Idées et Sociétés, Médias

Michel Cahen : Colonialité.

Michel Cahen nous a permis de publier plusieurs de ses articles dans la revue Adresses. A l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, nous vous présentons l’entretien qu’il a réalisé avec Francis Sitel pour ContreTemps.

Colonialité et système-monde capitaliste… Entretien avec Michel Cahen*

À propos du livre Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept (Paris, Karthala, mai 2024)

Avec l’aimable autorisation de la revue ContreTemps

1-colonialite-plaidoyer-pour-la-precision-dun-concept.jpg

ContreTemps : PostcolonialDécolonial, Anticolonial… Autant de notions dont on peine à cerner les différenciations et leurs pertinences, mais qui suscitent des adhésions et des rejets aussi puissants que le plus souvent acritiques… Votre livre a pour titre Colonialité. Il se présente comme un « plaidoyer pour la précision d’un concept ». Qu’est-ce que la colonialité et pourquoi appelle-t-elle cette exigence de précision ?

Michel Cahen : Le concept de colonialité est aujourd’hui très fréquemment utilisé, à la fois dans la pensée postcoloniale et dans la pensée décoloniale. En tant que marxiste, je m’y suis intéressé tardivement. Mais il me paraît utile au regard de la diversité des situations dans le système-monde capitaliste.

Selon moi, car il existe beaucoup d’interprétations, il désigne l’ensemble des formations sociales, économiques, culturelles de type colonial, cela quel soit le statut formel du territoire concerné.

À côté de nombre de pays qui ont été des colonies, on peut évoquer le cas de la Chine en 1840 lors de la guerre de l’opium, il n’y avait alors pas colonisation, mais le système-monde capitaliste lui imposa des formes de colonialité. Inversement des pays colonisés ont acquis leur indépendance mais ont gardé des formations sociales de nature coloniale.

Cela est différent du néocolonialisme : la colonialité renvoie à la nature du pays, alors que le néocolonialisme renvoie à la politique du gouvernement de ce pays qui assume une intégration subalterne au système-monde capitaliste.

Si on prend l’exemple de la Bolivie, avec une population à 70% indigène (ce terme n’est en rien péjoratif et à l’inverse est celui utilisé par les personnes concernées qui refusent absolument le terme « Indiens »), le pays avait toujours été gouverné par des Hispaniques jusqu’à Evo Morales. On avait là une structure caricaturale de colonialité. En effet indépendance et décolonisation ne correspondent pas nécessairement.

En Amérique, aussi bien du nord que du sud, il y a eu des ruptures avec la métropole (la Grande-Bretagne, l’Espagne, le Portugal, la France à un moindre degré), mais les colons – qu’ils soient blancs, métis, voire noirs créoles – ont créé leur propre État colonial. Et la formation sociale antérieure a été maintenue, voire aggravée, si on considère que l’empire espagnol traitait moins mal les indigènes que ne le feront les colons.

Ces situations sont typiques de la colonialité : le pays n’est plus formellement une colonie, mais les rapports sociaux demeurent coloniaux.

Au début, avec le sociologue péruvien Aníbal Quijano, la pensée décoloniale a grosso modo porté une problématique de ce type. Mais par la suite, sans doute sous l’influence des études littéraires ou de la position de tenants de cette pensée nommés dans de grandes universités américaines, une dérive s’est opérée qui a privilégié, au détriment de l’étude des relations de pouvoir, celle de la colonialité épistémique, du savoir, culturelle, de genre, de l’être… Une dérive qui qui a conduit à s’intéresser davantage aux mentalités qu’aux systèmes sociaux. La colonialité n’a plus été définie qu’en terme de « matrice épistémique » (en termes idéologiques, dirait Marx). Or la colonialité recouvre un ensemble de systèmes sociaux (ce qui inclut les aspects épistémiques, bien sûr). Ces systèmes sociaux peuvent être définis comme l’ensemble des formes non capitalistes de l’exploitation capitaliste. En effet, l’expansion du capitalisme notamment à partir du XVe siècle (mais même avant) s’est faite de manière distincte de l’expansion du mode de production capitaliste, soit parce qu’il n’existait pas encore, soit parce qu’il a été plus rentable pour le capitalisme de ne pas prolétariser les populations subalternisées. En maintenant leurs modes de production domestique, qui assurèrent notamment la production des aliments, on pouvait ainsi payer les subalternes au-dessous du coût de leur reproduction sociale – ce qui est impossible pour des populations prolétarisées qui ne vivent que (ou très principalement) de leur salaire. L’esclavage est un cas de subalternisation, mais qui a concerné principalement des exogènes (surtout africains), l’esclavage indigène n’ayant pas été assez rentable. L’articulation des modes de production est une donnée fondamentale du système-monde capitaliste. On peut évoquer les exemples du travail forcé (un an sur deux dans la plantation d’un colon, puis retour obligatoire au village afin d’empêcher la prolétarisation), de la « dette imaginaire » (un subalterne croit qu’il est endetté chaque année auprès d’un maître qui lui fournit ses semences ou qui lui « prête » son outillage, etc.), ou les rapports de maître à serviteur (et non de patron à employé), etc.

