28.02.2025 Entretien réalisé par Denys Pilash pour Commons.
Denys Pilash : Howie, tu es venu en Ukraine dans le cadre de ton voyage européen. Peux-tu nous expliquer quel en était le but et comment cela s’inscrit dans la solidarité avec le peuple ukrainien que tu as exprimée depuis le début de l’invasion à grande échelle ?
Howie Hawkins : J’ai travaillé avec les gens en Ukraine et les Ukrainiens de la diaspora et on m’a dit que le simple fait de se montrer, d’apporter un soutien moral signifiait beaucoup. Je veux aussi amplifier la voix des Ukrainiens, en particulier des forces progressistes – socialistes, anarchistes, syndicalistes, écologistes, féministes – aux États-Unis. Malheureusement, trop de « gauchistes » américains ignorent les personnes qui luttent pour leur libération nationale. Ils sont pris dans une idéologie campiste qui soutient tout ce qui est contre les États-Unis, même s’il s’agit d’un régime fasciste comme celui de Poutine. Pour eux, tout ce que font les États-Unis, par définition, doit être mauvais, ce qui est compréhensible compte tenu de la viciosité de l’impérialisme américain – Vietnam, Irak, et maintenant Gaza – mais vous ne pouvez tout simplement pas appliquer une formule à un endroit que vous n’avez même pas regardé. Je veux laisser les Ukrainiens parler d’eux-mêmes. Pour en revenir aux Américains, en particulier à ceux de gauche, j’espère qu’ils sauront reconnaître qui sont leurs véritables alliés. Nous avons des gens comme Jill Stein, la candidate à la présidence du Parti Vert, qui n’ont parlé à aucun Ukrainien. Elle reçoit le discours du Kremlin filtré par des podcasteurs campagnards et des gens comme l’architecte de la thérapie de choc néolibérale dans l’ancienne URSS, Jeffrey Sachs. J’espère pouvoir briser un peu de cette confusion mentale.
Tu as visité Kiev et Kryvyi Rih, et tu seras également à Lviv. Qu’est-ce qui t’a le plus frappé au cours de ce voyage ?
J’ai déjà été impressionné par certains écrits de gauche ici en Ukraine. Je pense que c’est un niveau supérieur à une grande partie de la gauche marxiste aux États-Unis, qui est un peu banale, coincée sur les campus et qui ne s’engage pas dans une véritable lutte. Ici, c’est plus concret. J’ai rencontré des membres de Sotsialnyi Rukh et j’ai eu une bonne discussion lors d’une réunion pour parler de mes perspectives sur l’Ukraine et de la politique américaine à l’égard de l’Ukraine lors des récentes élections. J’ai rencontré Svitlana Romanko de Razom We Stand, une militante pour le climat avec laquelle j’ai travaillé par le passé. Nous avions participé ensemble à la marche pour le climat à New York l’année dernière. Je veux soutenir ses efforts pour obtenir des sanctions plus fortes contre les combustibles fossiles russes et reconstruire l’Ukraine, ainsi que les autres régions du monde autour des énergies renouvelables. J’ai également rencontré à Kiev des militants de plusieurs syndicats, notamment des travailleurs du bâtiment et du nucléaire. Mais les rencontres qui m’ont le plus impressionné sont celles des gens de Kryvyi Rih – le syndicat des mineurs, le syndicat des vétérans. Ils enseignent l’anglais à un groupe d’enfants de six ans, à un autre groupe d’adolescents de 13 à 15 ans en dehors du bureau, en plus du travail politique. Je crois que je n’ai jamais rencontré de travailleurs aussi conscients de leur classe qui en veulent autant aux oligarques ici en Ukraine qu’aux Russes qui les envahissent. Jusqu’à présent, c’est le point culminant.
Les résultats des élections américaines ont choqué de nombreuses personnes à travers le monde. Beaucoup craignent le pire de l’administration Trump, sans doute la plus réactionnaire voire plus encore, comparée à sa précédente ou à Bush ou à Reagan et à toutes ces droites conservatrices. À quoi t’attends-tu ?
Je pense que la gauche américaine et tout simplement les progressistes en général sont un peu abasourdis. Ce type est manifestement un menteur, un escroc. Il insulte tout le monde. C’est un réactionnaire. La plupart des gens ne soutiennent pas ses politiques. Alors pourquoi a-t-il été élu ? D’après ce que je vois, les démocrates sont apparus comme élitistes. Ils sont bons sur les questions sociales – l’égalité des chances pour les minorités, les femmes, et ainsi de suite, mais pas sur les classes sociales, ni sur la redistribution économique. Or, la classe ouvrière américaine et une grande partie de la classe moyenne sont en difficulté. Ils vivent d’un chèque à l’autre; c’est là où nous en sommes après des années de réformes économiques néolibérales. Les démocrates n’ont pas proposé d’alternative : Kamala Harris s’est présentée comme la candidate raisonnable de l’establishment face à un Trump fou, mais Trump disait « je vais changer les choses ». Et c’était une élection de changement. Les gens étaient en colère, alors ils ont voté pour la personne qui leur promettait des changements.
Le vote démocrate a baissé et c’est ce qui a fait la différence. Parce que les électeurs démocrates à la marge du parti n’étaient tout simplement pas prêts à voter à nouveau pour les démocrates, ils ont simplement dit « je reste à la maison ». Et c’est ce qu’ils ont fait. Les démocrates ne leur ont pas donné de raison de voter.
Kamala Harris parlait plutôt de protéger la démocratie contre Trump, un peu abstrait, alors que les gens se sentent en insécurité économique. Elle n’a tout simplement pas donné aux gens une raison de voter pour elle. Et puis, en plus, elle a perdu beaucoup de voix, surtout parmi les électeurs musulmans et arabes, à cause du carnage à Gaza . Je pense que cela a également contribué à ce que certaines personnes restent à la maison. Ils ne voulaient pas voter pour Trump, mais Harris était attaché à cette guerre génocidaire à Gaza. Et ça, je pense que ça lui a fait du mal.
