Idées et Sociétés, Médias

Sur une contre-révolution intellectuelle.

Recension de l’ouvrage collectif “Critique de la raison décoloniale”, par Nedjib Sidi Moussa – 23 décembre 2024

Collection Versus. Editions L’ Echappée.

Cet article a d’abord été publié sur le site web de l’OCL. Repris sur le Blog de LEFT RENEWAL.

Dans le fatras qui tient lieu de débat public en France, le terme « décolonial » s’est imposé au cours de la décennie écoulée au point de devenir, pour les conservateurs, un épouvantail commode, agité pour disqualifier la moindre contestation de l’ordre établi. À l’inverse, aux yeux de nombreux progressistes, il s’agit plutôt d’une bannière de ralliement qui recouvre des quêtes authentiquement émancipatrices mais aussi des entreprises bien plus discutables.

Le manichéisme inhérent aux controverses intellectuelles, la progression d’une extrême droite décomplexée ainsi que le sectarisme d’une certaine gauche radicale ont jusqu’alors empêché une clarification non seulement salutaire mais surtout indispensable en cette période réactionnaire. C’est pourquoi il convient de se réjouir de la parution de Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle (Paris, L’échappée, 2024).

Cet ouvrage collectif, traduit de l’espagnol par le journaliste Mikaël Faujour et l’essayiste Pierre Madelin, rassemble, pour l’essentiel, des textes issus du livre coordonné par la chercheuse Gaya Makaran et le sociologue Pierre Gaussens, Piel blanca, máscaras negras. Crítica de la razón decolonial (México, Bajo Tierra A.C., 2020) – à l’exception des contributions jugées « trop ancrées dans les réalités latino-américaines » – ainsi qu’un article de l’universitaire Andrea Barriga tiré du recueil dirigé par le sociologue Enrique de La Garza Toledo (1947-1921), Crítica de la razón neocolonial (Buenos Aires, Clasco, 2021).

Leur provenance commune ne doit rien au hasard. En effet, si dans la langue française l’adjectif « décolonial » pouvait être employé au milieu du XXème siècle en tant que synonyme d’ « anticolonial », sa signification évolue au cours des décennies ultérieures, à mesure que les études décoloniales, élaborées par des universitaires latino-américains, se diffusent sur les campus nord-américains et européens. Et cela, au risque de nombreuses équivoques, ainsi que le mentionne le sociologue Stéphane Dufoix dans l’essai Décolonial (Paris, Anamosa, 2023) :

« Parmi les dangers à éviter, le plus manifeste est sans doute la croyance dans le fait que le même mot signifie la même chose, qu’il a la même définition et les mêmes usages selon les espaces dans lesquels il circule et selon la langue dans laquelle il circule. L’insoutenable légèreté des lettres cache bien souvent, sous son uniformité, des abîmes de différence qui rendent la compréhension particulièrement délicate et produisent aussi bien des malentendus que des anathèmes. »

Parmi les théoriciens les plus connus de ce courant se trouvent le philosophe Enrique Dussel (1934-2023), le sociologue Ramón Grosfoguel, l’anthropologue Arturo Escobar ou encore le sémiologue Walter D. Mignolo. Cependant, le sociologue Aníbal Quijano (1928-2018), à qui l’on doit le concept de « colonialité », occupe une place particulière au sein de cette famille intellectuelle, comme le souligne la chercheuse Claude Bourguignon Rougier dans l’article qu’elle consacre à la notion de « colonialité du pouvoir » pour l’ouvrage paru sous sa direction, Un dictionnaire décolonial (Québec, Éditions science et bien commun, 2021) :

« La colonialité, c’est la poutre maîtresse de l’édifice théorique décolonial. Le terme désigne, au-delà des superstructures politiques qui furent celles de la colonisation espagnole, un certain type de rapport social basé sur des prémisses qui survivront aux guerres d’indépendance du XIXe siècle : la division du monde et du travail à partir d’une hiérarchie raciale et la diffusion d’une relation au savoir et à la connaissance fondée sur les principes d’une rationalité européenne qui condamnerait et détruirait les autres formes de connaissances et de savoirs. Ce n’est donc pas ce qui reste du colonialisme ni ce qui succède au colonialisme, mais l’autre face du monde moderne. »