Il ne s’agit pas de la poursuite de la colonisation après l’indépendance, mais d’une formation sociale spécifique indispensable au fonctionnement du système-monde capitaliste pour gérer des régions où, au regard des relations de pouvoir, il n’y a pas eu développement du mode de production capitaliste, et où le capitalisme n’a pas intérêt à un tel développement. Cela bien entendu ne va pas sans conséquences sociales et culturelles. Cela forme des régimes de colonialité selon les historicités locales.

L’important est que la donnée majoritaire (en termes démographiques) dans ces sociétés n’est pas l’affrontement entre prolétariat et bourgeoisie : le prolétariat s’il existe est très minoritaire et souvent n’est pas la partie la plus exploitée de la population.

Le marxiste péruvien José Carlos Mariátegui avait compris cette réalité et il avait proposé au jeune Parti communiste péruvien de chercher à s’implanter prioritairement non dans la classe ouvrière mais dans la population indigène. Il n’avait pas été suivi, mais on peut le considérer comme un précurseur de la pensée décoloniale. Cela ne l’empêchait pas d’inscrire sa réflexion dans le cadre de la lutte des classes, au moins des luttes de formations sociales. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui pour nombre de penseurs de la décolonialité dont la préoccupation est de traquer l’idéologie coloniale, avec l’objectif d’opérer une « déprise mentale » par rapport aux valeurs de la « Modernité » et de l’« Occident ». Il ne s’agit pas du tout de nier les aspects subjectifs de la colonialité, mais comment penser réaliser une rupture idéologique déconnectée d’un mouvement social ? Sans sous-estimer les différentes dimensions du problème, il faut donner une définition matérialiste de la colonialité. N’oublions pas qu’on parle de sociétés qui représentent plusieurs milliards d’individus. Aujourd’hui, le mode de production capitaliste est hégémonique en termes de rapports de forces sur la Terre. Cela ne signifie pas qu’il concerne directement la majorité de la population mondiale. L’histoire de l’humanité est l’histoire de la lutte des classes (pour paraphraser la célèbre expression du Manifeste du Parti Communistede 1848), mais ces classes ne sont pas que le prolétariat et la bourgeoisie, et si les luttes de classes sont le moteur de l’histoire elles ne la résument pas.

CT : Le décolonialisme, ce n’est pas le postcolonialime ?

M. C. : Il convient de regarder les trajectoires de ces théories. Au cours des années 1970-1980, il s’agit de penseurs de la pensée subalterne (Subaltern Studies), qui s’affirment en Inde (surtout Bengale), en lien avec des marxistes britanniques. Ils sont marxistes et travaillent sur les révolte paysannes (notamment naxalites) contre l’occupant britannique. On vit lors de leurs procès que les leaders paysans plaidaient l’innocence de leurs actes en expliquant qu’ils n’avaient fait que répondre à un appel de leurs dieux. À l’argument de ceux qui en conclurent qu’il s’agissait de mouvements « pré-modernes », « pré-politiques », notamment parmi les intellectuels du Parti du Congrès et du Parti communiste indien, ces penseurs bengalis opposèrent l’idée qu’il s’agissait bien de luttes sociales et politiques, tout à fait modernes mais qui relevaient de modernités alternatives. À qui viendrait-il l’idée de qualifier, en Amérique du sud, de « pré-modernes », des révoltes populaires se réclamant de (ou soutenues par) la théologie de la libération ? Mais ici on invoquait les dieux de l’Inde, et par eurocentrisme (même de la part d’intellectuels indiens), la modernité était refusée à ces révoltes. Ensuite, il n’y eut guère de lien direct entre les études subalternes d’Inde et la genèse des études postcoloniales ou les études des intellectuels de la CEPAL en Amérique du Sud (études de la dépendance), même si a existé un groupe d’études subalternes aux États-Unis souhaitant appliquer cette problématique aux études chicanas (études sur la frontière entre les États-Unis et le Mexique et sur la présence de « Latinos » dans le pays).

