Constitution interdisant aux citoyens non confirmés par le Sénat d’effectuer des tâches dévolues aux hauts fonctionnaires.
Ces éléments ont conduit certains commentateurs à établir des analogies entre ce qui se passe aux États-Unis et la situation de la Russie post-soviétique dans les années 1990. Cette période a connu la privatisation quasi complète de l’État russe et une redistribution massive des richesses entre les mains d’un petit nombre de kleptocrates, à l’abri de toute sanction, à l’exception de celles que leurs rivalités pouvaient les amener à s’imposer mutuellement. Mais il existe peut-être un lien plus profond avec l’histoire de la Russie : le système constitutionnel américain du XXe siècle s’est forgé et a trouvé son sens dans son antagonisme avec l’Union soviétique. Les principes fondamentaux américains, qui allient le concept de l’égalité raciale à un État-providence limité, se sont consolidés au cours de trois décennies décisives, du New Deal des années 1930 à la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide et la révolution des droits civiques des années 1960.
De nos jours, l’Union soviétique a disparu depuis longtemps. Et maintenant, Trump (un milliardaire élu), Musk (un milliardaire non élu et bien plus riche) et une petite coterie de fidèles cherchent à provoquer l’effondrement de ce modèle constitutionnel américain en concurrence avec le leur. Leur action ne permet pas de savoir ce qui est à venir. Mais elle modifie fondamentalement le terrain sur lequel la gauche américaine intervient et nécessitera un mode d’opposition politique que le pays n’a pas connu depuis les années qui ont porté Roosevelt au pouvoir.
*
Pour comprendre ce qui se passe, il est nécessaire de saisir le fondement de l’ordre constitutionnelaméricain. Celui-ci comprend une série de composantes idéologiques et institutionnelles qui correspondent à ce que le sociologue suédois Gunnar Myrdal a qualifié en 1944 de « credo américain », à savoir l’idée que les États-Unis incarnaient la promesse d’une liberté égale pour toutes et tous. À une époque de rivalité planétaire avec l’Union soviétique dans un monde en voie de décolonisation, les élites nationales se sont explicitement ralliées à ce credo constitutionnel. Ses éléments constitutifs consistaient notamment en une compréhension de la Constitution comme étant fondée sur l’élimination progressive des inégalités raciales, sur la base des principes de la lutte contre la discrimination ; une conception antitotalitaire des libertés civiles et des droits à la liberté d’expression ; une défense du capitalisme de marché, partiellement contrebalancée par un État de droit et de protection sociale constitutionnellement établi ; l’acceptation de contrôles et de contrepoids institutionnels, avec les tribunaux fédéraux, en particulier la Cour suprême, en tant qu’arbitre ultime de la loi ; et un attachement à la suprématie mondiale des États-Unis organisée par un pouvoir présidentiel fort.
Tout cela montre clairement que ce n’est pas seulement le progressisme racial qui est attaqué. Les collaborateurs de Trump déchaînent le pouvoir présidentiel de manière à exploiter les tensions internes du système pour faire s’effondrer les dispositions constitutionnelles qui en constituent le fondement. Nous pouvons le constater avec les décisions de Trump de suspendre l’octroi de fonds, de retirer les habilitations de sécurité, d’interdire les discours « pro-diversité » ou d’expulser et peut-être même de traduire en justice des individus pour cause de participation à des manifestations. Bien sûr, l’ordre établi du milieu du XXe siècle a toujours connu des pratiques maccarthystes et n’a pas tenu ses promesses d’intégration, que ce soit par l’internement des Japonais ou les violations des droits pendant la « guerre contre le terrorisme ». Pourtant, après le déclin de la « peur du rouge » des années 1950, le maccarthysme, en tant que projet visant à attiser la peur généralisée, a été considéré par les élites politiques comme fondamentalement « anti-américain » et inconstitutionnel.