Malgré tout, contrairement à toutes les élections présidentielles précédentes du 21e siècle, à l’exception de 2004, tu as eu des votes républicains plus nombreux que les votes démocrates. Il semblait y avoir une perte massive de soutien. Comme tu l’as dit, les gens se sont sentis abandonnés et découragés d’aller voter. Mais il y a aussi des gens qui disent qu’en fait, Joe Biden était le président le plus pro-syndicat, le plus pro-travail. Il a accordé le plus d’attention aux classes ouvrières depuis F D Roosevelt. S’agit-il donc d’une surestimation ou simplement du fait que la barre fixée par ses prédécesseurs est trop basse ? Ou peut-être que ce qu’il a fait était encore trop tard et trop peu par rapport à ce qu’il fallait faire ?
Oui, la barre est trop basse. Elle devait être placée beaucoup plus haut pour que la classe ouvrière ait l’impression qu’il se battait vraiment pour elle. Et oui, trop peu, trop tard. Les mesures qui ont été adoptées ont fait l’objet de compromis au Congrès, et Biden était trop enclin à faire des compromis. Les démocrates ne savent pas comment combattre les fascistes. Tu défais les fascistes, tu les combats, tu ne fais pas de compromis avec eux sinon tu les normalises et les légitimes. Les démocrates se sont piégés eux-mêmes, ils ont fait passer Trump pour un candidat normal. Et c’est un fasciste, il est anti-démocratique, il est autoritaire et il va persécuter toutes sortes de gens; il l’a annoncé. Nous allons entrer dans une période de répression. S’ils font appel à l’armée pour expulser 12 à 20 millions de personnes, ça va être un violent bordel. Et au lieu d’attaquer ce récit anti-immigrés des républicains, Joe Biden a fait un compromis avec eux. Puis Kamala Harris s’est présentée comme celle qui allait faire passer cette loi très réactionnaire sur l’immigration : elle disait, je peux faire du Trumpisme mieux que Trump. Et c’est donc pour cela que beaucoup de démocrates ont été découragés et sont restés à la maison.
Dans le même temps, les sondages ont toujours montré que le programme social-démocrate qui a fait de Bernie Sanders une sensation lors de la campagne électorale de 2016 est soutenu par la majorité de l’électorat. Et pourtant, tu as un candidat vainqueur qui propose l’exact opposé, les politiques les plus réactionnaires. La question est donc la suivante : comment ces personnes issues des milieux défavorisés, qui ont en fait voté pour Trump dans l’attente d’un « changement » vont-elles réagir au fait que les changements les toucheront réellement ? Cela rendra essentiellement déjà ce capitalisme américain carnassier encore plus vil et encore plus pro-top milliardaires et PDG. Qu’attends-tu d’eux ?
Je pense qu’ils vont rapidement s’affronter à Trump lorsqu’il commencera à les attaquer. Et tu as raison – les politiques sociales-démocrates comme l’augmentation du salaire minimum, Medicare for All (un programme national d’assurance maladie), les congés familiaux rémunérés et l’élargissement de la sécurité sociale pour couvrir les soins dentaires, les soins de la vue et les soins de longue durée pour les personnes âgées sont des questions essentielles. Harris les a évoqués, mais elle ne les a pas fortement mis en avant. Ces questions reçoivent plus de 60 % et parfois plus de 70 % de soutien dans la société. Même la majorité des républicains soutiennent ce genre de politiques. Tu te demandes donc pourquoi le Parti démocrate n’a pas fait campagne sur ces questions. Bernie Sanders a eu une réaction populaire. Beaucoup de républicains apprécient Bernie Sanders. Je le sais grâce à l’exemple du Vermont, qui était autrefois un État républicain. Maintenant, il est démocrate, mais dans le Vermont, les républicains aiment Bernie. Ils disent : il est peut-être socialiste, comme quelqu’un d’autre peut être presbytérien ou catholique. Mais Bernie est pour nous. Nous savons que Bernie se soucie des gens. Et c’est pour cela que les républicains de base votent pour lui. Alors pourquoi les démocrates n’ont-ils pas mis en place ce genre de programme ? C’est parce que les gens qui contrôlent le Parti démocrate – les oligarques les plus libéraux des industries telles que la haute technologie, la finance de Wall Street, le divertissement, Hollywood, la vente au détail et ainsi de suite – tout comme leurs homologues plus réactionnaires, ne veulent pas de politiques sociales-démocrates, ils veulent continuer à exploiter la main-d’œuvre. Les autres grands sponsors sont les classes de cadres professionnels. Ils ne veulent pas payer d’impôts pour fournir des prestations universelles à tout le monde, ils veulent conserver leurs privilèges. C’est désormais la base du pouvoir au sein du parti démocrate. Le soutien des syndicats et de la classe ouvrière est considéré comme acquis par le Parti démocrate. Ils en ont payé le prix lors de cette élection parce qu’une partie suffisante de la classe ouvrière a dit « au diable vous deux, nous restons à la maison ».
Le Parti démocrate, pour reprendre les mots du stratège politique de Nixon, Kevin Phillips, est devenu le deuxième parti le plus enthousiaste du monde en faveur du capitalisme. Mais le parti le plus enthousiaste est maintenant plus ouvertement soutenu par ces figures très vicieuses de la classe capitaliste, la partie la plus réactionnaire, comme Elon Musk. Et Trump est en fait maintenant en train de clamer qu’il va mettre des secteurs entiers sous le contrôle de ce type de personnages qui peuvent complètement tout endommager. Comme Musk peut détruire tout ce que tu as avec les réglementations du travail, les réglementations environnementales. Et RFKennedy Jr peut tout détruire avec les soins de santé. JD Vance est un pion de ces tech bros avec leur vision ultra-capitaliste extrême, une sorte de techno-féodalisme comme Peter Thiel le revendique.
Alors tout d’abord, pourront-ils mettre en avant un programme aussi radicalement anti-travailleurs et pro-capitaliste ? Parce que, par exemple, Liz Truss au Royaume-Uni a essayé de faire cette sorte de voie libertarienne de « réduisons tous les impôts », mais elle a échoué très misérablement, très rapidement. Et s’ils essaient, quels sont les moyens de résister ?
