Hanna Perekhoda
Institut d’études politiques, Université de Lausanne, Lausanne, Suisse.
À l’occasion du centenaire de la mort de Vladimir Lénine, cet article revisite ses écrits d’avant 1917 sur le droit des nations à l’autodétermination du point de vue de son contemporain ukrainien, Lev Yurkevych. Contrairement à la polémique bien connue entre Lénine et Rosa Luxemburg, la critique des vues de Lénine sur l’émancipation nationale par les socialistes des périphéries de l’Empire russe a été largement négligée. Ce n’est pas une surprise, étant donné les efforts délibérés du parti communiste russe pour effacer les voix dissidentes et l’attachement de longue date du public occidental aux perspectives du centre impérial russe. Ce parti pris a non seulement façonné notre compréhension des révolutions de 1917 en tant que « révolution russe », mais a également influencé notre perception globale de la région « postsoviétique » – une habitude intellectuelle aux conséquences politiques importantes, comme l’a montré l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022.
La polémique entre deux marxistes – un Russe éminent et un Ukrainien largement oublié – s’est déroulée il y a près de 110 ans, mais reste d’une actualité frappante. Ce débat ne révèle pas seulement le potentiel oppressif des projets universalistes dans un contexte impérial, mais met également en lumière des tensions profondes au sein de la pensée marxiste en tant que telle. Il met en lumière les questions de structure et d’agentivité, de diversité et d’unité, d’universalisme et de particularisme qui restent pertinentes pour les luttes émancipatrices contemporaines.
Karl Marx et Friedrich Engels ont accordé relativement peu d’attention au nationalisme en tant que problème distinct. Tout en reconnaissant que le nationalisme des opprimés pouvait, dans certains cas, contribuer à la lutte des travailleurs, ils le considéraient en fin de compte comme une idéologie destinée à créer une unité illusoire entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, occultant ainsi la nature fondamentalement antagoniste de leurs intérêts de classe. Cette perception de l’identité nationale comme n’étant rien d’autre qu’une « fausse conscience » artificiellement entretenue est devenue un point de vue largement accepté parmi les sociaux-démocrates de diverses tendances pendant des décennies[1]. Au sein de la social-démocratie, les débats sur cette question étaient motivés par la nécessité de formuler un programme capable d’évaluer avec précision le moment présent et d’identifier les stratégies les plus efficaces pour faire progresser la classe ouvrière vers la révolution – un défi qui était également au cœur des objectifs de Lénine.
Lénine se retrouve à mener la bataille politique sur deux fronts. D’un côté, il est confronté à des socialistes juifs, caucasiens et ukrainiens qui prônent la réorganisation du parti ouvrier social-démocrate russe (RSDLP) en une fédération de partis nationaux et qui, s’inspirant en partie de l’austro-marxisme, cherchent à intégrer le principe de l’autonomie extraterritoriale des minorités dans le programme du parti. Lénine s’oppose fermement à ces deux demandes, estimant qu’elles conduisent à la dissolution potentielle du parti et, par conséquent, à l’affaiblissement du mouvement ouvrier. De l’autre côté, il se heurte aux membres qui partagent le point de vue de Luxemburg. Sur la base de son analyse de la dynamique économique du capitalisme, Luxemburg soutenait que la domination impérialiste des grandes puissances créait non seulement de profondes inégalités sociales, mais aussi des conditions de plus en plus favorables à la lutte des classes et à la victoire du prolétariat. Dans de telles circonstances, toute défense des particularismes nationaux était en contradiction avec la logique du développement historique[2]. Pour déjouer ces tendances contradictoires, Lénine a proposé une double approche : il a introduit le principe du « droit des nations à l’autodétermination » dans le programme du parti tout en soulignant la nécessité de l’unité absolue des travailleurs de toutes les nations au sein d’une structure de parti centralisée.