Ces pratiques répressives n’ont jamais disparu, mais elles étaient généralement réservées à des groupes défavorisés relativement circonscrits, tels que les radicaux noirs ou les critiques arabes et musulmans de la politique étrangère américaine (en particulier d’origine palestinienne). Ainsi, le soutien de Biden à la répression des manifestations contre la guerre à Gaza s’inscrit dans cette histoire houleuse de la période qui a suivi les années de la « peur du rouge ». En revanche, l’administration Trump, s’appuyant sur les dispositions sécuritaires de l’ère McCarthy et même des années 1790, a commencé à instrumentaliser l’action militante en faveur de la Palestine pour réprimer de manière radicale la liberté d’expression des citoyens non américains. Elle utilise également cette action militante, ainsi que les programmes universitaires et les mesures mises en place par les institutions autour de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (DEI), comme prétextes pour porter un coup sans précédent à l’autonomie interne et à la liberté académique des universités. Cette attaque s’inscrit dans le cadre d’une offensive plus large contre la liberté d’organisation du centre et de la gauche américains, qui vise actuellement les cabinets d’avocats proches du Parti démocrate et pourrait bientôt s’étendre aux groupes de la société civile et aux plateformes de collecte de fonds.
Le détournement du pouvoir présidentiel effectué par les représentant.e.s de Trump en vue de démanteler l’appareil administratif de l’État, et peut-être aussi les grandes avancées sociales du milieu du XXe siècle, s’opère de manière similaire. Il pousse à l’instabilité l’équilibre constitutionnel établi entre capitalisme et régulation, pouvoir présidentiel et pouvoir judiciaire, de telle sorte que l’ordre ancien est de plus en plus difficile à maintenir. La pratique constitutionnelle américaine a toujours fait preuve d’un dualisme classique. Le pacte du milieu du siècle était régi à la fois par une Cour suprême à l’autorité impériale et par une présidence à l’autorité tout aussi impériale. Concrètement, l’attachement commun de l’élite à la domination mondiale des États-Unis signifiait que les tribunaux s’en remettaient au président pour les questions de sécurité nationale, ce qui permettait aux présidents de jouir d’un pouvoir de coercition extraordinaire à l’étranger ou aux frontières et d’agir dans le domaine des affaires étrangères comme un législateur quasiment incontrôlé.
Cette forme de déférence était le résultat d’une série de décisions de justice datant de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide, dans lesquelles les juges s’abstenaient largement d’exiger des comptes sur les pratiques sécuritaires, telles que les extraditions de communistes ou le déclenchement de la guerre du Vietnam. Cela ne signifiait pas que les tribunaux ne contrôlaient jamais l’action de l’exécutif en matière d’affaires étrangères, mais que ces rares moments de contrôle s’inscrivaient dans un contexte de permissivité générale. Cette attitude de déférence « là-bas » s’est combinée à l’exercice par les tribunaux de contrôles étendus sur des questions considérées comme nationales, au point que le pouvoir judiciaire fédéral a effectivement fait office d’organe décisionnel dont les décisions finales vis-à-vis des autres instances du pouvoir étaient acceptées sans discussion. Cet équilibre a persisté parce que tant les tribunaux que les présidents ont largement accepté cette répartition des compétences entre affaires étrangères et affaires intérieures.
Mais à mesure que le pouvoir judiciaire fédéral américain devenait de plus en plus conservateur, la relation entre la présidence et le pouvoir judiciaire a pris une nouvelle dimension. Dans le domaine domestique, les tribunaux ont commencé à utiliser ce vaste pouvoir décisionnel pour s’attaquer à la réglementation économique, et ce, en élargissant le pouvoir présidentiel à l’intérieur même du pays. Pendant des décennies, des avocats conservateurs ont élaboré des arguments juridiques pour expliquer pourquoi les agences créées par voie législative constituaient une menace pour un « exécutif unitaire », c’est-à-dire le pouvoir intérieur du président de déterminer du fonctionnement de l’exécutif, indépendamment des directives législatives. Les décisions récentes des tribunaux n’ont peut-être pas démantelé les agences existantes. Mais elles ont eu deux effets : elles ont donné aux juges plus de pouvoir sur les procédures et les décisions des agences, sapant ainsi des acquis réglementaires établis de longue date. Et elles ont remis en question la possibilité qu’une législation inspirée du New Deal puisse limiter le pouvoir présidentiel de décision unilatérale en matière de fonction publique. En effet, la jurisprudence conservatrice sapait silencieusement les fondements de l’État administratif du milieu du siècle, donnant aux juges de droite un plus grand pouvoir pour affaiblir les agences et aux futurs présidents de droite un plus grand pouvoir pour faire de même.