Le postcolonial proprement dit apparaît en Australie et en Grande-Bretage (puis aux États-Unis) à la fin des années 1980 avec des études de critique littéraire s’attachant à traquer les valeurs colonialistes et eurocentriques dans les écrits littéraires de l’époque coloniale ou, surtout, postérieures à l’époque coloniale.

C’est ici qu’il faut distinguer post-colonial, avec tiret, et postcolonial sans tiret, non par volonté de chipoter, mais parce que la différence est importante. « Post-colonial » renvoie à une approche chronologique : tel pays, le Sénégal par exemple, n’est plus une colonie, il a été réindigénisé (des Africains sont au pouvoir, même si on peut discuter la manière), il est « post-colonial ». En revanche, « Postcolonial » relève non pas d’une considération chronologique, d’un après du colonialisme, mais d’un au-delà des valeurs coloniales dans l’analyse littéraire ou des sciences sociales.

Il convient d’une part de distinguer nettement ces deux significations que beaucoup confondent. Mais d’autre part même l’usage du concept de « post-colonial » (avec tiret) doit être précisé. Si l’on dit que la France est « post-coloniale » par exemple, indique-t-on simplement un passé colonial ou considère-t-on que l’héritage du colonialisme est le facteur prépondérant de structuration de la société française d’aujourd’hui ? Les récentes émeutes urbaines (2005, 2023) montrent que certaines catégories sociales conservent la mémoire des oppressions dont les générations antérieures primo-arrivantes ont été victimes et que c’est une donnée qu’on ne doit pas ignorer. Mais on ne peut pas en conclure que là est le facteur déterminant de toute la société française et même de ces mouvements de révolte qui ont surtout leurs racines dans la réalité sociale présente. Ce sont des révoltes issues de la production contemporaine de subalternité, pas d’un simple « héritage ». Ainsi, la société française n’est pas de nature « post-coloniale », mais elle inclut une dimension post-coloniale encore pertinente dans certains milieux sociaux.

L’approche décoloniale de son côté a aussi une généalogie et une géographie différentes. Elle est née au début des années 1990 en Amérique du Sud, principalement andine, c’est-à-dire dans des sociétés où la fraction de la population indigène est majoritaire ou très consistante. Le décolonial est issu des mouvements sociaux et nationaux indigènes, ou au moins né en rapport avec ces mouvements. Il a aussi été produit par le féminisme indigène (on dit souvent aujourd’hui « féminisme décolonial »). Une différence importante entre le postcolonial et le décolonial est que le premier fut une approche de critique littéraire ou même sociale sans guère de conséquences politiques. À l’inverse, le décolonial est, en principe du moins, un projet politique : abattre la colonialité du pouvoir. Mais nombre de penseurs décoloniaux ont connu une dérive vers une posture purement épistémique (ils se sont ainsi rapprochés du postcolonial). Ils prônent la « désobéissance épistémique », qui les a conduits à se polariser sur l’opposition aux valeurs de l’« Occident », ou de la « Modernité » et ne mettent plus au cœur de la problématique le capitalisme périphérique et le système-monde. J’y vois une forme d’orientalisme inversé (donc un orientalisme tout court), qui consiste à essentialiser et homogénéiser un « Occident », dont en tant qu’historien je ne sais tout simplement pas ce dont il s’agit.

Ce n’est heureusement pas le cas de tous les penseurs décoloniaux, certains maintiennent une critique du capitalisme et ne s’intéressent pas exclusivement pas à l’épistémique au détriment des mouvements sociaux. Mais ils et elles ne posent plus la question en termes de prise du pouvoir. Il faudrait « rompre » de l’intérieur. On croit retrouver les vieilles polémiques entre « socialisme scientifique » et « socialisme utopique ».

