International, Politique et Social

Sotsialnyi Rukh*: « La défense de notre pays fait partie de la lutte pour la justice sociale »

* »Mouvement social » UKRAINE

Depuis le début de la guerre à grande échelle, de nombreux membres du Sotsialnyi Rukh se sont engagé·es dans la défense armée de l’Ukraine contre l’agression impérialiste de la Russie. Le 21 novembre 2024, le Sotsialnyi Rukh déclarait qu’«environ un million de défenseurs ukrainiens et des millions de membres de leurs familles sont malheureusement souvent confrontés à des violations de leurs droits fondamentaux. Nous avons donc décidé de nous joindre à leur protection… un protocole de coopération a été signé entre le Sotsialnyi Rukh et l’ONG Fonds pour le soutien social et juridique des participants aux opérations de combat. L’objectif de la coopération est de fournir une assistance juridique gratuite au personnel militaire, aux vétérans et aux membres de leur famille sous la forme d’une ‌“hotline”». Yana Bondareva, membre du Sotsialnyi Rukh (Kryvyï Rih), qui est particulièrement en charge d’une ligne téléphonique de soutien aux soldat·es et leurs familles, a bien voulu répondre à nos questions sur le sens de l’engagement militaire de son organisation.

Patrick Le Tréhondat

Le Sotsialnyi Rukh a créé une ligne téléphonique pour soutenir les soldat·es et leurs familles. Pourquoi cette initiative?

Cette initiative vise à soutenir les militaires et leurs familles confrontés à des difficultés sociales et juridiques. La guerre met à rude épreuve non seulement les soldat·es, mais aussi leurs proches, qui peuvent avoir besoin d’aide pour les démarches administratives, les questions sociales, etc.

La ligne téléphonique du Sotsialnyi Rukh peut y répondre. Nous apportons:

  • des conseils juridiques sur les garanties sociales, les prestations, le statut de combattant·e et les droits du travail.
  • un soutien social en matière de réadaptation, d’adaptation à la vie civile et d’interaction avec les organismes gouvernementaux.

Un tel projet est important car de nombreux vétérans et leurs familles sont confrontés à des problèmes bureaucratiques, et une ligne téléphonique gratuite peut s’avérer une ressource vitale pour eux et elles.

Recevez-vous beaucoup d’appels et quelles sont les questions ou les demandes d’aide ?

La ligne d’assistance téléphonique reçoit beaucoup d’appels, ce qui confirme la forte demande de soutien de la part des militaires et de leurs familles. Toutefois, une campagne d’information encore plus importante permettrait d’élargir considérablement la portée de ce service. Une publicité supplémentaire dans les médias sociaux, les médias de masse, les organisations partenaires et les communautés locales permettrait d’atteindre les personnes qui ont réellement besoin d’aide mais qui ne sont pas encore au courant de cette initiative.

On nous demande souvent:

Questions juridiques

  • Comment obtenir le statut de combattant·e et quelles sont les prestations offertes ?
  • Est-il possible de faire appel d’un refus de paiement [de prestation sociale] aux militaires ou à leurs familles ?
  • Problèmes liés aux droits du travail : licenciement, maintien de l’emploi, paiement [du salaire] pendant le service.
  • Comment préparer correctement les documents après une blessure ou un handicap ?

Soutien social et réinsertion

  • Où puis-je trouver un centre de réadaptation pour les militaires ou leurs familles ?
  • Existe-t-il des programmes de reconversion et d’éducation pour les ancien·nes  combattant·es ?
  • Comment puis-je obtenir une aide financière pour les familles des militaires décédés ?
  • Quels sont les programmes de soutien pour les enfants de militaires ?

Recevez-vous des appels téléphoniques de femmes soldates et quels sont leurs problèmes ?

Oui, nous recevons des appels téléphoniques de femmes soldates  qui soulèvent un large éventail de questions.