Aujourd’hui encore, les débats socialistes sur le nationalisme rappellent souvent la célèbre polémique entre Lénine et Luxemburg. Pourtant, malgré son importance, le désaccord de Lénine avec Luxemburg sur cette question était moins profond que sa divergence avec les austro-marxistes et leurs disciples. D’éminents théoriciens austro-marxistes, Otto Bauer et Karl Renner, soutenaient que les cultures nationales, avec toutes leurs caractéristiques uniques, possédaient une valeur intrinsèque justifiant leur préservation et leur adaptation dans un cadre socialiste[3]. En revanche, Lénine et Luxemburg partageaient une vision du progrès et de l’histoire dans laquelle le but ultime du développement humain impliquait de « promouvoir et d’accélérer considérablement le rapprochement et la fusion des nations »[4]. Lénine proposait toutefois une stratégie politique distincte, affirmant que le nationalisme des groupes opprimés possédait un potentiel unique pour faire progresser la lutte contre l’État bourgeois et ainsi accélérer la victoire du prolétariat. Il préconisait d’utiliser l’énergie des nations opprimées au profit de la révolution ouvrière[5]. Leur débat ne porte donc pas sur l’objectif ultime du projet socialiste, mais plutôt sur les moyens d’y parvenir.
Il s’est aligné sur Luxemburg en ce qui concerne le rôle positif des grands États dans l’avancement du progrès, estimant que la fragmentation des grands États existants représenterait un revers pour les intérêts de la classe ouvrière. Néanmoins, bien que les avantages économiques que présentaient de grands États étaient trop importants pour être négligés, Lénine affirme qu’il n’y a pas lieu de craindre des séparations temporaires[6]. En outre, ces séparations pourraient certainement être évitées si la social-démocratie de la nation oppresseuse gagnait la confiance des nations opprimées en approuvant leur droit à la sécession, tandis que la social-démocratie d’une nation opprimée plaiderait en faveur d’une « intégration volontaire »[7]. En substance, plaider pour la séparation dans la rhétorique permettrait, en pratique, de jeter les bases d’une future unification sociale et économique.
Il est essentiel de garder à l’esprit qu’avant 1917, l’objectif premier de Lénine n’était ni de produire une analyse théorique complète du nationalisme, ni de proposer une solution pratique au problème de l’oppression nationale, que ce soit sous le capitalisme ou le socialisme. Sa priorité était d’élaborer une stratégie qui garantirait l’hégémonie politique de son parti au sein de la classe ouvrière à l’échelle territoriale la plus large possible, dans le but ultime de prendre le pouvoir et d’étendre la révolution à l’ensemble du globe. Dans la phase initiale de la révolution, soutenir les droits sécessionnistes était une nécessité stratégique pour s’assurer le soutien – ou au moins la neutralité – des groupes nationaux opprimés à ce moment critique. Dans la phase suivante, une fois le pouvoir pris, il prévoyait que ces groupes s’intégreraient naturellement dans un État socialiste unique et centralisé, sans jamais envisager la possibilité qu’un État socialiste choisisse de rester indépendant.
Les thèses de Lénine ont fait l’objet de vives critiques de la part des « fédéralistes » et des « luxemburgistes ». Il est à noter que, dans les deux cas, les figures de proue de ces critiques sont originaires d’Ukraine. En 1916, Georgii Piatakov et Evgeniia Bosh demandent la suppression de l’article du programme du parti sur le droit des nations à l’autodétermination. Les manœuvres tactiques de Lénine ne satisfont pas Piatakov, qui privilégie la cohérence idéologique. Piatakov se demande comment on peut défendre le droit des nations à l’autodétermination tout en s’opposant à son application pratique. Pour lui, la démocratie est inaccessible sous le capitalisme, ce qui fait des slogans démocratiques une simple tromperie des masses, alors que sous le socialisme, avec l’éradication de l’exploitation économique et de l’oppression, à la fois des individus et au niveau national, de tels slogans n’auraient tout simplement plus lieu d’être. Après la révolution de février, Piatakov et Bosh assument la direction du parti bolchevique à Kyiv et leurs convictions déterminent en grande partie la position de l’organisation à l’égard du mouvement national ukrainien[8].