On voit donc une trajectoire de ces théories qui, via les études littéraires, ont gagné les sciences sociales pour conduire à la pensée postcoloniale puis décoloniale. Aux États-Unis celles-ci ont souvent été portées par des intellectuels d’origine indienne, nourris de la pensée subalterne, et en poste dans des grandes universités. En Amérique du sud, ces penseurs sont davantage restés en lien avec les mouvements sociaux, en particulier les mouvements indigènes, noirs, et de ce fait, pour certaines et certains, continuent à porter le projet politique d’une une indépendance vraie, d’une décolonisation sans colonialité, c’est-à-dire d’une décolonisation tout court.

Chez ces derniers une critique du capitalisme reste présente, même si elle n’est pas toujours très nette. Et la pensée décoloniale n’est pas homogène. Ainsi Aníbal Quijano lorsqu’il parle des « opprimés » y incluent aussi bien le prolétariat péruvien ou la plèbe d’ascendance hispanique ou hispano-métisse, que la masse des indigènes. Or, les uns et les autres ne sont pas dans la même situation, le prolétariat même faible numériquement est inscrit dans le capitalisme, alors que les indigènes le sont dans les nations pré-coloniales qui ont sauvegardé une partie de leurs modes de production domestiques : les rapports respectifs de ces deux grands secteurs de la population à l’État et au mode de production capitaliste ne sont pas les mêmes. En général, les luttes indigènes sont anticoloniales et autonomistes, car elles défendent la pérennité des nations vaincues lors de la conquête, elles ne réclament pas seulement des terres (comme les paysans sans terre), mais des territoires où résident les esprits de leurs ancêtres et leurs divinités, et où la nature est considérée comme un être vivant et est dotée de droits. En général, les luttes des subalternes exogènes (descendants d’esclaves, métis pauvres, etc.) sont intégrationnistes et décoloniales : il s’agit de lutter contre les inégalités afin de mieux « entrer dans la nation » et d’en finir avec la colonialité des rapports sociaux. Les termes de mobilisation de ces deux grands secteurs de la population subalterne ne sont pas toujours identiques, même s’il faut naturellement les faire converger.

CT : La lecture de votre livre montre qu’en tant qu’historien de la colonisation portugaise et analyste des pays africains de langue officielle portugaise vous abordez le sujet par une voie originale, et particulièrement intéressante en ce qu’elle oblige à bousculer des visions erronées et à opérer des recentrages de certaines problématiques bien établies.

Et d’abord de rappeler, voire de nous apprendre, tant certaines idées rabâchées se sont imposées comme des évidences, que la dynamique mondiale du capitalisme ne doit pas être datée de 1492, les Européens « découvrant » alors, outre l’Amérique, la figure de « l’Autre ».

M. C. : Les décoloniaux datent de 1492 et de l’arrivée de Christophe Colomb dans ce qu’il ne savait pas être l’Amérique, le début du système-monde capitaliste et la naissance de la notion de race… Il s’agit d’une ignorance historique grave. C’est ignorer le rôle de l’Ancien Monde dans la formation du système-monde capitaliste. Cela depuis Marco Polo, au 13e siècle ! La mise en esclavage des Canariens date de 1340, très anciennement Venise commerce avec l’Asie. 1453, ce n’est pas seulement la fin de la Guerre de Cent ans, mais la chute de Constantinople, qui va marquer dans le bassin méditerranéen la fin du trafic servile blanc. En effet, au Moyen-Âge, en Europe du sud (Portugal, Espagne, Italie…) il y avait des centaines de milliers d’esclaves blancs (aux côtés des serfs), et aussi quelques esclaves noirs qui avaient été capturés dans le cadre de la course médiévale contre les bateaux arabo-berbères. 1453 est d’une certaine manière la cause de 1492 : les noblesses ibériques avaient perdu une source d’approvisionnement en esclaves, malgré la poursuite de la guerre contre le sultanat de Grenade (qui s’effondre aussi, comme par hasard, en 1492). Le déclin, puis la fin de l’approvisionnement en esclaves blancs en 1453 a été un facteur puissant de l’expansion vers l’Afrique et plus tard l’Amérique. C’est en 1444 qu’a lieu au Portugal la première vente publique d’esclaves noirs. La factorerie d’Arguin (aujourd’hui en Mauritanie) date de 1464 et eut pour but de capter une partie de la traite servile transsaharienne : certaines tribus berbères eurent intérêt à vendre aux caravelles portugaises plutôt qu’aux destinataires habituels plus au Nord. En 1498, les Portugais entrent en Inde (certes c’est après 1492, mais lié à des relations commerciales existant depuis des siècles). Donc, en 1492 le système-monde existe de longue date, et il restera longtemps plus rentable en Asie qu’aux Amériques. Au départ, dans le « Nouveau Monde », il s’agit surtout de pillage et l’exploitation à grande échelle mettra quelques décennies à démarrer, le Brésil portugais étant en retard de ce point de vue, du fait même que Lisbonne trouvait plus de richesses en Asie et dans les îles sucrières d’Afrique qu’aux Amériques. L’Ancien Monde était alors plus rentable que le Nouveau, donc faire naître le système-monde capitaliste de 1492 est une aberration.