Or, de telles conceptions ne sont pas sans poser quelques problèmes aux matérialistes conséquents, attachés à la critique du colonialisme, sans pour autant souscrire aux discours confusionnistes qui prétendent le combattre. À cet égard, le professeur en littérature comparée Neil Larsen a publié en 2022 dans la revue marxiste Catalyst une brillante recension de l’ouvrage de Walter D. Mignolo, The Politics of Decolonial Investigations (Durham, Duke University Press, 2021), sous le titre « The Jargon of Decoloniality  », en référence au livre du philosophe Theodor W. Adorno (1903-1969), Der Jargon der Eigentlichkeit. Zur deutschen Ideologie (Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1964) – Jargon de l’authenticité. De l’idéologie allemande (Paris, Payot, 1989).

Repris en 2023 par le magazine socialiste Jacobin et traduit en français l’année suivante dans la revue Jaggernaut, l’article met en lumière le fait qu’un tel usage de la théorie décoloniale peut conduire à recycler les aspects les moins reluisants de la « politique de l’identité », mais aussi, à travers son jargon obscur, à déshistoriciser et culturaliser le colonialisme, voire à soutenir des régimes autoritaires du Sud global. Les arguments avancés dans cette critique de gauche – à ne pas confondre avec le dénigrement de droite – font écho à ceux développés dans le recueil Critique de la raison décoloniale.

Dans un texte introductif intitulé pour la circonstance « Peau blanche, masques noirs » – le titre d’origine étant « Autopsia de una impostura intelectual » –, Pierre Gaussens et Gaya Makaran inscrivent leur démarche dans le sillage du psychiatre Frantz Fanon (1925-1961) dont ils citent en exergue son classique Peau noire, masques blancs (Paris, Le Seuil, 1952), afin d’expliciter leur propos :

« Si nous évoquons ainsi l’esprit de Fanon en préambule d’une critique des études décoloniales, c’est parce que nous souhaitons nous appuyer sur son anticolonialisme actif, critique, réflexif et anti-essentialiste, pour nous opposer à ce que nous considérons comme une déformation de son legs par une certaine mode intellectuelle. Et si nous mobilisons l’image des masques, c’est aussi pour mettre en lumière le problème de l’imposture et de la représentation ventriloque des altérités, des « autres ». Notre réflexion porte sur l’empreinte laissée par le colonialisme dans les structures sociales de domination en Amérique latine, mais au lieu d’ériger la peau et sa couleur en source de (dé)légitimation des personnes qui s’expriment, nous prendrons plus honnêtement le parti de n’usurper aucune identité, afin de démasquer par contraste les discours académiques qui prétendent parler au nom des subalternes. »

Cet hommage appuyé à Fanon constitue en réalité une réponse à la traduction en espagnol de son ouvrage susmentionné – Piel negra, máscaras blancas (Madrid, 2009) – accompagné de plusieurs articles de théoriciens décoloniaux, tels que Ramón Grosfoguel, Walter D. Mignolo, ainsi que les philosophes Nelson Maldonado-Torres et Sylvia Wynter. Or, Pierre Gaussens et Gaya Makaran reprochent à ces auteurs de vouloir « inscrire l’héritage de Fanon dans leur propre courant intellectuel, sans respecter son autonomie ni les circonstances historiques et théoriques dans lesquelles son œuvre est apparue. »

S’ils reconnaissent la diversité des « études décoloniales », Pierre Gaussens et Gaya Makaran désignent, à travers cette appellation, une matrice originelle, à savoir le groupe Modernidad/Colonialidad formé au début de notre siècle par des intellectuels latino-américains qui ont reformulé, à leur façon, des débats antérieurs marqués par la théologie de la libération, la théorie de la dépendance, la postmodernité, les études subalternes ou encore la théorie du « système-monde » élaborée par le sociologue Immanuel Wallerstein (1930-2019). Cet ensemble disparate reposerait toutefois sur un postulat central :