Je ne mets pas beaucoup d’espoir dans la résistance des Démocrates. Depuis l’élection de Reagan, lorsque les démocrates détenaient le Congrès, leur histoire a consisté à s’adapter et à soutenir les coupes présidentielles dans les dépenses sociales. Avant cela, ils étaient démocrates du New Deal, des sociaux-démocrates modérés au sens européen du terme. Ils sont devenus des néo-démocrates néolibéraux, comme les a appelés Bill Clinton. C’est ce que ce parti est devenu aujourd’hui. Je crains qu’ils n’essaient de faire des compromis avec Trump. Ils vont essayer d’adoucir les aspérités et suivre essentiellement ce programme conservateur réactionnaire. Le dernier garde-fou du gouvernement fédéral est le vote de clôture au Sénat. Il faut 60 voix pour qu’un texte de loi soit débattu et voté. Et les démocrates ont suffisamment de voix pour empêcher cela. Ils peuvent donc opposer leur veto à une loi, mais Trump va agir par le biais du pouvoir exécutif. Et il peut violer la loi en raison de la décision de la Cour suprême qui a dit qu’il n’est pas pénalement responsable de tout ce qu’il fait comme acte officiel. Nous ne sommes donc plus une nation régie par la loi ; nous avons un homme en charge qui peut faire ce qu’il veut. Pourtant la Révolution américaine, qui a donné naissance aux États-Unis, a eu pour but de se soustraire au pouvoir d’un roi qui avait un tel pouvoir.
Nous allons vivre une période difficile, très difficile. Je pense que la gauche américaine doit faire ce que la gauche a fait en Europe à la fin du 19e siècle, c’est-à-dire former un parti de masse soutenu par les cotisations des gens ordinaires pour qu’il ait un budget et commencer à présenter des candidats au niveau local. Il y a plus d’un demi-million de postes élus au niveau local et le Parti Vert a prouvé qu’il pouvait gagner des élections à ces postes. Il y a beaucoup d’occasions de construire une base de personnes qui ont la légitimité et l’expérience du travail dans le gouvernement local, de passer à l’État, puis à la Chambre des représentants. Nous avons un caucus de Verts ou un nouveau parti de gauche à la Chambre. Et puis les démocrates, lorsqu’ils voudront faire passer des lois, devront s’adresser à ce nouveau parti de gauche, la gauche aura un certain poids et pourra négocier et apporter des changements. Pour moi, c’est ce que nous devons faire, c’est comme ça que nous construirons une résistance. Si nous comptons sur les manifestations de rue, ce sont les démocrates qui sont interpellés par ces manifestations de rue. Mais ils n’ont pas le pouvoir : ils sont minoritaires au Sénat et à la Chambre, la Cour suprême est sous le contrôle des Républicains, tout le pouvoir exécutif est sous le contrôle des Républicains. Tu peux donc manifester sur tous les sujets que tu veux, personne ne t’écoute.
Il faut que tu obtiennes du pouvoir. Et cela signifie être actif dans les mouvements, par exemple, notre mouvement syndical. Ce sont principalement des syndicats d’entreprises, ils sont très défensifs. La couverture syndicale n’est que de 10 % de la main-d’œuvre totale et de 6 % dans le secteur privé. Ce sont principalement des syndicats, que l’on appelle syndicats d’affaires, par opposition aux syndicats de classe ou révolutionnaires, et qui sont constamment sur la défensive et non à l’offensive. Ces syndicats essaient simplement de protéger les contrats de travail qu’ils ont et de fournir des services aux membres . Ils ne s’organisent pas pour élargir leur base et encore moins pour jouer un véritable rôle dans la politique, indépendamment du Parti démocrate. C’est une base de pouvoir potentielle. Mais je ne pense pas que le mouvement syndical évoluera dans cette direction, vers ce que l’on pourrait appeler le syndicalisme de mouvement social par opposition au syndicalisme d’entreprise, temps qu’il n’y aura pas un parti de gauche qui sanctuarise les sections locales et organise la réforme du mouvement syndical à partir de la base. Il faudrait un parti de gauche politiquement conscient pour le faire.
Le problème est le même pour les autres mouvements sociaux. Beaucoup d’entre eux sont confrontés à des difficultés dues à leurs sources de financement : ils sont en grande partie financés par des oligarques libéraux. Par exemple, des oligarques libéraux et des groupes comme Roy Singham, un entrepreneur technologique pro-gouvernement chinois, et Medea Benjamin de l’organisation (pseudo)pacifiste Code Pink, dont la fondation de 47 millions de dollars provient de la richesse immobilière de sa famille, les influencent fortement.
Je pourrais continuer (il y a, par exemple, le réseau médiatique isolationniste Eisenhower Media Network, composé d’anciens officiers de renseignement, de militaires et de diplomates qui refusent de prendre parti dans la guerre russo-ukrainienne – il est parrainé par le magnat des crèmes glacées Ben Cohen), mais c’est un problème que le Réseau de solidarité avec l’Ukraine, et ceux d’entre nous qui sommes à gauche, affrontons une gauche compromise qui est financée par ces riches personnes du Parti démocrate. C’est pourquoi nous avons besoin d’un parti de gauche indépendant, d’une action politique indépendante de la classe ouvrière. Marx et Engels en ont parlé en 1848. Et les Américains n’ont pas encore rattrapé leur retard. Nous l’avons presque fait avec le Parti socialiste d’Eugene Debs et de Norman Thomas au cours des 35 premières années du 20e siècle. Puis les communistes ont formé un front populaire. Ils ont obtenu beaucoup de soutien et ont fait entrer la gauche et le mouvement ouvrier dans le parti démocrate, qui n’en est jamais sorti.
Même malgré la peur du rouge, le maccarthysme et l’expulsion des gens de gauche des syndicats…
Oui. Et ils disent toujours « eh bien, mais les républicains sont des fascistes ». Et ils ont crié au loup jusqu’à ce que Trump arrive. Maintenant ils ont raison sur ce que sont les Républicains, mais le parti démocrate n’est pas le véhicule pour combattre les fascistes, ils les hébergent. Donc la gauche n’a jamais réémergé en près d’un siècle en tant qu’organisation ou parti indépendant basé sur la masse avec sa propre idéologie, son programme et son identité. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’élections, les socialistes qui se décrivent comme tels ont tendance à travailler pour les libéraux et les néolibéraux du Parti démocrate. Il est donc difficile pour une gauche radicale qui veut aller au-delà du capitalisme d’obtenir une quelconque dynamique.