Et donc, tout comme dans d’autres domaines, les décrets de Trump – démantelant unilatéralement les institutions fédérales au mépris des lois du Congrès ou des injonctions des tribunaux – exploitent les faiblesses du système constitutionnel. Comme ceux qui entourent Trump ne le savent que trop bien, une fois les agences fermées, le personnel licencié et les bâtiments vendus, il sera extrêmement difficile de reconstituer le cadre administratif antérieur. Ces dernières années avaient peut-être été ponctuées par des agressions judiciaires conservatrices de faible envergure contre les agences fédérales, soutenues par l’application au coup par coup de certaines théories en matière de pouvoir exécutif. Aujourd’hui, Trump et son équipe s’emparent de ces théories et appliquent la force brute d’un président impérial sans limites – que l’on a déjà pu voir à l’œuvre lors d’interventions à l’étranger – au fonctionnement quotidien de la gestion des affaires publiques nationales. C’est l’autoritarisme planétaire qui s’installe chez nous.
*
Comment les États-Unis en sont-ils arrivés là ? Tout d’abord, il est essentiel de comprendre que les institutions juridiques et politiques américaines sont notoirement antidémocratiques. Elles sont organisées autour d’un système étatique qui accorde la représentation sur une base géographique plutôt qu’à des individus, et qui comprend de nombreux mécanismes de veto qui réduisent le caractère décisif du vote. Cette fragmentation est obtenue par le biais du Collège électoral, du Sénat, de la structure et du processus de nomination de la magistrature fédérale, ainsi que de la marge de manœuvre des États pour redécouper les circonscriptions, limiter le droit de vote ou faire obstacle aux programmes nationaux d’intérêt général. Comme nous l’avons vu, ce n’est que dans les circonstances extraordinaires du milieu du XXe siècle que l’État-providence limité et le « libéralisme racial » issus du New Deal ont été intégrés à la Constitution. Cela a nécessité un degré remarquablement élevé d’organisation et de mobilisation des travailleurs dans le contexte de la Grande Dépression. Et plus tard, cela s’est nourri du spectre de l’Union soviétique, de sorte que les élites politiques étaient prêtes à rechercher un compromis entre les partis afin de mettre en œuvre des réformes dans le domaine de la discrimination raciale, considérées par le centre-gauche comme par le centre-droit comme un impératif de sécurité nationale.
Mais à mesure que la guerre froide s’est atténuée et, surtout après l’effondrement de l’Union soviétique, la droite, de plus en plus enhardie, a été moins contrainte de respecter le pacte constitutionnel du milieu du siècle. Celui-ci a toujours suscité l’opposition virulente de l’ethno-nationalisme américain, une force puissante et persistante dans la vie collective, qui n’a pas disparu après les avancées des droits civiques des années 1960. Alors que nous avons tendance à nous concentrer sur la manière dont la guerre froide a entraîné aux États-Unis la répression violente des socialistes et autres militants de gauche, la perception du besoin de faire front commun contre l’Union soviétique a également incité les responsables politiques de droite à endiguer l’extrême droite, notamment en se livrant à une subtile chorégraphie avec le nationalisme blanc américain, à l’aide de « signaux codés » pour signifier leur sympathie tout en s’abstenant de cautionner explicitement certaines prises de position idéologiques.
Cependant, une fois l’URSS disparue, nous avons assisté à l’émergence progressive d’une droite réactionnaire prête à rompre tous les accords économiques et raciaux existants. Stratégiquement, la droite s’est concentrée sur le recours aux outils qui permettent d’exercer un pouvoir minoritaire dans l’ordre constitutionnel existant, avec ou sans majorité électorale. Au fil du temps, les avantages institutionnels de la représentation étatique lui ont permis de s’emparer de la Cour suprême, du Sénat et même de la présidence à deux reprises, malgré la perte de la majorité électorale. Plus fondamentalement, elle a instauré au sein de l’appareil du Parti républicain et de sa base électorale une culture qui considérait la démocratie multiraciale comme une menace quasi existentielle.