À la veille de la révolution de 1917, Lev Yurkevych, théoricien marxiste ukrainien et membre fondateur du Parti ouvrier social-démocrate ukrainien, a publié une brochure examinant de manière critique le programme de Lénine sur la question nationale[9]. Il n’a pas seulement analysé les écrits de Lénine, mais les a également critiqués à la lumière de la pratique politique du parti bolchevique. Il a observé, par exemple, qu’en dépit de leur programme déclaré, les bolcheviks « n’ont jamais dénoncé l’oppression nationale » dans leurs activités en Ukraine. Lors d’une conférence du parti tenue à Kharkiv, Yurkevych a noté que « pas un seul mot n’a été prononcé sur l’oppression nationale de l’Ukraine et son « droit à l’autodétermination » ». Au contraire, selon lui, les sociaux-démocrates russes en Ukraine ont constamment « profité des conséquences de cette oppression pour étendre leur influence »[10].
En effet, lorsqu’il a abordé la question de la russification culturelle et linguistique des travailleurs en 1913 et polémiqué contre Yurkevych, Lénine a affirmé que l’Ukraine était un cas exemplaire pour illustrer sa nature intrinsèquement progressiste. Il explique que le développement économique a attiré des centaines de milliers de Russes ethniques en Ukraine et que cet afflux a conduit à une assimilation « indiscutable » et « indubitablement progressive ». La russification a transformé le paysan « ignorant, conservateur et sédentaire » en un prolétaire « mobile ». Pour Lénine, la « nature historiquement progressive » de cette assimilation était aussi évidente que le « broyage des nations en Amérique ». S’opposer à ce processus « serait une trahison pure et simple du socialisme et une politique stupide, même du point de vue des « objectifs nationaux » bourgeois des Ukrainiens ». La raison en est simple : la seule force capable de s’opposer aux oppresseurs des Ukrainiens – les propriétaires terriens polonais et russes – « n’est autre que la classe ouvrière, qui rassemble derrière elle la paysannerie démocratique »[11].
Plusieurs aspects du raisonnement de Lénine méritent notre attention. Le premier est son « oubli » soudain du caractère impérial de la gouvernance interne de l’État russe, qui apparaît lorsqu’il compare la russification des populations soumises dans l’Empire russe au « melting-pot » américain composé principalement de communautés immigrées. Appliquant la logique du marché libre au domaine socioculturel, Lénine a soutenu que la tâche des sociaux-démocrates était d’éliminer les privilèges pour toutes les langues, en permettant » aux exigences des échanges économiques de déterminer quelle langue dans un pays donné il est dans l’intérêt de la majorité de la connaître pour le bien des relations commerciales « [12]. Yurkevych rétorque que la russification des Ukrainiens n’est pas le résultat d’un choix volontaire d’individus libres de toute contrainte, mais qu’elle est rendue possible par l’expansion coloniale, le développement économique inégal entre les zones urbaines et rurales et la coercition politique et économique[13]. Plaider pour l' »égalité » des langues dans le cadre d’inégalités sociales et culturelles aussi profondément ancrées, c’est en fait entériner la loi du plus fort. Toutefois, ce que Yurkevych a perçu comme une expression de cynisme et d’impérialisme est, pour Lénine, une position internationaliste cohérente.