Mais en parlant de la gauche radicale, anticapitaliste et socialiste qui veut s’organiser et ne pas être assujettie au Parti démocrate, quels sont les secteurs qui peuvent être impliqués dans ce mouvement ? Parce que, par exemple, tu as décrit que un mouvement ouvrier plutôt faible aux États-Unis, mais il y a quand même eu quelques points comme la grève des enseignants qui était sans précédent depuis plusieurs décennies .Quels sont les mouvements sociaux que tu peux reconnaître aujourd’hui ,ceux qui semblent les plus aptes à construire cette base plus large ? Quelles sont les forces qui peuvent porter ce flambeau qui est apparu pendant la campagne de Sanders ? C’était aussi une sorte d’impensé dans la politique américaine pendant longtemps – des masses de jeunes qui rejettent le capitalisme et s’identifient volontiers comme socialistes. Quelles peuvent être ces personnes et ces groupes qui peuvent avancer dans cette direction ?
La gauche formée à l’université, qui est la base des Socialistes démocrates d’Amérique qui a explosé après la campagne de Sanders, en est une . Ce sont des militants, ils sont bien éduqués, mais le problème est qu’ils essaient toujours de se présenter au sein du Parti démocrate au lieu de rompre avec lui et d’être une opposition radicale. Mais c’est une des sources d’énergie, une autre est le mouvement pour le climat. Les jeunes ressentent vraiment cette situation comme existentielle et je pense qu’ils sont ouverts à une critique éco-socialiste du capitalisme, car vous ne pouvez pas résoudre la crise climatique sous le capitalisme. Je pense donc qu’il s’agit d’un mouvement de masse que nous pouvons enrôler dans cette alternative radicale. Au sein du mouvement ouvrier, les travailleurs ne sont pas seulement préoccupés par les salaires et les avantages sociaux, ils sont aussi préoccupés par le climat et la qualité de vie dans leurs communautés. On peut les rejoindre non pas nécessairement en tant que travailleurs ou membres du syndicat, mais en tant que membres d’une communauté qui ont d’autres problèmes.
Mais nous devons aussi faire le lien avec les syndicats qui, même s’ils s’ont diminué aux États-Unis, restent de loin le secteur le plus important dont le budget est payé par la classe ouvrière, par le biais des cotisations. Les travailleurs doivent prendre le contrôle de leurs syndicats et la gauche peut les y aider. Je pense aussi que les travailleurs peuvent être gagnés à l’éco-socialisme. Dans les années 1980 et au début des années 1990, Tony Mazzocchi, qui était un dirigeant du syndicat des travailleurs du pétrole, de la chimie et de l’atome, a proposé à son syndicat de trouver un moyen de passer de ces industries toxiques – pétrole, chimie, énergie nucléaire et armes nucléaires – à des industries plus propres, parce que c’est mieux pour les travailleurs. Et ce syndicat a proposé ce que nous appelons aujourd’hui la transition juste, et il a été un leader dans ce domaine. Il avait une longueur d’avance sur les groupes environnementaux traditionnels sur cette question. L’exemple de Tony Mazzocchi montre que nous pouvons le faire au sein des syndicats.
Je pense qu’il faut présenter l’argument aux syndicats, mais aussi à la base, parce que les structures officielles sont assez fermées. D’après mon expérience au sein du syndicat des camionneurs Teamsters, la base veut parler des problèmes. J’avais un ami qui refusait de s’inscrire sur les listes électorales, tellement il trouvait cynique ce qui se passait. Mais chaque fois qu’il se passait quelque chose dans les informations, dès que j’arrivais au travail, il venait me voir et me demandait ma position . Il suivait la politique, mais il était tellement aliéné. Il se sentait impuissant. C’est le plus gros problème que nous ayons, les gens se sentent impuissants. Mais si vous avez des organisations à travers lesquelles les gens agissent ensemble, le simple fait d’agir ensemble, même si vous ne gagnez pas votre revendication, donne du pouvoir aux gens, cela leur remonte le moral. Et c’est le genre de choses que nous devons faire.
Nous devons faire moins de choses en ligne et plus de choses en face à face pour construire une communauté, ce qui manque à notre société. Les gens sont tellement atomisés entre les médias sociaux et la culture de la consommation que tout le monde pense que la solution est individuelle. Mais si tu t’engages dans une action collective, c’est amusant, c’est valorisant, tu construis des amitiés, ça devient un endroit où tu veux traîner. C’est tellement important pour construire un mouvement.
Je pense que toutes ces choses sont devant nous, mais il faudra un parti qui comprenne que c’est la tâche à accomplir. Il ne s’agit pas de mouvements à thème unique autour du climat, de l’égalité des personnes LGBTQ ou de la libération des Noirs ou des Chicanos – ce qu’un parti peut faire, c’est relier ces mouvements dans un programme commun pour avoir plus de pouvoir. Parce que même les démocrates au Congrès peuvent être réceptifs aux manifestations et au lobbying, ils peuvent jouer un mouvement contre un autre, et c’est ce qu’ils font. C’est donc pour cela que nous avons besoin d’un parti politique qui nous rassemble tous.
Il y a presque 50 ans, lorsque tu as fait partie de ceux qui ont formulé cette vision éco-socialiste et qui ont ensuite fondé le Green Party, tu as travaillé avec Murray Bookchin. Tu as mentionné Tony Mazzocchi et ton autre camarade Ralph Nader a également joué un rôle énorme, pour introduire de nombreuses réglementations très progressistes dans la législation américaine. Il s’agissait en fait de montrer que l’on peut faire la différence, que l’on peut aussi obtenir ce changement. Lorsque vous avez fondé le Green Party, aviez-vous prévu qu’il ne s’agirait pas seulement d’une question unique, mais d’un parti de gauche global qui fournirait un programme pour tous ces groupes et toutes ces questions ?