Dans le même temps, l’ordre constitutionnel souffrait du poids de ses propres limites idéologiques et institutionnelles. Les deux dernières décennies ont été marquées par une série de crises sociales – dont la plus importante a été l’effondrement financier et ses répercussions en cascade – qui ont mis en évidence la nécessité d’un renouvellement constitutionnel. Pourtant, les politiciens des années 2000 et 2010, qu’il s’agisse de Bush et McCain ou d’Obama, des Clinton et de Biden, étaient tributaires de l’ancien pacte, axé sur le caractère exemplaire des institutions américaines, la foi dans le libéralisme de marché, la valeur morale de l’interventionnisme mondial et la nécessité de réformes raciales mineures. Le problème, bien sûr, était que ces engagements avaient contribué à générer nombre des problèmes endémiques du pays et qu’ils ne pouvaient certainement pas les résoudre maintenant.
Pendant ce temps, la nature sclérosée du système constitutionnel impliquait que même lorsque les Démocrates contrôlaient les leviers du gouvernement, il devenait presque impossible de s’attaquer à ces questions. Sans le soutien populaire de l’époque du New Deal ou l’engagement bipartite en faveur du progressisme racial, pratiquement toute initiative démocratique significative était vouée à l’échec. Même si elle était adoptée par la Chambre des représentants, il fallait, avec le recours à l’obstruction systématique, obtenir soixante voix sur cent au Sénat. Mais le Sénat, en raison de la surreprésentation des zones rurales et des petites agglomérations, penchait déjà massivement en faveur de la minorité républicaine. Pour les démocrates, obtenir soixante voix signifiait donc remporter une supermajorité par-dessus une supermajorité. Les outils qui avaient forgé le pacte constitutionnel de la Déclaration d’indépendance n’étaient plus opérationnels, et l’impasse qui en résultait intensifiait la désaffection politique généralisée.
Il en a résulté un ensemble de circonstances presque idéales pour l’ascension et maintenant le retour de Trump. La préservation d’un ordre constitutionnel rigide issu du XXe siècle, bien après le moment historique qui l’a engendré, a non seulement empêché les réformes nécessaires et attisé la frustration à l’égard des présidents en exercice, mais elle a également permis à Trump d’accéder à la présidence en 2016 sans l’emporter au suffrage universel, puis de restructurer la Cour suprême selon des orientations complètement en décalage avec l’opinion publique. Lorsque Trump a tenté de contester le résultat des élections de 2020, les institutions en place ont rendu extrêmement difficile l’imposition de sanctions à son encontre, que ce soit par une procédure de destitution, des poursuites judiciaires ou son exclusion des futurs scrutins. En réalité, les institutions elles-mêmes n’avaient jamais effectué le travail essentiel de facilitation des réformes ou de prévention des crises de succession ; elles avaient toujours reposé sur un degré élevé de cohésion culturelle de l’élite, que ce soit au début de la République ou à l’époque des droits civiques pendant la guerre froide. Et maintenant, cette cohésion n’existait plus du tout.
Les défaillances de la Cour suprême, que les élites du milieu du siècle avaient conçue pour inculquer des valeurs communes et contenir les conflits, l’illustrent parfaitement. La Cour, presque ouvertement partisane, a joué un rôle crucial dans cette crise, depuis les mesures visant à supprimer la voix des électeurs de droite jusqu’à l’immunité quasi totale accordée à Trump après ses tentatives de faire annuler les élections de 2020. Et avant cela, ce sont ses décisions qui ont ouvert les vannes de l’argent des grands groupes pour le financement des campagnes électorales. Résultat : aujourd’hui, quelqu’un comme Musk peut utiliser sa fortune illimitée pour à lui seul bouleverser les motivations électorales des responsables politiques, en particulier au sein du Parti républicain, puisque les dépenses engagées lors de sa campagne pour les primaires lui permettent de neutraliser à volonté les ennemis qu’il a ciblés.