Pour le dirigeant bolchevique, le fait que la langue russe ait été promue par l’État et dotée de toute l’infrastructure nécessaire pour favoriser une culture littéraire de haut niveau, alors que le développement d’autres langues a été délibérément entravé, ne pose aucun problème. Il a même déclaré qu’il serait probablement favorable à ce que chaque habitant de la Russie ait la possibilité « d’apprendre la grande langue russe » ; la seule chose qu’il ne veut pas, c’est envoyer les gens au « paradis » par la force. La coercition ne ferait qu' »empêcher la grande et puissante langue russe de se répandre dans d’autres groupes nationaux »[14]. Cette position ne doit cependant pas être interprétée comme l’expression d’un suprémacisme russe. Elle est plutôt le résultat logique d’une perspective qui considère les distinctions comme des obstacles à surmonter et qui suppose qu’il est souhaitable d’avoir un avenir où la diversité se fondra dans un ensemble unique et universel. Pour Lénine, la langue russe représente simplement le choix le plus « pratique » pour réaliser cet idéal prétendument non national.
En analysant cette polémique du début du vingtième siècle à travers le prisme d’une critique post-marxiste de la fin du vingtième siècle, nous pourrions affirmer que la position de Lénine illustre ce que Cornelius Castoriadis a identifié comme une tendance plus large au sein de la pensée marxiste à naturaliser l’imaginaire social capitaliste, avec sa suprématie de l’efficacité[15]. Pour Lénine, la langue est, en fin de compte, réduit à un outil fonctionnel pour l’utilité économique. Cette perspective utilitariste fait écho à la logique capitaliste selon laquelle tout – y compris la langue, la culture et les relations humaines – doit être subordonné à la productivité. En ce sens, la position de Lénine s’aligne sur une perspective capitaliste qui ne valorise la culture que dans la mesure où elle sert les fins de la production. En préconisant l’élimination des privilèges linguistiques tout en supposant implicitement la domination du russe, elle révèle également une croyance sous-jacente selon laquelle l’égalité exige l’uniformité.
Yurkevych a souligné les conséquences politiques pratiques de la position de Lénine qui faisait l’éloge de l’assimilation des travailleurs à la culture impériale. Selon lui, bien que la russification ait permis à un Ukrainien d’accéder à l’éducation et, partant, à certaines idées progressistes et émancipatrices, il n’est plus en mesure de transmettre ces idées aux membres de sa communauté paysanne d’origine. Les Ukrainiens russifiés éprouvent de la honte et du mépris non seulement pour leur culture et leur langue, mais aussi, et surtout, pour leur communauté d’origine, ce qui les conduit à tourner le dos à ses besoins, à ses intérêts et à ses aspirations. La russification du prolétariat ukrainien contribue donc, selon Yurkevych, à aliéner les travailleurs des villes de leurs homologues ruraux, ce qui « brise l’unité du mouvement ouvrier et entrave son développement »[16].
Pour Yurkevych, lorsque les travailleurs d’une nation opprimée sont ainsi divisés, ils deviennent des cibles faciles pour les partis réactionnaires nationalistes qui exploitent ces divisions. Selon lui, la promotion pratique de l’assimilation par les bolcheviks parallèlement à la rhétorique prônant la séparation n’est pas seulement hypocrite, mais tout simplement nuisible. Yurkevych souligne le fait que Lénine a insisté pour interpréter le droit à l’autodétermination nationale strictement comme un droit à la sécession, rejetant fermement tout appel au fédéralisme ou à l’autonomie. En effet, dans sa lettre privée à Stepan Shaumian, Lénine a même souligné que le « droit à l’autodétermination est une exception à notre principe général de centralisation » qui « ne doit pas être autre chose que le droit de faire sécession »[17]. Un appel à l’indépendance était toutefois considéré comme dangereux par les marxistes ukrainiens, qui se sont limités à des appels à l’autonomie à l’intérieur d’un État fédéraliste commun. La plupart d’entre eux étaient conscients que dans des conditions où plus de 90% de la population ukrainienne étaient des paysans analphabètes et où les institutions démocratiques et la conscience civique étaient pratiquement inexistantes, l’indépendance totale de l’État signifierait la victoire d’une bourgeoisie étrangère sur les masses indigènes mal organisées. Pour Yurkevych, le radicalisme rhétorique de Lénine est une manifestation de son mépris pour les travailleurs et les paysans des nations opprimées. Selon lui, la position des bolcheviks renforce le programme des nationalistes de droite au détriment des forces progressistes locales.