Oui, aux États-Unis, le Green Party, dès le début, ne s’est pas contenté de parler d’environnement. Il parlait de justice économique, de démocratie participative ou de base, d’antimilitarisme pour arrêter toutes les guerres dans lesquelles les États-Unis s’engagent : c’étaient les trois piliers. Mais le public associe souvent la politique verte principalement aux questions environnementales. En fait, nous ne sommes pas un mouvement de masse sur le terrain et nous ne bénéficions pas d’une grande couverture médiatique. Donc, à moins que tu sois dans une communauté où il y a un parti vert qui fait des choses autour de toutes ces questions, tu ne sais pas que c’est plus qu’un simple groupe environnemental. La plupart des socialistes se sont tenus à l’écart de ce parti et de l’action politique indépendante . Ils aiment dire : notre tâche est maintenant d’expliquer à la classe ouvrière que nous avons besoin de former un parti de la classe ouvrière. D’après mon expérience avec le Parti Vert, vous n’en parlez pas, vous le faites. Et là où nous l’avons fait, et où nous nous sommes organisés, nous avons élu des gens et nous avons eu de l’influence.
Le parti vert américain est largement critiqué pour son manque de compréhension des questions de classe. Jill Stein, contrairement à toi, n’est pas socialiste, et ce qui est le plus gros problème, c’est qu’elle et son aile du parti vert sont, pour le dire gentiment, indulgents envers les impérialistes et les dictateurs en matière de politique internationale, qu’ils considèrent comme un contrepoids aux États-Unis. Et nous voici avec ton expérience, une personne qui a été anti-guerre, protestant contre toutes les agressions illégales faites par les États-Unis depuis le Vietnam. Tu comprends qu’il est cohérent d’être contre les guerres menées par les États-Unis, mais aussi contre d’autres guerres menées par des impérialistes, comme l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Alors, quel est le problème avec cette gauche campiste ? Pourquoi sont-ils complètement ignorants et ne veulent-ils même pas écouter les gens sur le terrain, en fait ?
Le public américain en général est insulaire, paroissial, américano-centré, américano-exceptionnaliste. Le chauvinisme américain est tout aussi dangereux pour le monde que le chauvinisme grand-russe. La gauche, qui se dit anti-impérialiste, manifeste également cette logique d’« exceptionnalisme américain », qui est caractéristique de l’ensemble de la société. Ils ne voient tout simplement pas que les autres nations, les petites puissances n’ont pas d’importance dans la grande lutte inter-impérialiste entre les grandes puissances impérialistes. Cette mentalité n’existe pas seulement au sein du Parti Vert. Nous sommes probablement le groupe le plus important de la gauche. Si tu comptes les personnes inscrites et qui votent pour nous, environ un demi-million de personnes. Le groupe suivant est celui des Socialistes démocrates d’Amérique, qui sont passés de 3000 personnes à 90 000 après la première campagne de Sanders. Aujourd’hui, il est redescendu à environ 50 000. Mais, tout comme les Verts, ils sont divisés sur la question de savoir s’il faut soutenir l’Ukraine, la libération nationale, ou soutenir l’invasion de Poutine. C’est une honte. Et puis tu vas dans les plus petites sectes socialistes, et elles sont divisées aussi.
Nous avons des gens qui parlent de multipolarité comme le fait Poutine : alors que nous voyons cela comme du multi-impérialisme, des rivalités inter-impérialistes. Et nous ne devrions pas prendre parti pour les impérialistes, nous devrions être aux côtés des peuples qui luttent pour leur libération. C’est donc une grande lutte idéologique entre les internationalistes de gauche et les campistes que nous devons mener. Les Américains progressistes, les démocrates et les personnes qui se considèrent comme des libéraux ou même des modérés, soutiennent l’Ukraine. Pour eux, c’est évident : La Russie a envahi et la seule armée impérialiste en Ukraine est l’armée russe. Et ils sont avec le peuple ukrainien, ainsi qu’avec la gauche non affiliée. D’ailleurs, la majorité des Américains qui s’identifient comme socialistes ne sont pas membres d’organisations socialistes. Il y a là une certaine contradiction : le parrain des Socialistes démocrates d’Amérique, Michael Harington, a déclaré qu’il n’existait pas de socialiste non membre d’une organisation. Ainsi, les deux tiers de la population américaine sont en faveur de l’Ukraine ; les seuls qui soutiennent la Russie en masse sont les républicains Trumpistes MAGA.
Maintenant, pour la gauche, ne pas être avec l’Ukraine signifie s’isoler du bon sens de ce qui devrait être sa base, comme les personnes à l’esprit progressiste que nous devrions gagner à un point de vue plus radical de changement de système. La gauche s’isole en adoptant la position campiste. La gauche a beaucoup de mal à communiquer de manière populaire avec les gens qui devraient être sa base.
En parlant de ces plus grands négateurs du droit à l’autodétermination de l’Ukraine et de toutes les autres petites nations, les Républicains MAGA. Beaucoup ici pensent aussi que Trump va jeter l’Ukraine sous le bus. Il est clair que beaucoup, dans ce secteur le plus réactionnaire des classes dirigeantes occidentales, arrêteraient toute l’aide à l’Ukraine et la canaliseraient plutôt vers le gouvernement de Netanyahu pour qu’il fasse tout ce qu’il veut pour éradiquer le peuple palestinien. À quoi s’attendre et comment poursuivre la solidarité de l’Ukraine si l’administration de Trump va avoir ces accords louches avec Poutine derrière des portes closes et sans la présence des Ukrainiens eux-mêmes[1]?
Je pense que tu as raison. Trump va essayer de se réunir avec Poutine et d’imposer un mauvais accord à l’Ukraine. Il y a une chance que cela ne se produise pas. Il ne veut probablement pas être celui qui sera blâmé pour avoir « perdu l’Ukraine ». Il est imprévisible. Je pense que pour le mouvement de solidarité avec l’Ukraine, dans cette période où il est peu probable que nous ayons un gouvernement fédéral qui soutienne l’Ukraine, doit mettre l’accent sur l’aide matérielle et le soutien moral à la population ukrainienne. Notre réseau de solidarité avec l’Ukraine mène un projet visant à fournir des générateurs aux syndicats des mineurs et des cheminots et j’espère que nous pourrons l’étendre et impliquer certains de nos syndicats . Les enseignants ont apporté un peu de soutien matériel, mais ils pourraient faire beaucoup plus. Nous devons également tisser des liens plus solides avec la diaspora ukrainienne. La politique fédérale avec Trump va être vraiment difficile, mais nous devrions plaider et continuer à expliquer pourquoi soutenir l’Ukraine.