*
Trump est donc bien placé pour tenter de démanteler l’ordre constitutionnel des États-Unis. Contrairement à peut-être toute autre personnalité politique de l’histoire américaine moderne, y compris Roosevelt dans les années 1930, il jouit d’une capacité remarquable à imposer la discipline de parti aux responsables républicains, un pouvoir que le compte en banque de Musk ne fait qu’amplifier. Trump n’est peut-être pas en mesure de garantir l’élection d’un candidat qu’il soutient, mais ses liens avec sa base électorale signifient que les candidats qui n’ont pas sa faveur seront presque certainement écartés. En outre, il semble motivé par des griefs mesquins et un désir personnel de vengeance ; d’où l’importance qu’il accorde à l’amnistie de ses partisans et à la chasse à quiconque aurait précédemment tenté de s’n prendre à lui. Ce faisant, il a fait de la loyauté personnelle une valeur sacrée et a permis à ses partisans les plus zélés d’exercer une influence politique significative. Il en résulte un second mandat dominé par des idéologues d’extrême droite comme Russell Vought du Project 2025, ou Ed Martin, aujourd’hui au ministère de la Justice, qui sont bien moins motivés par des calculs électoraux que le responsable républicain typique.
De même, Musk semble avoir pour priorité l’accroissement de son pouvoir et son enrichissement personnel, et sa démarche est motivée par l’objectif connexe d’éliminer les contraintes que l’État fédéral impose aux entreprises privées. Ses initiatives visant à licencier en masse les fonctionnaires fédéraux sont révélatrices à cet égard. Bien que le New Deal n’ait jamais systématiquement cherché à limiter l’arbitraire de l’employeur dans le secteur privé, il a instauré des protections au niveau fédéral qui ont restreint le pouvoir des employeurs par rapport à ce qui se faisait ailleurs. L’objectif de Musk est de mettre fin à cette contrainte et de subordonner tous les emplois, publics ou privés, aux diktats des employeurs. Bien qu’il s’agisse clairement d’objectifs anciens de la droite, Musk agit également de manière indirectement motivée par des calculs électoraux. Pour Musk, le parti semble surtout être un outil utile pour libérer les entreprises du contrôle démocratique.
Cette conjonction de facteurs a suscité une volonté d’aller bien au-delà des limites qui ont traditionnellement freiné les républicains par le passé. Pourtant, l’administration est confrontée à des vents contraires non négligeables. Pour commencer, malgré l’idée d’un mandat évoquée par Trump, il reste historiquement impopulaire, n’ayant pas réussi à obtenir 50% des voix lors des élections de novembre. Sa victoire a été fondamentalement obtenue par défaut, en raison du rejet du président sortant lors d’un scrutin où la participation a été plus faible qu’en 2020. Et malgré les discours des Républicains selon lesquels Trump tient ses promesses électorales, la vérité est qu’il a nié vouloir mettre en œuvre des éléments clés de cette rupture constitutionnelle lors de sa campagne électorale, déclarant lors du premier débat : « Je n’ai rien à voir avec le Projet 2025 ». Pour de nombreux électeurs, Trump était considéré en 2024 comme un « modéré » et peu attaché à une idéologie particulière, une perception qui a favorisé sa campagne.
S’il dispose sans doute d’une base de soutien puissante, celle-ci reste minoritaire. Ce projet d’extrême droite ne bénéficie d’aucun soutien majoritaire, même de loin. En effet, la vision dérégulatrice de l’ère néolibérale a perdu de plus en plus de terrain au cours de la dernière décennie. Sa mise en œuvre dans une version extrême n’est viable qu’à court terme en raison de la discipline que Trump et Musk peuvent imposer au parti.
Mais l’horloge tourne, à la fois en raison de l’âge de Trump et de la limite de deux mandats (le narcissisme du président fait qu’il ne semble pas s’intéresser à la question de sa succession). De fait, l’une des conséquences probables à moyen terme de l’offensive trumpiste pourrait être le succès des Démocrates aux élections de mi-mandat de 2026 et un retour des Démocrates à la Maison Blanche en 2028, compte tenu de la prédominance du sentiment d’opposition au président sortant. Tant que les élections aux États-Unis restent plus ou moins équitables, il n’y a pas de chemin clairement tracé pour permettre à Trump, Vought, Musk, Martin et d’autres de consolider un nouvel ordre constitutionnel qui remplacerait l’ancien. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles les trumpistes s’efforcent de mobiliser la machinerie étatique pour attaquer l’infrastructure institutionnelle du Parti démocrate : ses avocats, sa capacité à mobiliser les électeurs et ses réseaux d’ONG. Outre la punition des opposants à Trump, l’un des objectifs pourrait être de restreindre la force électorale démocrate sur le modèle des mesures de suppression des électeurs prises dans les années 2010 mais dont l’efficacité a finalement été limitée. S’il est trop tôt pour prédire l’issue de cette opération, il est clair que la base trumpiste n’est de loin pas assez importante pour rendre possible la répétition de telles opérations lors d’élections libres.