Quant à l’idée que 1492 marquerait aussi la découverte de « l’Autre », elle oublie que dans l’Ancien monde aussi on connaissait des « Autres », Africains, Asiatiques, et aussi cet autre interne qu’était le Juif.

Cela représente beaucoup d’erreurs d’autant que les décoloniaux disent vouloir élaborer des concepts valables pour toute la planète. Mais alors cela nécessiterait de leur part une analyse de la colonialité dans les mondes arabo-musulman, ottoman, asiatique et non d’en rester à un flagrant latino-centrisme.

CT : Il est utile de porter attention sur l’importance des colonies portugaises en Afrique, à la violence et au caractère tardif des guerres coloniales que le Portugal a menées sur ce continent. Et aussi prendre en compte l’originalité des régimes qui sont nés de ces conflits : ladite « démocratie révolutionnaire » de certains, la revendication« socialiste » d’autres, et même celle d’États « marxistes-léninistes » pour l’Angola et le Mozambique…

M. C. : Je ne traite pas tant de cela dans l’ouvrage présent, mais c’est mon domaine classique de recherche, donc je réponds avec plaisir ! Le Portugal fut le premier pays à avoir engagé la colonisation en Afrique et à commencer l’esclavage noir est-atlantique puis transatlantique. Il a subi longuement un régime dictatorial (1926) puis fasciste à partir de 1930-1933, qui a duré jusqu’en avril 1974 et la Révolution des Œillets, dont on fête le cinquantenaire en 2024.

La décolonisation a en effet été tardive, même si le PAIGC d’Amilcar Cabral a décrété l’indépendance de la Guinée Bissau en juillet 1973 malgré l’assassinat quelques mois plus tôt de son dirigeant historique. Cette indépendance fut reconnue par le Portugal en novembre 1974. C’est en 1975 qu’accédèrent à l’indépendance le Cap vert, São Tomé e Principe, l’Angola et le Mozambique.

Ces régimes ne furent pas les seuls en Afrique à s’être réclamé du marxisme, voire du marxisme-léninisme, on peut par exemple citer le Bénin, l’Éthiopie, la Somalie.

Dans le cas de l’Angola et du Mozambique, cette référence s’explique pour des raisons historiques et surtout par certaines spécificités de leurs formations sociales. À l’exception de quelques rares grandes propriétés, la population coloniale était formée de petits colons (par comparaison on peut penser aux Pieds noirs d’Algérie), très souvent urbains, qui monopolisaient la totalité des activités économiquement rentables. Quant aux grandes chefferies africaines, elles avaient été détruites (contrairement à ce qui se produisit dans l’empire anglais). Il n’y avait donc pas d’espace pour une petite bourgeoisie africaine, ni même pour la stabilisation d’une classe ouvrière noire du fait du système du travail forcé qui renvoyait périodiquement les travailleurs dans leurs villages où ils recevaient leur maigre salaire.