Et en parlant de l’axe possible Trump-Poutine. Ce sont deux figures vénérées par l’extrême droite dans le monde entier. Et l’une des plus grandes craintes n’est pas seulement que Trump gâche désormais tout aux États-Unis, mais ce qu’il peut faire à l’échelle mondiale en boostant ces réactionnaires, ultraconservateurs, néofascistes, fondamentalistes du marché, de Milei et Bolsonaro en Amérique latine à Orbán en Europe. Qu’attends-tu de cette éventuelle internationale réactionnaire, si elle regroupait toutes ces forces d’extrême droite à l’Ouest et aussi des dictateurs autoritaires à l’Est avec Trump comme figure de liaison ? Comment résister réellement à l’échelle mondiale à cette dangereuse vague de fascisme du 21e siècle ?
Je pense que cette résistance doit être coordonnée au niveau international. Nous avons besoin d’une solidarité internationale. Parce que si nous essayons de le faire séparément dans chaque pays, ils nous élimineront un par un. Nous devons travailler ensemble au-delà des frontières, ne pas être isolés et dispersés par les forces fascistes dans nos propres pays alors que l’extrême droite mondiale est en pleine ascension. Nous devrions proposer un programme internationaliste pour les contrer.
Je pense également que lorsque l’extrême droite prendra réellement le pouvoir, notamment aux États-Unis, elle fera des choses qui mettront la population en colère. Lors des prochaines élections au Congrès, il pourrait y avoir une réaction anti-Trump, et les démocrates, disons, prendront la Chambre des représentants, où ils pourront défendre leurs positions, et pas seulement essayer de s’adapter à Trump. Mais la gauche aux États-Unis doit construire sa propre force indépendante, et ne pas compter sur les démocrates, car ces derniers, d’après ce que nous avons vu, sont timides et prêts à faire des compromis avec l’extrême droite. Oui, ils ont déjà fait des compromis avec les Reagan et les Bush, mais ils n’étaient pas fascistes, ils étaient juste des conservateurs convaincus. Maintenant, nous avons des fascistes.
Que considères-tu comme distinctions qualitatives qui rendent ce moment trumpien dans le parti républicain différent et clairement fasciste, contrairement au précédent qui, selon toi, était simplement conservateur. Qu’est-ce qui a fait que le danger de Trump était vraiment fasciste ?
Eh bien, son manque de respect pour la démocratie et les votes. Il a essayé de discréditer l’élection qu’il a perdue et d’en renverser les résultats. Il a nommé des personnes à la Cour suprême qui lui ont donné un pouvoir illimité en dehors de la loi. C’est un dictateur autoritaire dans le sens où il a ce pouvoir maintenant, ce qui est qualitativement différent de Reagan ou Bush. Ces derniers poussaient des politiques économiques conservatrices, des politiques étrangères impérialistes, mais ils n’essayaient pas de renverser les parties démocratiques de la constitution des États-Unis.
Je ne pense pas que Trump ait lu la constitution. Il s’en fiche, il veut juste le pouvoir et il pense que maintenant qu’il est président, il peut faire ce qu’il veut. Et la plupart des gens qu’il nomme sont des béni-oui-oui: ils sont totalement loyaux, ils feront ce qu’il dit. Ils n’auront aucune voix indépendante. Une grande question concerne l’armée. Par exemple, s’ils sont appelés à appliquer des déportations massives, c’est contraire à la loi, nos militaires ne sont pas censés faire du maintien de l’ordre à l’intérieur du pays. Mais les Trumpistes invoqueront, je crois que c’est la loi sur l’insurrection de 1798, qui n’a jamais été utilisée depuis. Et ensuite, la question est de savoir ce que feront les hauts gradés de l’armée, les généraux ? Vont-ils aller dans le sens de Trump ou vont-ils dire nous ne pouvons pas exécuter un ordre illégal ? L’armée va-t-elle se diviser ? Il y a beaucoup de possibilités désastreuses.
Mais peut-être qu’il peut encore réussir à purger les généraux. Les gens disent que lors de son premier mandat, c’était terrible, mais il n’était pas préparé, en fait. Maintenant, il est préparé et il y a toutes ces discussions autour du projet 2025. Avez-vous un plan B au cas où il s’agirait vraiment d’une sorte d’usurpation (coup d’état) ?
La gauche américaine n’était pas préparée à cela. Je pense que la plupart d’entre eux n’avaient pas cru que cela pouvait arriver. Et tu as raison : L’élection de Trump en 2016 a été une surprise pour lui. Il était en train de faire un exercice de branding, de construire son nom pour le vendre sur des bâtiments et ainsi de suite. Et puis il a gagné et il n’avait pas les gens en place, il n’avait pas d’équipe de transition. Il s’est donc emparé des républicains traditionnels et n’a pas pu aller jusqu’au bout de ses idées les plus radicales, en partie parce qu’il est un peu paresseux et incompétent.
Mais maintenant, le Projet 2025 de la Fondation Heritage a non seulement un manuel de 900 pages, mais ils ont recruté les cadres, des milliers de personnes sont prêtes. Ils vont purger la bureaucratie fédérale, y mettre leurs propres employés qui suivront les ordres et détruiront, comme ils le disent, l’État administratif, les réglementations environnementales, les réglementations du travail, les réglementations sur la sécurité et la santé au travail, et ensuite le filet de sécurité sociale. Ils vont probablement faire des coupes sombres dans tout ça. Ils sont donc beaucoup plus dangereux que la première fois.
Et la résistance, je pense que nous devons construire un parti et qu’il devra être en partie clandestin dans le sens où il ne s’agit pas d’organiser des événements publics qui pourraient être détruits par les autorités locales, mais de se réunir dans des appartements, de répandre le bouche-à-oreille et de construire un réseau de résistance qui pourra devenir public lorsque les conditions le permettront. C’est le genre d’organisation que nous n’avons jamais eu à faire depuis le chemin de fer clandestin contre l’esclavage. Nous ne sommes donc pas prêts, mais nous devons apprendre rapidement.