La polémique met en lumière une autre question cruciale du marxisme : qui constitue la classe ouvrière et qui, en termes pratiques et théoriques, agit en tant qu’agent de son émancipation ? Lénine et Yurkevych étaient tous les deux d’accord pour dire que « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’acte de la classe ouvrière elle-même ». Pourtant, leurs définitions implicites de la classe ouvrière révèlent des conceptions différentes de l’action et de l’émancipation. Lénine envisage un prolétariat « mobile », transcendant les identités locales et les particularités culturelles – une force révolutionnaire universelle (représentée, en pratique, dans le contexte de l’Ukraine par l’ouvrier industriel russophone). Dans ce cadre, les paysans « arriérés » sont considérés comme des suiveurs, qui doivent être guidés par cet agent universel vers la libération. Pour Yurkevych, cependant, la véritable émancipation passe par la reconnaissance des conditions, des intérêts et des identités spécifiques des différentes populations de la classe ouvrière, y compris les paysans ukrainiens qui en constituent la majorité.
Yurkevych établit un parallèle intéressant entre les opinions de Lénine et celles d’Alexandre Herzen[18] , un éminent intellectuel russe qui, en 1859, a affirmé le « droit total et inaliénable de la Pologne à l’indépendance vis-à-vis de la Russie », tout en faisant valoir qu’une telle séparation n’était pas souhaitable de son point de vue. Herzen estimait que si la Pologne faisait immédiatement sécession, le mouvement démocratique s’en trouverait affaibli, ce qui réduirait les perspectives de révolution en Russie. Il estime qu’après une révolution démocratique en Russie, la sécession de la Pologne ne serait plus nécessaire. Pour Herzen comme pour Lénine, ces positions n’étaient pas motivées par le nationalisme grand-russe ou le désir de dominer d’autres peuples. Ils se considèrent plutôt comme les champions d’un projet universaliste d’émancipation. Cependant, tous deux partageaient la conviction que c’était leur communauté qui servirait d’agent principal de cette mission libératrice. Tous deux pensaient que c’était le « peuple » russe – qu’il s’agisse de l’obshchina [commune] paysanne russe prémoderne pour Herzen, ou du prolétariat russe moderne pour Lénine – qui ouvrirait la voie de la libération, d’abord pour ses voisins, puis pour l’humanité tout entière.
Yurkevych n’était que l’un des nombreux socialistes ukrainiens, dont certains bolcheviks, qui ont formulé des critiques similaires à l’égard de Lénine[19]. Tous ont souligné le contraste entre l’éloge théorique de la libération par en bas et le refus pratique de tenir compte des contextes locaux et des intérêts spécifiques des groupes non russes. La conception de la stratégie socialiste de Laclau et Mouffe offre un parallèle théorique utile à ces premières critiques[20], suggérant que l’hégémonie politique nécessite une coalition de diverses identités sociales, chacune conservant ses exigences spécifiques et ses particularités dans un cadre de solidarité plus large. La classe ouvrière, dans cette optique, n’est pas monolithique mais constitue un ensemble de groupes divers. Cette perspective remet en question la notion d’un agent de changement singulier et universaliste et plaide au contraire pour un modèle où l’action s’exprime dans des contextes historiques et culturels spécifiques. Elle exige une approche démocratique et auto-organisée de la libération. Dans la critique de Yurkevych, nous voyons une articulation précoce des risques d’une approche « unique » du socialisme – une approche qui, lorsqu’elle est appliquée à des contextes (post-) impériaux, renforce l’oppression au lieu de la démanteler.