Dans ces conditions se forma une micro-élite africaine façonnée par le colonialisme portugais contemporain (d’après les Guerres mondiales, surtout la Deuxième), dans laquelle les petits planteurs et les petits patrons étaient très rares, et qui fut essentiellement formée de salariés fonctionnaire de bas échelons, d’employés du tertiaire, de missionnaires et de quelques militaires subalternes, donc un cadre socialement très bureaucratique. Ces gens étaient très mécontents de la situation, mais la libération qu’ils imaginaient étaient à l’image du Portugal qu’ils connaissaient. Or, le Portugal était une nation très homogène, dotée d’une langue unique, d’un parti unique, de syndicats corporatistes et d’un État qui était le principal acteur de l’économie.

Les colonisateurs une fois chassés, il y eut un changement social brutal, mais l’habitus resta proche de la réalité que représentait le Portugal des années 1950 et 1960 qu’avaient connu les dirigeants anticolonialistes avant leur départ en exil.

Ces militants avaient fréquenté le Quartier latin des années 1960, ils avaient côtoyé plusieurs marxismes, celui du puissant Parti communiste, des différents trotskysmes, également la pensée de Gramsci et le courant de la revue Présence Africaine, héritière de la négritude de Senghor et d’Aimé Césaire… Mais ils furent attirés par la forme stalinisée du marxisme. Ce qui ne veut pas dire qu’ils furent des staliniens et que l’Angola et le Mozambique devinrent des pays staliniens ou qu’ils allaient construire de nouveaux Cuba ou Vietnam à partir de la destruction du capitalisme. On compte sur les doigts d’une seule main les cadres historiques des mouvements de libération des colonies portugaises qui avaient une bonne connaissance et compréhension du marxisme (Viriato da Cruz, Mario de Andrade, Vasco Cabral et, bien qu’il récusât le marxisme, Amílcar Cabral lui-même). Pour l’énorme majorité, le « marxisme-léninisme » était une vulgate stalinienne, qui leur offrait un discours de pouvoir, afin de s’emparer de l’appareil d’État comme instrument indispensable à leur reproduction sociale, précisément parce que cette élite n’était pas, alors, une bourgeoisie. On a souvent dit que, « marxistes-léninistes », il fut alors logique pour eux d’établir le parti unique. Mais c’est le contraire qui arriva : c’est parce qu’ils voulaient le parti unique qu’ils ont opté pour le « marxisme-léninisme », comme outil politico-culturel correspondant bien à leur habitus de petits bureaucrates formés dans l’appareil d’État colonial. Encore aujourd’hui certains militants africains sont très étonnés quand on leur dit que, même en lisant la totalité des œuvres de Marx, on n’y trouvera pas un mot en faveur du parti unique ! Même le concept de « dictature du prolétariat » ou « dictature de la bourgeoisie » (que l’on peut discuter par ailleurs) ne signifient pas le parti unique, mais qu’il est impossible de changer la nature de classe d’un État sans une révolution ou une contre-révolution. D’une certaine manière, l’Angola et le Mozambique ne sont « même pas » devenu des États staliniens. Ils sont restés des États capitalistes de la périphérie.

D’ailleurs, la structure politique établie par le MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola) et le Frelimo (Front de libération du Mozambique), « de gauche », ne fut pas différente de celle du MPR (Mouvement populaire de la Révolution) dans le Zaïre de Mobutu, « de droite ». Néanmoins il faut reconnaître qu’Angola et Mozambique (et surtout ce dernier) ont eu des objectifs développementalistes et « modernisateurs », ils n’ont pas seulement été des États kleptocrates. Pour cela, ils voulurent l’aide de l’URSS, de la Chine, de Cuba, mais aussi de pays occidentaux : leur politique suivit un paradigme de modernisation autoritaire, avec les catastrophes qui s’en suivirent, comme le regroupement des paysans dans des villages communautaires, qui générera l’épuisement des terres, l’appauvrissement des paysans, les problèmes culturels et cultuels du déracinement et de l’éloignement de la terre des ancêtres. Toutes choses qui donnèrent une base sociale à la rébellion contre le régime, qui fut soutenue par l’Afrique du Sud de l’apartheid.