Dans les années 60, tu avais aussi le mouvement anti-guerre, tu devais protester contre les deux partis, et malgré tout, ça a réussi. Ce sont bien sûr les Vietnamiens eux-mêmes qui ont réussi, mais le mouvement anti-guerre aux États-Unis a également contribué à faire reculer l’une des administrations les plus réactionnaires, celle de Nixon, et à cesser d’alimenter cette guerre. Cette expérience des années 60 est-elle pertinente aujourd’hui ? Et que penses-tu, en général, de cette génération de la nouvelle gauche des années 60 et 70 ?
J’ai fait partie du mouvement G.I.. J’ai été appelé sous les drapeaux : je me suis engagé dans le corps des Marines, j’ai suivi l’entraînement de base, j’étais déjà membre de Vietnam Vets Against the War et de l’American Servicemen’s Union. Les Marines m’ont donc mis à la porte. Au moment où je suis entré dans le mouvement G.I., c’est-à-dire en 1973, lorsque j’étais en service actif, l’armée s’était déjà révoltée quelques années plus tôt. Nixon devait agir, il ne pouvait pas demander plus à nos propres troupes parce qu’elles ne voulaient pas se battre. En fait, elles retournaient parfois leurs armes contre leurs officiers. C’était une armée inefficace. Et cette organisation était clandestine, les soldats de première classe parlant entre eux de leur situation pourrie en étant enrôlés et envoyés au Viêt-Nam. Et quand les officiers essayaient vraiment de mener à bien les missions, ils disaient parfois, non, nous n’allons pas faire ça. Ils ont tué leurs officiers ou ils ont fait en sorte que leurs officiers soient d’accord, on va juste aller dans les bois et s’asseoir et dire qu’on a fait la mission, mais on ne le fera pas vraiment. Pour ce qui est de l’organisation semi-underground, c’est le meilleur exemple auquel je peux penser maintenant.
Il y a eu d’autres actions malavisées, comme les Weathermen qui ont bombardé les toilettes du Congrès et causé des dégâts matériels. Ces efforts n’ont fait qu’éloigner les gens du mouvement anti-guerre, laissant beaucoup d’entre eux se demander : « Qu’est-ce que vous faites ? » Je connaissais ces gens, ils étaient arrogants, ils ont divisé le mouvement Students for a Democratic Society, ils pensaient tout savoir mieux que quiconque, ils parlaient beaucoup de Fidel Castro et de Ho Chi Minh, mais ils n’allaient même pas les écouter lorsqu’ils leur conseillaient d’organiser des mouvements de masse et des protestations. Le chef des Black Panthers, Fred Hampton, a comparé leur mépris pour la vie humaine aux actions imprudentes et suicidaires du général Custer contre les Sioux. Ce genre d’élitisme et d’arrogance envers les masses est quelque chose que nous devons éviter.
La boucle est bouclée lorsque tu reviens à la fondation du Parti Vert, parce qu’il s’inspirait en quelque sorte de ce qui se passait en Europe et en Allemagne de l’Ouest en particulier. Là-bas, il y avait aussi ces différentes façons d’aller de l’avant à partir de ce mouvement de la nouvelle gauche des années 60. Une partie d’entre eux s’est orientée vers une activité plus militante et terroriste, en fin de compte, et une autre partie s’est attaquée à Rudi Dutschke. Tu peux peut-être nous en parler, parce qu’il semble que la gauche américaine en général était très isolée de l’expérience mondiale, des activistes d’Amérique latine, d’Europe, peut-être pas tant en Afrique, parce qu’au moins le mouvement afro-américain écoutait les figures panafricanistes. Tu as en fait essayé de mettre en œuvre une partie de cette expérience européenne. Que peux-tu dire de ces liens internationalistes à l’époque ?
Oui, quand les Verts ont commencé, il y avait un groupe écosocialiste à Hambourg et l’une de leurs inspirations était Rudi Dutschke, dont la femme Gretchen Dutschke-Klotz était à Boston quand notre mouvement vert est né. Rudi Dutschke avait une position de gauche, on les appelait les Fundies ou les fondamentalistes. Ils ont tiré les leçons de l’expérience de la social-démocratie en Allemagne au moment de la Première Guerre mondiale. Et ils ont dit « nous ne voulons pas entrer en coalition avec les partis bourgeois, ni même avec les sociaux-démocrates qui deviendront un parti bourgeois. Nous pouvons tolérer un gouvernement social-démocrate, mais nous ne prendrons pas de ministères. Et nous construirons dans l’opposition jusqu’à ce que nous ayons une majorité et que nous puissions mettre en œuvre notre programme ». Et l’aile opposée, plus conservatrice, des Verts, les Realos – du terme real politics – a déclaré : « non, nous voulons ces ministères, nous voulons entrer en coalition ». Et ma lecture est la suivante : comme l’État allemand finance publiquement ces partis, au milieu des années 90, presque tous les membres des Verts sont soit des politiciens, soit des membres du personnel du parti. Ils sont tous payés par le parti. Alors pour continuer à être payés, ils étaient prêts à faire des compromis avec les sociaux-démocrates, puis avec les démocrates-chrétiens.
J’ai suivi cela à l’époque. Je ne l’ai pas tellement suivi au cours des 20 dernières années, même si j’espère rencontrer les Verts allemands, parce que malheureusement, le parti vert américain et le parti vert européen ne se sont pas parlé. Quelques jours avant l’élection américaine, le parti vert européen a dit au parti vert américain que vous devriez faire en sorte que votre candidat à la présidence s’incline et soutienne Kamala Harris. Dans l’après-midi, les Verts américains ont renvoyé une lettre ouverte disant que vous ne savez pas de quoi vous parlez. Je pense que les deux lettres avaient de bons et de mauvais points, mais ma réaction est la suivante : pourquoi diable vous envoyez-vous des lettres ouvertes alors que vous ne vous êtes pas parlé depuis des années ? J’ai en quelque sorte anticipé ce problème parce que je sais que les Européens s’interrogent sur la politique campiste anti-Ukraine de Jill Stein. Pour moi, c’est une source d’embarras.