Cela ne veut toutefois pas dire que les effets potentiels de l’offensive en cours contre l’ordre constitutionnel existant sont à négliger. Si Vought et Musk parviennent à démanteler une grande partie de l’appareil étatique de réglementation et de protection sociale, il sera probablement impossible de le reconstituer sous sa forme antérieure. Compte tenu du contrôle de la Cour suprême par les trumpistes, on peut donc imaginer un résultat contrasté où certaines des mesures de l’administration seront finalement jugées inconstitutionnelles tandis que d’autres seront maintenues. Bien que ce résultat puisse suffire à satisfaire les centristes qui estimeraient alors que l’ordre ancien reste en place, la situation réelle sera néanmoins celle d’une compétence réglementaire considérablement réduite ainsi que d’un démantèlement plus poussé des réformes raciales et des droits fondamentaux des ressortissants étrangers. Élément crucial, alors que les principes fondamentaux de l’égalité raciale et des libertés civiles étaient autrefois inscrits dans un pacte partagé par les plus hautes sphères dirigeantes, ils pourraient désormais bien être remis en question à chaque échéance électorale.
Un tel résultat montre à quel point l’offensive constitutionnelle de Trump est fondamentalement une offensive culturelle dirigée contre les convictions fondamentales forgées au cours du XXe siècle. La politique d’extrême droite aux États-Unis épouse une conception ethnonationaliste ouverte d’essence chrétienne, doublée d’un individualisme forcené et cupide. Faire passer de telles idées pour normales s’inscrit dans une stratégie politique d’ensemble. Ceci est visible dans les vidéos réalisées ou promues par la Maison Blanche, qui se délectent de cruauté envers les immigrants ou transforment le nettoyage ethnique des Palestiniens en une plaisanterie sur les tours Trump à Gaza.
Effectivement, les coups portés à l’État administratif et aux universités s’inscrivent dans cette volonté de refonder la vie en société selon les valeurs de l’extrême droite. Même après une privatisation à grande échelle, l’État trumpiste aurait encore un rôle à jouer, mais en tant que lieu de pouvoir coercitif contre ceux qui sont perçus comme des ennemis et les éléments extérieurs, et en tant que source de subventions frauduleuses pour les kleptocrates de l’intérieur. L’université trumpiste aurait également sa fonction, mais en tant que moteur néolibéral encore plus extrême pour le retour sur investissement, en relation avec la promotion d’une culture de la « civilisation occidentale ».
*
Quelles implications pour la gauche ? Une réponse courante aux agissements de Trump a été de se rassembler autour de la Constitution et même de croire que les tribunaux sauveront le pays. On le voit dans l’idée que, en refusant de se conformer aux décisions de justice, Trump a déclenché une « crise constitutionnelle » ou une « mise à l’épreuve de sa résistance » – ce qui implique que tout pourrait encore revenir à la normale tant que les responsables écoutent les juges. Contre ce raisonnement, nous devons rappeler que c’est le système constitutionnel qui a ouvert la voie à l’ascension, au retour et à l’offensive actuelle de Trump. Compte tenu de la mainmise de la droite sur la magistrature fédérale, tout regain de confiance dans les juges n’est que le reflet du désir des Démocrates de convaincre suffisamment de bons Républicains de revenir à la raison et de désavouer Trump : un plan qui a échoué à plusieurs reprises.
Ce n’est pas en raison d’une confiance de principe dans les juges ou les normes constitutionnelles qu’il faut s’opposer à la violation des décisions de justice par Trump. La paralysie du système constitutionnel, aggravée par un mécanisme d’amendement impossible à mettre en œuvre, a fait que nombre des acquis démocratiques du pays, de la Reconstruction au New Deal, ont eux-mêmes nécessité un certain degré de transgression des règles. Les grands mouvements sociaux du passé, de l’abolition des esclavages aux droits civiques, en passant par le droit du travail et le droit de vote des femmes, ont appelé à défier les décisions de justice injustes qui ont maintenu l’esclavage, la ségrégation et la privation des droits civiques, ou criminalisé la syndicalisation. Compte tenu du contrôle actuel de la droite sur les tribunaux, la gauche pourrait se retrouver dans une situation similaire dans les années à venir, et appeler à la désobéissance civile à l’autorité judiciaire.