« l’Amérique latine n’est pas entrée dans une période postcoloniale et les processus de décolonisation des sociétés latino-américaines sont restés inachevés. En dépit de la fin officielle de la colonisation, les rapports sociaux coloniaux continueraient à s’y reproduire suivant des schèmes de domination voilés. »

Ainsi, les études décoloniales en tirent pour conséquence le principe suivant :

« les structures de la domination coloniale de longue durée, formées en 1492, continuent à se reproduire, (…) elles constituent une logique de pouvoir global née avec la modernité capitaliste, mais qui s’étend jusqu’à notre époque pour perpétuer l’exploitation et la domination des sociétés latino-américaines. »
C’est donc cette forme de pouvoir global que désigne le terme de « colonialité », encore associé à l’eurocentrisme du savoir, aux hiérarchies sociales, en particulier en ce qui concerne le racisme. Cela conduit notamment, dans les travaux issus de ce courant, à accorder un rôle prééminent à la notion de « race ». En guise de perspective, ces théoriciens proposent de rompre avec la « colonialité », de s’engager dans la voie de la décolonisation, ce qui « doit passer par une critique radicale des fondements épistémologiques de l’eurocentrisme. »

De leur côté, Pierre Gaussens et Gaya Makaran invitent à « débattre du noyau théorique des études décoloniales, de leurs fragilités et des dangers essentialistes qu’elles comportent ». Sans pour autant nier « la vigueur actuelle du colonialisme » ou se cantonner à un « exercice typique de la distinction intellectuelle », les coordinateurs de Piel blanca, máscaras negras estiment nécessaire de distinguer les études décoloniales « d’un vaste champ de réflexion et d’action anticoloniales » – qui inclut, selon eux, les études postcoloniales, les études subalternes, les travaux du sociologue Boaventura de Sousa Santos, etc. – mais surtout de « l’anticolonialisme révolutionnaire des XIXe et XXe siècles, qu’il s’agisse du mouvement intellectuel de la négritude (…) ou de la pensée critique latino-américaine (…) dont les études décoloniales se revendiquent néanmoins sans scrupule. »

Plusieurs précisions s’imposent dans la mesure où l’on doit mentionner la critique marxiste des études postcoloniales et subalternes entreprise, entre autres, par le sociologue Vivek Chibber, avec son ouvrage désormais classique, Postcolonial Theory and the Specter of Capital (New York, Verso, 2013) – La théorie postcoloniale et le spectre du capital (Toulouse, L’Asymétrie, 2018). Dans le même ordre d’idée, il apparaît difficilement acceptable d’assimiler, en bloc, la Négritude à l’anticolonialisme révolutionnaire, d’autant que ce courant littéraire du siècle dernier n’était pas sans soulever des problèmes similaires à ceux posés par les études décoloniales de nos jours. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’article du cofondateur du Rassemblement démocratique africain, Gabriel d’Arboussier (1908-1976), paru en 1949 dans La Nouvelle Critique – revue éditée sous le contrôle du Parti communiste français – sous le titre « Une dangereuse mystification : La théorie de la négritude ». Enfin, en ce qui concerne l’auteur de Peau noire, masques blancs, nous ne pouvons que renvoyer à l’excellente biographie que lui consacre l’essayiste Adam Shatz, The Rebel’s Clinic : The Revolutionary Lives of Frantz Fanon (New York, Farrar, Straus and Giroux, 2024) – Frantz Fanon. Une vie en révolutions (Paris, La Découverte, 2024).