On peut dire que ce « marxisme-léninisme » correspondit à une tentative faillie de révolution bourgeoise. Cela ne veut pas dire que ces dirigeants n’étaient pas sincères en 1975 dans leur volonté politique développementaliste et modernisatrice, mais leur méthode fut de l’imposer par l’État et le parti unique à la population, et non par la mobilisation de celle-ci pour réaliser un développement économique répondant à ses besoins propres et non aux idées de l’élite ou de coopérants bulgares.

Finalement, bien que cette décolonisation se soit faite avec quinze ans de retard par rapport au mouvement général du tournant des années 1960 en Afrique, ce qui à l’échelle de l’histoire n’est pas si considérable, et quelles que soient les spécificités qui la particularisent, on ne peut pas dire que les indépendances des colonies portugaises se soient opérées sous des modalités les rendant vraiment exceptionnelles. Mais elles attirèrent la sympathie d’intellectuels de gauche occidentaux qui ne comprirent pas que le parti unique était antagonique avec la construction du socialisme ou même seulement d’un État social à la périphérie du capitalisme. Ces derniers, souvent appelés « pieds rouges », partirent soutenir ces révolutions anticoloniales sans la distance critique nécessaire. Contrairement aux coopérants des phases ultérieures, ils ne gagnèrent pas d’argent mais furent souvent encore plus royalistes que le roi et n’aidèrent nullement à l’émergence d’une critique décoloniale de ces États. À l’inverse, ledit « marxisme-léninisme » (qui n’a absolument rien à voir avec le marxisme et avec le léninisme) fut objectivement une forme d’occidentalisation subalterne de ces pays qui ne disposaient pas de bourgeoisies nationales.

CT : Vous venez de rappeler que selon vous, il faut distinguer indépendance et décolonisation.

M. C. : Il existe trois formes de rupture avec les métropoles coloniales.

Une première est l’indépendance sans décolonisation. C’est le cas des États de toutes les Amériques, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et, d’une manière spécifique, d’Israël. Le cas extrême fut le Brésil. En 1807, face à l’invasion napoléonienne, l’empereur, avec sa cour, sa bureaucratie, son Trésor, une partie de ses archives, fuit le Portugal et rejoint, après un passage au Cap-Vert (colonie portugaise), le Brésil. Le Brésil devient alors un reino (royaume) de l’empire portugais. Puisqu’on ne peut plus le construire depuis Lisbonne, on le construira depuis Rio.

Dès 1811, l’État portugais aurait pu revenir au Portugal, mais il s’y refusa. L’empereur abolit le monopole de Lisbonne sur le commerce extérieur du Brésil et décréta la liberté du commerce au grand profit de l’Angleterre. Les Cortès exigèrent l’annulation de ces mesures et voulurent refaire du Brésil une colonie. En 1822, le roi décréta alors l’indépendance du Brésil. Cela ne signifia absolument pas une libération nationale ! Ce sont les Portugais du Brésil et ceux arrivés en 1807 qui créèrent leur propre État indépendant, une colonie autocentrée, un État colonial.

Dans les pays hispano-américains, ce sont également les colons qui décrétèrent l’indépendance et prirent le pouvoir : l’indépendance se fit par la création d’un État colonial. C’est une indépendance sans décolonisation.

Il est piquant de voir l’actuel pouvoir vénézuélien ériger Simon Bolivar en figure emblématique de la révolution anticoloniale, alors qu’il a mené le combat contre l’Espagne pour que les colons fassent perdurer les relations sociales existantes . Bolivar fut un indépendantiste blanc et colonial. Ces indépendances hispaniques du début du xixe siècle ne furent en rien des révolutions indigènes ou serviles (sauf à Haïti), même si des esclaves noirs ou indigènes à qui on avait promis l’émancipation s’engagèrent dans les armées « américaines ». La situation fut grosso modo analogue en Amérique du Nord.

En fait, on oublie que le colonialisme fut un mouvement mondial. Dans le même temps que les puissances européennes poursuivaient l’appropriation de nouveaux territoires en Afrique et en Asie, en Amérique du Nord on avait la conquête de l’ouest, en Argentine la conquête du « Désert », au Brésil les expéditions des Bandeirantes dans l’intérieur des terres, etc. On relativise la question en évoquant des « colonialismes internes », mais « internes », pour qui ? Que le conquistador ait traversé l’océan ou vienne par la terre au sein d’un territoire dont les frontières sont reconnues par la communauté internationale européenne de l’époque, pour le subalterne conquis il s’agissait d’une colonisation tout court.