La gauche devrait néanmoins soutenir fermement les actions en justice et dénoncer le mépris de Trump pour les tribunaux, mais pour des raisons différentes. Ces actions sont un moyen, bien que limité, de protéger les plus déshérités contre une violence débridée. Et plus généralement, le mépris de Trump témoigne de l’acceptation générale de l’impunité par l’administration, qu’il s’agisse de tentatives de remise en cause du résultat des élections, de corruption massive, de licenciements arbitraires ou de représailles contre des opposant.e.s politiques. Aucun système démocratique, libéral ou socialiste, ne peut fonctionner si une clique puissante peut systématiquement s’exonérer de la loi tout en utilisant les rouages de l’État pour répandre la peur et l’intimidation.
L’exemple du New Deal rappelle également à la gauche américaine la nécessité de construire une base populaire capable d’imposer des changements significatifs dans l’ordre constitutionnel. Même avant l’agression actuelle de Trump, cet ordre avait échoué en tant que mécanisme permettant de résoudre les crises interconnectées de notre époque : économique, écologique, raciale. Toute perspective réelle de changement positif exigera une majorité solide, même si elle est inférieure aux très fortes majorités que nous avons connues dans la première moitié du XXe siècle. C’est une condition préalable essentielle pour que la gauche puisse rompre avec les règles, mais au nom de la démocratie.
*
Il est certainement envisageable que la faiblesse des Démocrates conduise à une nouvelle victoire républicaine lors des prochaines élections. Cependant, si les Démocrates se retrouvent au pouvoir, leur victoire pourrait s’avérer aussi creuse que celle de Trump : une victoire par défaut, remportée par un.e candidat.e parce que non sortant.e. S’ils parviendront peut-être à stopper les pires éléments de l’extrême droite américaine à court terme, en l’absence de véritables transformations au sein du parti lui-même, ils ne feront que reproduire le cycle de la désaffection à l’égard des sortant.e.s.
Malheureusement, rien dans le Parti démocrate actuel ne suggère qu’il comprenne la tâche que cela implique, ou qu’il soit capable de se comporter comme une opposition organisée et coordonnée. La récente défection de Chuck Schumer, le chef de la minorité au Sénat, qui n’a pas soutenu la direction élue du parti dans ses démarches visant à empêcher Trump d’obtenir l’adoption d’un budget, témoigne d’un manque de cohérence et de courage internes. L’appareil et les dirigeant.e s démocrates semblent prendre des décisions en fonction de leurs objectifs électoraux immédiats, sans tenir compte du contexte politique plus large. Alors que Trump et ses partisans agissent comme une avant-garde, la hiérarchie démocrate a été tellement façonnée par les règles de l’ancien pacte constitutionnel qu’elle semble manifestement incapable de s’en écarter.
Il en résulte une possible ouverture pour la gauche américaine. Alors que les démocrates centristes tentent en vain de maintenir l’ancien ordre constitutionnel et que l’extrême droite ne parvient pas à le remplacer par autre chose que la prédation et la xénophobie, le rôle des forces socialistes démocratiques pourrait être de proposer un autre choix crédible. Un telle initiative devra prendre de multiples formes. Elle nécessitera de défendre les personnes particulièrement vulnérables aux attaques de Trump, parmi lesquelles les non-citoyens, les personnes transgenres et les militants des droits des Palestiniens. Les politiciens et les commentateurs centristes ont fait preuve d’une volonté manifeste de mettre de côté tous ces groupes, en partie par pure suspicion idéologique, en partie par pur opportunisme électoral. Mais il est une leçon qu’a apprise depuis longtemps l’opposition politique confrontée à des régimes autoritaires, que ce soit dans le Sud des États-Unis à l’époque de la ségrégation ou ailleurs, et c’est que la volonté de défendre ses principes est un moyen essentiel d’instaurer la confiance et la solidarité entre les mouvements, y compris en période électorale. Cela implique de prendre des risques, même lorsque cela n’est pas dans l’intérêt immédiat du parti. Et l’incapacité de nombreux Démocrates à agir ainsi, c’est ce qui ouvre la voie aux formations de gauche.