Ces réserves étant faites, nous pouvons ajouter que Pierre Gaussens et Gaya Makaran ont l’honnêteté de citer les critiques antérieures, à l’instar de l’ouvrage de la sociologue Silvia Rivera Cusicanqui, Ch’ixinakax utxiwa. Una reflexión sobre prácticas y discursos descolonizadores (Buenos Aires, Tinta Limón, 2010) – une référence absente de la notice biographique que lui consacre Claude Bourguignon Rougier dans Un dictionnaire décolonial.

Parmi les autres textes qui composent Critique de la raison décoloniale, saluons la contribution du chercheur Daniel Inclán qui formule une « critique de la philosophie de l’histoire qui sous-tend le tournant décolonial. » En effet, les présupposés des théoriciens de ce courant reposent « sur une simplification de l’histoire de la modernité, et surtout du rôle qu’y a joué ce que l’on appelle avec tant de légèreté l’Europe. » C’est pourquoi son texte refuse de cautionner « le renoncement simpliste à la dialectique, qui conduit à essentialiser certaines réalités et à expliquer mécaniquement tous les phénomènes qui en découlent ».

De son côté, le philosophe Rodrigo Castro Orellana s’appuie sur Michel Foucault (1926-1984) pour discuter certains concepts employés par les théoriciens décoloniaux – comme la « différence coloniale », la « pensée frontalière », le « paradigme autre » – afin de mieux inviter à « renoncer à un ensemble de présupposés qui ont entravé toute compréhension allant au-delà de dichotomies telles que domination/libération, ami/ennemi ou bourreau/victime. C’est la seule façon d’ouvrir un horizon de réflexion commune. »

Pour sa part, le philosophe Martín Cortés met en évidence le fait que le marxisme, « en partie récupéré par ces courants », a non seulement « perdu sa centralité » et se retrouve « de plus en plus classé parmi les théories eurocentriques qui menaceraient, par leur rigidité conceptuelle, la richesse de la culture latino-américaine. » Par contraste avec une telle vision des choses, il s’agit plutôt de prendre en considération les innombrables « contributions du marxisme latino-américain aux grandes questions relatives à l’émancipation. »

Ainsi que nous pouvons le constater, la critique des études décoloniales – en particulier de leurs auteurs les plus connus – du moins telle qu’esquissée dans les contributions de ce recueil, renvoie à des références théoriques diverses voire contradictoires. Mais il ne s’agit pas là du principal défaut de cet ouvrage dans la mesure où l’objet de la critique est lui-même marqué du sceau de l’hétérogénéité en dépit de sa matrice commune.
Si nous pouvons regretter que tous les chapitres de Piel blanca, máscaras negras n’aient pas été traduits en français, il n’en demeure pas moins que Critique de la raison décoloniale rejoint avec bonheur la bibliothèque de ceux qui chercheront à dissiper les malentendus – sans sectarisme –, dépasser les contradictions – sans dogmatisme – et surtout sortir de l’ornière dans laquelle nous sommes, sans céder aux pressions des réactionnaires ou à l’opportunisme des progressistes.

Hier comme aujourd’hui, les révolutionnaires restent sur une ligne de crête. Si le colonialisme et ses spectres pèsent encore sur la conscience de nombre de nos contemporains – du Nord au Sud, de l’Orient à l’Occident –, il nous faut par conséquent être à la hauteur des enjeux en refusant un monde fondé sur l’oppression et l’exploitation. C’est assurément sur le terrain des luttes sociales et de l’internationalisme en actes que se trouvera la voie de l’émancipation.

En effet, les modes intellectuelles passent, les étiquettes changent mais les problèmes fondamentaux posés à l’humanité demeurent. C’est aussi pourquoi il convient d’éviter de se perdre dans des controverses stériles, afin de mieux nous atteler, collectivement, à redonner tout leur sens aux idéaux de liberté et d’égalité, si galvaudés par la bourgeoisie prédatrice.

Nedjib Sidi Moussa est docteur en science politique, enseignant, auteur de 6 livres dont “Histoire algérienne de la France” & “Algérie, une autre histoire de l’indépendance”.

Cet article a d’abord été publié sur le site web de l’OCL.