Une courte citation des résolutions de la Conférence conjointe de l’été 1913 du comité central du POSDR et des dirigeants du parti peut illustrer le potentiel autoritaire de de la conception marxiste des « lois » historiques du développement que Castoriadis critiquera plus tard. Elle stipule que le droit des nations à l’autodétermination « ne doit en aucun cas être confondu avec l’opportunité de la sécession d’une nation donnée ». C’est le parti qui « doit décider de cette dernière question exclusivement sur la base de ses mérites dans chaque cas particulier, conformément aux intérêts du développement social dans son ensemble et aux intérêts de la lutte de la classe prolétarienne pour le socialisme »[21]. Et puisque les bolcheviks considèrent leur organisation comme l’avant-garde du prolétariat, seule dotée pour saisir la logique de l’histoire et les véritables intérêts de la classe ouvrière, c’est en fin de compte à la direction du parti qu’il incombe de déterminer si une lutte de libération nationale donnée est légitime. En d’autres termes, en supposant que l’histoire a une direction objectivement connue et en revendiquant une compréhension scientifique de cette trajectoire, les dirigeants se positionnent eux-mêmes et leurs organisations comme des interprètes de la nécessité historique, ce qui leur confère l’autorité d’imposer une voie « correcte » aux groupes mêmes qu’ils prétendent représenter[22]. Cela révèle un mépris pour l’auto-activité de la population ainsi qu’une croyance sous-jacente que l’on a l’autorité de concevoir la société d’en haut et de la traiter comme un objet à organiser et à diriger rationnellement en fonction des besoins d’une force impersonnelle de l’Histoire. Cette approche instrumentale traite les populations comme des tremplins dans un projet plus vaste, plutôt que comme des agents autonomes ayant leurs propres aspirations légitimes et capables d’agir de manière indépendante. En d’autres termes, au lieu de rompre avec l’imaginaire capitaliste, elle perpétue une logique de « maîtrise rationnelle »[23].
Selon Yurkevych, l' »adulation des socialistes russes pour les grands États et le centralisme » sape toute perspective internationaliste authentique[24]. Lénine, en cherchant « non seulement à mettre fin à la fragmentation de l’humanité en petits États et au particularisme des nations, non seulement à rapprocher les nations, mais aussi à réaliser leur fusion », s’est positionné non pas comme porte-parole de l’internationalisme, mais « du système moderne de centralisme des grandes puissances »[25]. On peut affirmer que cette critique révèle une tension plus profonde sur la signification même de la modernité et du progrès. Elle expose différentes hypothèses sur le Telos ultime du développement humain – le progrès signifie-t-il l’unification rationnelle de divers groupes en une entité singulière et cohésive ou permet-il la coexistence de groupes divers et donc potentiellement divergents ?
Une première conception considère les États centralisés et les sociétés homogénéisées comme l’aboutissement inévitable du progrès humain, et la diversité comme un obstacle à ce progrès. En ce sens, elle reflète un « fantasme de totalité « [26] , où l’idéal est un ordre universel obtenu en éliminant les particularités et en consolidant les entités plus petites dans un système unifié et rationalisé. Une autre conception envisage la modernité comme compatible avec le pluralisme, la différence et la décentralisation. Cette vision de la modernité valorise la gouvernance locale, la participation démocratique et les structures décentralisées qui permettent aux différents groupes de contrôler leur destin dans un cadre coopératif. Plus généralement, elle reflète un scepticisme à l’égard de l’idéal totalisant, soulignant les dangers potentiels de la poursuite d’un modèle universaliste qui efface les particularités[27].