Questions juridiques

  • Congé pour les femmes en service : comment exercer ses droits légaux ?
  • Prise de congé de maternité pour les femmes en service : qu’est-ce qui est prévu par la loi ?

Questions sociales et domestiques

  • Où trouver des soins médicaux spécialisés (gynécologue, psychologue pour les femmes militaires) ?
  • Comment retourner à la vie civile après le service et trouver un emploi ?
  • Existe-t-il des programmes de soutien pour les femmes vétérans ?

Des membres du Sotsialnyi Rukh se sont engagé·es  dans l’armée. Pourquoi ce choix?

Les membres du Sotsialnyi Rukh se sont engagé·es dans l’armée parce qu’ils et elles considèrent que la défense du pays fait partie de la lutte pour la justice sociale. Elles et ils ont toujours défendu les droits des travailleurs et des citoyens, et la guerre menace tous ces acquis. Certain·es ont d’abord fait du bénévolat, mais ont finalement décidé personnellement de se battre. En première ligne, elles et ils ne défendent pas seulement le pays, mais aident aussi leurs camarades à résoudre des problèmes sociaux et juridiques. Pour eux, c’est la poursuite du combat pour la liberté, l’égalité et la dignité.

Récemment, nous avons appris que le directeur de l’académie militaire de Lviv avait été élu. Nous savons qu’il existe une association de soldat·es LGBT+ dans l’armée ukrainienne. Il existe également une association de femmes soldates appelée Veteranka. Des soldats se disent publiquement anarchistes ou socialistes. Les militaires ukrainien·nes  restent toujours en contact avec leurs syndicats, qui les soutiennent. Telle est la situation dans l’armée ukrainienne. Comment expliquez-vous ce que j’appelle « l’énigme de l’armée ukrainienne » ?

L' »énigme de l’armée ukrainienne » est une combinaison de phénomènes apparemment contradictoires : hiérarchie militaire traditionnelle et initiatives autonomes, discipline et diversité idéologique, institution étatique et rôle actif des organisations de base.

Dans le même temps, les militaires ukrainien·nes font partie de la structure de l’armée et façonnent activement leurs environnements en fonction des intérêts, des idéologies et des groupes sociaux. Cela est possible parce que la société ukrainienne a historiquement développé des liens horizontaux et une tradition d’auto-organisation, qui s’est également manifestée dans l’armée. 

Le soutien des syndicats et des organisations de la société civile montre que l’armée n’est pas isolée de la société, mais qu’elle interagit avec elle et défend ses droits. Il est également important de noter que de nombreux soldat·es étaient des activistes dans la vie civile et qu’elles et ils apportent donc leurs valeurs et leurs réseaux de soutien mutuel à l’armée.

Ainsi, l’armée ukrainienne n’est pas seulement un mécanisme étatique, mais une communauté vivante et socialement active qui reflète le pluralisme et les tendances démocratiques de l’ensemble de la société.

La question de la création de syndicats pour le personnel militaire a été débattue à de nombreuses reprises. Qu’en pensez-vous ?

La création de syndicats pour le personnel militaire est un pas important vers la protection de ses droits et de ses garanties sociales. Les militaires ont le droit d’être représenté·es en matière de salaires, de conditions de service et de soins médicaux. Cependant, il est important que les syndicats ne violent pas la discipline et la subordination militaires. Dans l’ensemble, les syndicats peuvent être un outil efficace pour améliorer la situation des militaires s’ils sont correctement organisés.

En Occident, beaucoup de militaires commentent la situation militaire. Leurs informations viennent souvent des Américains. Comment vous analysez la situation militaire. Avez-vous vos propres sources d’information ukrainiennes ? 

Pour analyser la situation militaire, il est important d’utiliser différentes sources, notamment les agences de presse officielles ukrainiennes et les données provenant de la ligne de front. Les commentaires des responsables militaires occidentaux sont souvent importants, mais ils ne reflètent pas toujours la réalité des événements. 

