Idées et Sociétés, International

Le nouvel ordre mondial multipolaire

Peer Møller Christensen  publié dans SOLIDARITET.

Le nouvel ordre mondial multipolaire sera-t-il vraiment une nouvelle forme d’impérialisme dominée par trois grandes puissances dont les dirigeants veulent tous recréer le passé glorieux de leurs États respectifs ?

Le nouvel ordre mondial multipolaire
C’est désormais une vérité confirmée : nous entrons dans un nouvel ordre mondial multipolaire. L’ordre international qui existait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est bel et bien remplacé par un nouvel ordre. La bipolarité de la guerre froide et l’unipolarité qui prévaut depuis l’effondrement du bloc européen de l’Est autour de l’Union soviétique seront remplacées par un nouvel ordre qui n’est pas dominé par une ou deux superpuissances.

La Chine et la Russie en particulier ont plaidé pour ce nouvel ordre mondial multipolaire, où la domination hégémonique des États-Unis sera remplacée par une répartition plus égale du pouvoir dans le monde. La Russie a parlé d’un monde plus équilibré et la Chine a dépeint le nouvel ordre mondial multipolaire comme étant plus équitable et laissant plus de place à l’influence du Sud.

Impérialisme multipolaire
Cependant, les récents développements qui ont suivi l’invasion russe et le rapprochement de l’administration Trump avec la Russie ont dressé un tableau autrement plus inquiétant de l’évolution vers ce nouvel ordre mondial. Ce qui émerge, c’est un ordre impérialiste continu dominé par trois grandes puissances, dont les dirigeants rêvent tous de recréer le passé glorieux de leurs pays respectifs. Xi a son « rêve chinois », Poutine parle de recréer l’« État de civilisation russe » et Trump rêve de « rendre à l’Amérique sa grandeur ».

Deux des trois principales puissances du nouvel ordre mondial multipolaire ont une histoire longue d’empires, dirigés par un empereur. Les États-Unis sont nés en combattant l’impérialisme britannique, mais ont grandi comme un État en expansion qui a annexé le Texas pris au Mexique, puis conquis les Philippines. Une part importante de son économie a été fondée sur l’esclavage. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis se sont glissés dans le rôle d’État impérialiste dans un système bipolaire puis unipolaire.

L’impérialisme et la guerre
Le colonialisme/l’impérialisme ne signifie pas nécessairement un antagonisme ou un conflit militaire permanent entre les États impérialistes. Au lieu de s’affronter militairement, ils peuvent conclure des accords sur la manière de se répartir le reste du monde. Le partage des colonies en Afrique au XXe siècle, par exemple, n’a pas été le résultat d’une guerre, mais a été décidé lors de la conférence de Berlin en 1885, où les représentants des puissances coloniales européennes se sont mis d’accord pour diviser le continent. Cela apparaît clairement sur les cartes des États africains aujourd’hui décolonisés. Les frontières suivent des lignes droites – sans tenir compte de la population ou de la topographie – parce qu’elles ont été créées par les participants à la Conférence de Berlin à l’aide d’une règle et des instruments d’écriture de l’époque, une délimitation d’unités coloniales partagées entre eux – sans tenir compte des habitant·es africain·es locaux.

La guerre en Ukraine
Le nouveau système impérialiste tripolaire ne conduira pas non plus nécessairement à des guerres immédiates entre les grandes puissances. Poutine a raison lorsqu’il souligne que la guerre en Ukraine est le début du nouvel ordre mondial. La Chine, qui déclare toujours que le principe le plus important dans les relations entre les États est la « non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays », n’a jamais condamné l’invasion russe de l’Ukraine. Donald Trump a un jour qualifié ce geste de « brillant » de la part de Poutine. Il y a quelques jours, les représentants étasuniens à l’ONU ont clairement indiqué comment la souveraineté devait être comprise dans le nouvel ordre mondial. Les représentants étasuniens à l’ONU ont voté contre des résolutions de l’ONU – à l’Assemblée générale et au Conseil de sécurité – parce qu’elles condamnaient l’invasion russe de l’Ukraine. À l’Assemblée générale, 93 États ont voté en faveur d’une telle résolution, 65 États se sont abstenus et seulement 18 États ont voté contre. Outre les États-Unis, la Biélorussie, la Corée du Nord, la Hongrie et Israël ont voté contre, tandis que l’Iran et la Chine se sont abstenus.

On peut se demander si Trump aurait eu l’idée farfelue d’annexer le Groenland, le Canada, le canal de Panama et l’annexion combinée au nettoyage ethnique de Gaza sans l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il semble s’être dit « si vous pouvez le faire, nous le pouvons aussi ». Et cela présuppose que les États-Unis déclarent à la Russie qu’ils reconnaîtront l’annexion russe de l’Ukraine orientale si le gouvernement russe cesse de se plaindre des projets d’annexion des États-Unis. Les récents développements de la politique étrangère américaine pourraient suggérer que c’est la logique que suit Trump.

Armes nucléaires et multipolarité militaire
La base des relations de pouvoir dans le nouveau système impérialiste est la possession d’armes nucléaires. En fait, l’aspect militaire du nouvel ordre mondial n’est pas plus nouveau que le fait que la multipolarité militaire se superpose à la structure plus générale de la bi- et de l’unipolarité depuis que le monopole américain sur les armes nucléaires a disparu.