Deuxièmement, la gauche doit mettre en place des structures qui puissent jeter les bases de changements transformateurs, tant au niveau de la Constitution que de la société dans son ensemble. Cela implique de protéger et de développer les institutions porteuses de sens – syndicats de travailleurs et de locataires, formations politiques de toutes sortes, lieux de liberté académique et d’autonomisation des travailleurs dans les universités, pour n’en citer que quelques-unes – qui intègrent les valeurs de démocratie et de solidarité dans la vie quotidienne. Prenons l’exemple des partis politiques. Aux États-Unis comme dans d’autres régions du monde, les partis ont longtemps joué le rôle de communautés sociales, proposant toute une gamme de services et de dispositifs et intégrant les individus dans leur environnement social au sens large. Mais aux États-Unis, le parti n’est pas une véritable organisation qui repose sur l’adhésion de ses membres, et encore moins une communauté sociale. Il s’agit exclusivement d’un moyen pour les élites liées à l’appareil officiel de se présenter aux élections et d’exercer des fonctions officielles. Les Américain.e.s interagissent rarement avec le parti, sauf pendant la période électorale, lorsque des sommes considérables sont dépensées au profit des futur.e.s élu.e.s.
Kamala Harris a réussi à récolter plus d’un milliard de dollars malgré sa défaite. Imaginez qu’un parti ait plutôt utilisé ses vastes ressources pour créer des structures au niveau local. Bien sûr, il existe des règles électorales fédérales aux États-Unis visant à limiter l’achat direct de votes, même si ces règles ont grandement facilité la tâche des entreprises et des milliardaires qui ont pu faire exactement la même chose. Mais cela n’empêche pas de réfléchir de manière créative à l’infrastructure communautaire plus large dans laquelle un parti s’inscrit. Les Black Panthers ont sans aucun doute commis de nombreuses erreurs stratégiques, voire éthiques, mais ils se considéraient comme une formation d’opposition ancrée dans la société civile. Parmi leurs réalisations concrètes les plus durables, on peut citer la fourniture de services à certaines des personnes les plus marginalisées du pays (petits-déjeuners pour les enfants, dispensaires, ambulances, vêtements, services de bus, soutien aux prisonniers et centres éducatifs). Il s’agissait de réponses à un besoin social réel, qui s’inscrivait dans une démarche d’intégration des populations locales au cadre organisationnel du parti. Ils cherchaient à créer, selon les termes de l’historien du populisme Lawrence Goodwyn, une « culture du mouvement » en opposition à celle qui prévalait.
C’est une leçon que la gauche pourrait retenir, compte tenu des initiatives parallèles de l’extrême droite en vue d’établir l’hégémonie de sa propre culture d’opposition. Si le succès électoral de Trump est dû en partie à la capacité de l’extrême droite à créer un univers façonné autour de sa personnalité, la gauche doit élaborer un projet qui fasse contrepoids. Son objectif devrait être de transformer le monde tel que les gens le vivent au quotidien à travers la médiation assurée par ses propres institutions : au travail, à l’école, dans leurs quartiers. Elle devrait contester la réalité à ce niveau élémentaire.
Le problème, bien évidemment, est que le terrain politique actuel – façonné par le long processus d’étouffement du travail et par la richesse et le pouvoir de la classe milliardaire – est très hostile. Les militants de gauche, à l’intérieur comme à l’extérieur du Parti démocrate, sont aussi constamment attaqués par leurs adversaires centristes, plus puissants et mieux coordonnés, qu’il s’agisse des manœuvres visant à faire échouer les campagnes présidentielles de Sanders ou de la répression des manifestations sur les campus en faveur de Gaza. La bataille se mène sur un terrain difficile. Mais le fait est que ni le centre ni l’extrême droite ne peuvent offrir une issue à la décadence institutionnelle de l’Amérique. Il fut une époque où, aux États-Unis et ailleurs, un univers culturel de gauche existait, et il n’y a pas d’autre solution que de le reconstruire.
Aziz Rana
Source – Sidecar. NLR. 21 mars 2025 :
https://newleftreview.org/sidecar/posts/constitutional-collapse
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro.
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74155