J’ai accès aux informations et aux ressources officielles, et je peux m’y référer pour recueillir des faits afin d’effectuer une analyse objective. Cependant, il est important de se rappeler que les informations peuvent être différentes [selon les sources] en temps de guerre et qu’il est toujours utile de comparer les sources pour obtenir des analyses plus précises.

Nous sommes aussi surpris de voir que les soldats s’expriment publiquement dans les journaux par exemple. C’est un droit d’expression important, particulièrement en temps de guerre. Comme la guerre a transformé l’armée ukrainienne ?

La guerre a considérablement changé l’armée ukrainienne, la rendant plus flexible et adaptée aux réalités modernes. Pendant le conflit, les militaires ont commencé à exprimer activement leurs pensées et leurs sentiments, ce qui est devenu une partie importante de leur expression personnelle. Ce droit à l’expression publique permet aux soldat·es de partager leurs expériences, d’impliquer le public civil sur des questions importantes et de remonter le moral des troupes. Dans le même temps, ces déclarations soulignent le changement d’attitude à l’égard des militaires : ils et elles ne sont pas seulement des exécutant·es, mais aussi des participant·es actif·ves  à la vie sociale et politique du pays.

Quelles sont les conséquences politiques pour le Sotsialnyi Rukh de cet engagement dans les questions militaires? Selon moi, le Sotsialnyi Rukh  a acquis des compétences dans le domaine militaire (comparé à la gauche occidentale). Peut-on parler de la construction du début d’une alternative sur la question militaire sur la base de votre expérience concrète ?

L’engagement du Sotsialnyi Rukh  dans les questions militaires a des implications politiques. Cela permet à l’organisation non seulement de participer à des initiatives sociales et de défense des droits humains, mais aussi d’influencer des questions importantes liées à la guerre et à la sécurité. Par rapport à la gauche occidentale, qui se concentre souvent sur des initiatives pacifiques et la critique des structures militaires, le Sotsialnyi Rukh démontre une volonté de travailler avec l’armée en temps de guerre, tout en maintenant des idées de justice sociale, des positions anti-guerre et le soutien aux droits des militaires.

Sur la base de l’expérience du mouvement, nous pouvons parler de la construction d’un modèle alternatif pour aborder les questions militaires qui combine les aspects sociaux, humanitaires et des droits humains. Il s’agit de créer un environnement dans lequel les soldats peuvent défendre leurs droits et leurs intérêts sans enfreindre la discipline et les normes militaires. De cette manière, le Sotsialnyi Rukh développe un modèle qui pourrait devenir une alternative importante à l’approche traditionnelle des questions militaires, en combinant les intérêts sociaux et militaires.

Enfin, il y a la question du système de sécurité collective en Europe, la question de l’OTAN.Comment voyez-vous ces questions complexes concernant l’avenir de l’Ukraine et de l’Europe ?

L’Ukraine, compte tenu de sa situation géopolitique et de son expérience des conflits armés, a un intérêt stratégique à renforcer sa sécurité par le biais d’alliances internationales. L’OTAN peut devenir un puissant garant de la sécurité pour l’Ukraine, car elle lui permettra de s’intégrer dans un système commun de défense collective, de réduire les menaces de voisins agressifs et d’assurer la stabilité dans la région.

Toutefois, cette question est complexe et nécessite la prise en compte de facteurs internes et externes. Dans le même temps, l’élargissement de l’OTAN à l’Est peut être perçu de manière ambiguë dans certains pays, ce qui entraîne des risques politiques et stratégiques. Pour l’Ukraine, il est important non seulement de préserver son droit à choisir ses alliances de sécurité, mais aussi de veiller à renforcer ses propres capacités de défense et de soutenir ses partenaires européens dans le renforcement de la stabilité dans la région.

À long terme, la clé pour l’Ukraine et l’Europe est d’équilibrer l’intégration dans les organisations internationales et de préserver une sécurité commune interne, compte tenu de l’évolution de l’environnement géopolitique.

19 février 2025