Depuis lors, les puissances nucléaires ont eu les coudées franches pour attaquer les États non nucléaires sans que les autres puissances nucléaires ne s’en mêlent, car elles avaient toutes peur de déclencher une guerre nucléaire. La guerre en Ukraine n’est pas la première illustration de cela. Les États-Unis ont pu attaquer le Vietnam, l’Afghanistan et l’Irak, par exemple, sans risquer de rencontrer les Soviétiques/Russie sur le champ de bataille, et les Soviétiques ont pu attaquer la Hongrie et la Tchécoslovaquie sans ingérence extérieure. Pendant la guerre de Corée, alors qu’un important contingent de soldats chinois se battait du côté de la Corée du Nord contre les forces américaines de l’ONU notamment, un général américain a suggéré d’utiliser des armes nucléaires contre la Chine. Cependant, le gouvernement américain n’a pas osé le faire parce que les Soviétiques avaient testé leur première bombe nucléaire quelques années plus tôt et qu’il y avait un risque de réponse soviétique. Lorsque les Russes et les Etasuniens sont intervenus dans la guerre civile syrienne dans des camps opposés, les gouvernements étasunien et russe ont fait très attention à ne pas entrer en confrontation directe avec l’autre puissance nucléaire.

Respect de la souveraineté des États-nations
Ce qui est nouveau dans le système impérialiste émergent, c’est qu’il semble désormais que la souveraineté des États-nations n’ai plus besoin d’être respectée. Il s’agissait d’un principe fondamental du système international depuis la Seconde Guerre mondiale. Il est notamment invoqué et défendu par les anciens pays colonisés du Sud.

De nombreux gouvernements du Sud souhaitent honnêtement un ordre mondial multipolaire – plus juste et plus égalitaire. La question est toutefois de savoir si la Russie et la Chine ont vraiment intérêt à leur laisser plus d’espace lorsque cela limite leur propre liberté d’action. Quoi qu’il en soit, il est surprenant que les gouvernements de nombreux anciens pays colonisés du Sud soient incapables de voir que l’Ukraine – comme eux-mêmes – est un pays décolonisé maintenant attaqué militairement par son ancienne puissance coloniale. La solidarité devrait aller de soi.

Les puissances les plus fortes – celles qui possèdent le plus d’armes nucléaires – revendiquent aujourd’hui le droit de ne pas tenir compte du soi-disant système international fondé sur des règles, qu’elles considèrent avant tout comme un obstacle à leur libre développement. L’annexion directe de tout ou partie d’États souverains caractérisera le système international à l’avenir, parallèlement aux demandes des grandes puissances de dominer les États plus petits.

Annexion et domination
La Russie et les États-Unis exigent tous deux de contrôler les pays voisins pour assurer leur propre sécurité nationale. La Russie exige la sécurité sous la forme d’une zone tampon d’États voisins dominés ou démilitarisés – comme c’était le cas à l’époque de l’Union soviétique. Après l’effondrement de l’Union soviétique, un certain nombre de voisins de la Russie forcés d’entrer dans la sphère d’intérêt russe en tant que membres du Comecon et du Pacte de Varsovie après la Seconde Guerre mondiale ont demandé et obtenu l’adhésion à l’OTAN. Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Finlande et la Suède ont également demandé et obtenu leur adhésion à l’OTAN. Pour assurer sa sécurité nationale, le gouvernement russe exige que ses pays voisins se démilitarisent et quittent l’OTAN.

Dans certains cercles pacifistes, on entend dire que la sécurité est toujours « bilatérale », que les besoins de la Russie en matière de sécurité doivent également être pris en compte lors des discussions sur la future structure de sécurité en Europe. Mais le gouvernement russe insiste sur le fait que la sécurité de la Russie repose sur l’impuissance de ses voisins.

Lorsqu’il défend son intérêt à s’approprier le Groenland, Trump affirme également qu’il est nécessaire de maintenir la sécurité nationale des États-Unis.

L’intimidation de Zelensky
L’image de cette structure impérialiste émergente a été encore accentuée par la façon dont Trump, Vance, Rubio et les membres de la presse présents ont malmené Zelensky lors de la fameuse conférence de presse dans le bureau ovale de la Maison Blanche. La rencontre entre Trump et Zelensky aurait abouti à la signature par les deux hommes d’un accord essentiellement colonial pour l’exploitation par les États-Unis des ressources du sous-sol ukrainien, déchiré par la guerre et soumis à la pression. Comme un nouveau garçon dans la cour d’école qui ne pouvait même pas parler correctement ou s’habiller comme les autres en costume, Zelensky a été raillé et grondé par les brutes de la cour d’école – les représentants du gouvernement étasunien et des médias de droite qui étaient présents. Zelensky a tenu bon, corrigeant les atrocités de Trump et de Vance, et on ne fait pas ça impunément à un bambin comme Trump. Comme l’a dit Peter Viggo Jacobsen dans une interview télévisée, le reste du monde ne peut pas être servi par un enfant gâté de 6 ans qui dirige les États-Unis.

Le gouvernement étasunien peut maintenant utiliser l’échec des négociations avec Zelenzky pour conclure un accord avec la Russie par-dessus la tête de l’Ukraine et de l’Europe sur l’avenir de l’Ukraine, où les Russes peuvent garder les territoires occupés et les États-Unis peuvent avoir accès aux minerais trouvés dans l’Ukraine orientale occupée.

Si cela se produit, le nouveau système impérialiste multipolaire se sera enfin matérialisé.

Peer Møller Christensen

Sur l’auteur : Plus d’informations ici

https://solidaritet.dk/multipolaer-imperialisme