On pourrait dire que Lénine et d’autres bolcheviks ont fini par reconnaître et permettre aux différences de contribuer au projet soviétique, comme le montre l’introduction de la Nouvelle politique économique et de la korenizatsiia [indigénisation] après leur victoire précaire et coûteuse dans la guerre civile. Cependant, il faut regarder au-delà des arbres pour voir la forêt : l’objectif ultime du projet bolchevique restait la fusion de toutes les différences en une totalité unique et unifiée où toutes les distinctions significatives – et donc tout potentiel de conflit – disparaîtraient et devraient donc disparaître. Ce n’est pas l’objectif qui a changé, mais l’horizon temporel : si, en 1917, il semblait réalisable dans un avenir proche, en 1923, il était devenu un objectif plus lointain. La diversité était tolérée à condition qu’elle finisse par être transcendée. Sous Staline, la prudence antérieure a été abandonnée au profit d’une poussée agressive visant à éliminer tout élément perçu comme une menace pour l’unité. L’impulsion totalisante se déchaîne alors pleinement.
Il convient toutefois de souligner que l’idée selon laquelle le socialisme contiendrait une essence totalisante « inhérente » est plutôt trompeuse. Comme Castoriadis l’a affirmé, la modernité n’est pas un projet monolithique, mais une tension dynamique et permanente entre des significations concurrentes : l’impulsion vers la maîtrise rationnelle et l’homogénéité d’une part, et le potentiel de pluralisme, d’autolimitation et d’autonomie démocratique d’autre part[28]. Le socialisme, en tant que projet moderne, contient également ces deux logiques en son sein, ce qui signifie qu’il n’est pas lié à une vision totalisante. Si le socialisme doit tenir sa promesse d’émancipation, comme le suggèrent Laclau et Mouffe, il doit accepter que toute unité soit un résultat contingent et provisoire, jamais définitivement résolu. En ce sens, les structures politiques ne devraient pas être des véhicules destinés à imposer une voie « correcte », mais devraient rester ouvertes à une critique permanente. La capacité du socialisme à résister à la totalisation dépend donc de son engagement en faveur de la multiplicité et de la contestation, en reconnaissant la diversité et l’antagonisme comme essentiels au tissu social. Cette approche implique cependant que le socialisme démocratique contient toujours les germes de sa propre perte. C’est là que réside, pour Castoriadis, l’aspect tragique de la démocratie : les mêmes conditions qui permettent un renouvellement continu l’exposent également au risque d’être cooptée par des forces qui peuvent exploiter ses libertés pour imposer un système fermé et totalisant dans lequel la remise en question n’est plus permise[29].
L’influence durable des idées de Lénine sur la pensée de la gauche radicale a de profondes répercussions sur la manière dont les questions de diversité, d’autonomie et d’autodétermination sont comprises – et, dans de nombreux cas, mal comprises. Il est certain qu’au milieu du 20e siècle, les théoriciens critiques occidentaux ont commencé à réexaminer les arguments de Rosa Luxemburg, des communistes conseillistes et d’autres qui avaient prévu les dangers du centralisme à mesure qu’ils s’enracinaient dans la pratique des bolcheviks. Cependant, malgré la reconnaissance croissante du fait qu’un engagement en faveur de la diversité est essentiel pour empêcher les mouvements émancipateurs de se transformer en dictature, les critiques de gauche du marxisme-léninisme ont été lents à saisir non seulement ses dimensions autoritaires, mais aussi impérialistes.
Historiquement, la gauche occidentale s’est davantage intéressée aux perspectives du centre impérial russe qu’à celles des périphéries. Par conséquent, en donnant la priorité aux perspectives de Moscou et de Saint-Pétersbourg, la gauche occidentale perpétue souvent les angles morts impériaux de ses homologues russes. Considérer les luttes d’émancipation nationale à travers les yeux des marxistes russes peut, par exemple, conduire à ne pas reconnaître la valeur intrinsèque que la souveraineté, l’autonomie et la spécificité culturelle peuvent représenter pour les populations opprimées.