Donc, pour revenir aux racines du parti vert, j’en suis sorti dans la même perspective que Rudi Dutschke. Il a dit que nous devions faire une longue marche vers les institutions, ce qui signifie que nous devions présenter nos propres candidats. Nous avions besoin d’un nouveau parti et il y a consacré les années 70 avant de mourir. Il a été assassiné, on lui a tiré dessus, il a eu des crises d’épilepsie, ce qui l’a finalement tué – quelques semaines avant le congrès de fondation du parti vert national.
Son message, ai-je pensé, est la même chose que ce que j’ai ressenti. J’avais 15 ans en 1968, je ne pouvais pas voter, mais j’ai fait campagne pour le Parti de la paix et de la liberté, qui était pour la paix au Vietnam et les droits civiques. Ensuite, nous avons eu le Parti populaire pendant deux cycles et le Parti des citoyens de Barry Commoner, notre plus célèbre scientifique de l’environnement. J’ai soutenu tous ces efforts. Ensuite, nous avons eu une réunion pour organiser le parti vert. Le Parti des citoyens était en perte de vitesse, le moment semblait donc venu.
Vous avez également travaillé avec Bernie Sanders à ses débuts.
Oui, j’allais dans le Vermont voisin, j’organisais des réunions pour Bernie, je distribuais des tracts jusqu’à ce que son directeur de campagne en ait assez de me les envoyer. Il a organisé un diaporama sur Eugene Debs plus tard dans les années 70. J’ai appris à le connaître à l’époque. Puis il est devenu maire de Burlington par 10 voix d’écart, ce qui a été un choc. Le directeur de la plus grande banque de la ville l’a entendu à la radio et a été tellement choqué qu’il a quitté la route et s’est écrasé contre un arbre. Bernie est un bon politicien pour ce qui est d’aller vers les gens. Il peut parler aussi bien aux républicains qu’aux indépendants et aux démocrates. Les gens ont l’impression qu’il est de leur côté, même s’ils ne savent pas de quoi il parle en matière de politique ou ce qu’est le socialisme. Bernie ne cherche pas à construire un parti, il cherche à construire son organisation de campagne et à rester en poste. Il a été un politicien de carrière, pas un bâtisseur de mouvement. Il a su soulever des questions et les porter devant le Congrès, mais ce dont nous avons vraiment besoin, c’est d’un parti de gauche organisé.
Quand j’avais 15 ans, je me disais que les deux partis soutenaient cette terrible guerre au Vietnam et qu’ils se refusaient ou étaient lents à mettre en œuvre les droits civiques et la guerre contre la pauvreté, ce que Martin Luther King et les autres leaders du mouvement des droits civiques prônaient depuis la Marche sur Washington en 1963 jusqu’à la Campagne des pauvres en 1968. Comme nous le disions à l’époque, nous sommes en train de perdre la guerre contre la pauvreté et le Vietnam. C’est pourquoi « paix et liberté » était un bon slogan, et c’est ce que je ressens depuis. Les Républicains ont été conservateurs, les Démocrates se sont détournés du libéralisme du New Deal pour se tourner vers le néolibéralisme, dans le contexte européen, ils seraient plus proches des partis de centre-droit comme l’Union chrétienne-démocrate.
En parlant d’un courant plus radical de la politique de la gauche verte, cette vision qui a été mise en avant par Bookchin, comme cette démocratie municipale plus proche de la base. Vous avez également mentionné comment elle était en fait issue des traditions locales de la Nouvelle-Angleterre et comment elle a été redécouvert dans ses dernières années en la reprenant au mouvement kurde. Qu’est-ce que cet exemple nous apprend, à ton avis ?
Je pense qu’il nous dit : chaque fois que nous faisons quelque chose et que cela ne se manifeste pas par des résultats immédiats, attendez. Cela viendra. Lorsque j’ai travaillé en étroite collaboration avec Bookchin pendant une dizaine d’années dans les années 1980, nous espérions nous appuyer sur la tradition des assemblées municipales en Nouvelle-Angleterre. Il s’agit d’un face-à-face, d’une démocratie directe. Tous les habitants de la ville peuvent assister à ces réunions. Ils établissent le budget pour l’année, ils élisent les conseillers municipaux pour administrer le budget et ils peuvent convoquer des assemblées municipales chaque fois qu’ils estiment qu’une question doit être discutée. Il s’agit donc d’une véritable démocratie de base et nous voulions donner à ces villes le pouvoir de donner des instructions à leurs représentants, dans le cas du Vermont et du New Hampshire, au niveau de l’État. C’est la vieille idée anarchiste d’une démocratie communale et directe, puis d’une fédération pour coordonner les politiques élaborées par la base. Et nous pensions que la Nouvelle-Angleterre serait un terrain fertile pour cela. Malheureusement, trop de gens qui se considéraient comme des anarchistes ne voulaient pas se présenter aux élections locales et mettre en place des lois pour changer la structure. Et d’autres qui voulaient faire de la politique électorale n’étaient pas intéressés par la restructuration des institutions gouvernementales. Ils voulaient obtenir l’assurance-maladie pour tous, ou arrêter la guerre en Irak, ou d’autres questions de ce genre. Ils voulaient un changement de politique, mais pas de changement structurel dans la gouvernance.
L Alors on ne sait jamais ce qui va sortir des petites actions. Cela me donne toujours de l’espoir. Et l’autre chose qui me donne de l’espoir, c’est que j’ai participé à des mouvements où nous avons gagné sur nos revendications, comme le mouvement antinucléaire, le mouvement anti-apartheid, celui de l’obtention de l’interdiction de la fracturation à New York, et ainsi de suite. Et donc, même d’après mon expérience dans ces mouvements, j’ai l’impression que tu n’arrives à rien. Tu pousses contre la porte, et soudain la porte s’ouvre, et tout le monde se précipite à travers elle avec toi. Une telle expérience me rend optimiste.
Notes de bas de page
- ^ L’entretien a été réalisé juste après les élections américaines remportées par Trump.
* un des fondateurs du parti vert aux États Unis.