Comme nous l’avons vu plus haut, avant la prise de pouvoir par les bolcheviks, les socialistes ukrainiens avaient déjà exprimé leurs inquiétudes quant aux tendances autoritaires et impérialistes de la théorie et de la stratégie politique bolcheviques. Ils ont fait valoir qu’une société authentiquement socialiste devait trouver un équilibre entre l’unité et le respect de la diversité politique et culturelle, avertissant que le mépris de ces différences conduirait inévitablement à l’autoritarisme et à la trahison des idéaux émancipateurs. L’absence d’évaluation critique de l’impérialisme soviétique par la gauche peut être attribuée, en partie, au fait que ces premiers avertissements des socialistes non russes dans les périphéries impériales ont été négligés ou simplement rejetés. Leur reconnaissance révèle une tradition socialiste plus riche et plus diversifiée, qui souligne l’importance d’équilibrer l’unité et la diversité – une question qui reste aussi pertinente aujourd’hui qu’elle l’était au début du 20e siècle et qui le restera sans aucun doute à l’avenir.
Notes sur la contributrice
Hanna Perekhoda est une historienne originaire de Donetsk, en Ukraine, et doctorante à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne. Sa recherche doctorale porte sur les luttes hégémoniques pour la territorialité de l’Ukraine et la définition de ses limites orientales pendant la révolution de 1917 et la guerre civile, avec un intérêt particulier pour les antagonismes au sein du parti bolchevique. Outre ses travaux universitaires, elle a beaucoup écrit sur l’agression de la Russie contre l’Ukraine, qu’elle replace dans un contexte historique plus large.
23 janvier 2025
Publié par Revolutionary Russia, 2024
Traduction Patrick Le Tréhondat, relue par l’autrice.
Hanna Perekhoda: http://orcid.org/0000-0003-1817-5397
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[1] Haupt, Löwy et Weill, Les marxistes et la question nationale 1848-1914.
[2] Luxemburg, L’accumulation du capital.
[3] Blum et Smaldone, Austro-Marxism.
[4] Lénine, Œuvres complètes. Volume 22, 324.
[5] Haupt, Löwy et Weill, Les marxistes et la question nationale 1848-1914.
[6] Vladimir Lénine, Œuvres complètes. Volume 20, 423.
[7] Lénine, Œuvres complètes. Volume 22, 347.
[8] Soldatenko, Georgii Piatakov.
[9] Iurkevych, Rosiisʹki Sotsial-Demokraty.
[10] Ibid. 27, 37.
[11] Lénine, Œuvres complètes. Volume 20, 30-1.
[12] Ibid, 21.
[13] Iurkevych, Rosiisʹki Sotsial-Demokraty, 36.
[14] Lénine, Œuvres complètes. Volume 20, 72-3.
[15] Castoriadis, L’institution imaginaire de la société.
[16] Iurkevych, Rosiisʹki Sotsial-Demokraty, 37.
[17] Accent mis par Lénine. Lénine, Œuvres complètes. Volume 19, 501.
[18] Iurkevych, Rosiisʹki Sotsial-Demokraty, 12-18.
[19] Voir, par exemple, Shakhrai et Mazlakh, Sur la situation actuelle en Ukraine ; et Shahrai, Revoliutsiia.
[20] Laclau et Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste.
[21] Lénine, Œuvres complètes. Volume 19, 429.
[22] Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, 56-67.
[23] Pour une autre formulation de cette idée, voir Scott, Seeing Like a State.
[24] Iurkevych, Rosiisʹki Sotsial-Demokraty, 24.
[25] Ibid, 28.
[26] Laclau et Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste.
[27] Il faut reconnaître que la conception de la modernité qui donne la priorité au pluralisme et à la décentralisation est pleine de contradictions internes. Une exploration complète de ces complexités dépasse le cadre de cette discussion. Pour un examen plus approfondi de ces contradictions, voir, par exemple, Bauman, Modernity and Ambivalence.
[28] Castoriadis, World in Fragments, 37-8.
[29] Ibid, 93.