Donc ces États sont des États nés coloniaux et colonialistes, et ils s’érigèrent avec des rapports sociaux inchangés au départ. Naturellement, la situation d’aujourd’hui n’est plus la même qu’au début du XIXe siècle, mais il n’y a pas eu de décolonisation et des formes puissantes de colonialité demeurent.

La seconde forme est celle des indépendances avec décolonisation. C’est le cas des États d’Afrique, pour lesquels l’indépendance a signifié que les pays redevenaient indigènes. Même si le gouvernement mène une politique néocoloniale d’intégration subalterne au marché mondial, le pays a changé de nature. Et, par rapport au passé, ce sont donc des formes de colonialité différentes de celles des Amériques qui s’imposent. Ainsi le fait que les frontières demeurent celles créées par la colonisation, parfois en passant en plein milieu de peuples multi-séculaires. Par exemple la population de l’ex-royaume du Kongo, qui existait déjà depuis deux siècles quand les Portugais sont arrivés, est aujourd’hui séparée entre cinq aires : entre le sud du Gabon, l’ouest des Congo-Brazaville et Kinshasa, l’enclave de Cabinda qui appartient à l’Angola et deux provinces de ce pays (l’Uige et le Zaíre [ne pas confondre avec le Zaïre]). C’est aussi la conception d’une modernisation autoritaire, au mépris des religions traditionnelles et des nations pré-coloniales. Il faut « moderniser » les paysans (un temps au nom du « marxisme-léninisme », aujourd’hui par la main invisible du marché ou l’idéologie du « développement », etc.) et favoriser l’agro-business au lieu de l’agriculture familiale et vivrière, il faut construire de grands immeubles en béton dans les villes au lieu des schémas d’autocontruction populaire en argile amélioré, il faut des grands barrages au lieu d’aménager l’habitat des vallées inondables (et aux terres riches), etc. Cela correspond aux intérêts des élites affairistes locales (qui peinent à devenir des bourgeoisies) mais va contre la construction d’un État social multinational qui, seul, permettrait une identification politique, laquelle pourrait conduire ensuite à une identification nationale, créant une nation de nations par la conjugaison des nations africaines précoloniales et de la nation post-coloniale – au lieu du principe moderniste et eurocentrique « Pour que la nation vive, la tribu doit mourir ».

Enfin on peut repérer quelques cas de décolonisation sans indépendance : Pondichéry, Goa, Macao, Hong Kong, qui ont été décolonisés par leur intégration à un État déjà décolonisé ou non colonisé Des territoires comme Porto Rico, Hawaï, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, la Réunion ont aussi été de jure décolonisés sans indépendance, mais évidemment ils restent marqués par de forts traits de colonialité.

CT : Dans votre critique de certains penseurs de la colonialité vous abordez outre des questions théoriques leurs possibles conséquences pratiques, en particulier à propos des positionnements, qui nous interrogent fortement, à propos de la guerre d’Ukraine…

M. C. : J’ai évoqué la dérive épistémologique de certains courants décoloniaux qui se désintéressent du système économique pour se concentrer sur la matrice épistémique de l’expression de valeurs coloniales dans les populations subalternisées. Pour eux, la lutte vise la déprise mentale (de-linking, desprendimiento) de ces valeurs. Pour les marxistes, il n’est pas question d’ignorer ces questions (et ils l’ont sans doute trop souvent fait), mais si on ne voit plus que la rupture idéologique ne peut se faire que dans le cadre de luttes sociales au moins tendanciellement anticapitalistes, si l’adversaire n’est plus le capitalisme mais l’« Occident », alors la dérive culturaliste s’installe et elle s’est bien installée ! Paradoxalement les mêmes qui, à juste titre, insistent sur l’extrême diversité des épistémès du « Sud » en viennent à postuler une homogénéité dudit « Occident » ou de ladite « Modernité ». L’Occident et la Modernité, voilà l’ennemi.Et dès lors que des régimes comme ceux de Poutine, de Modi, de Bachar al-Assad disent avec énergie combattre l’Occident, certains, par anti-occidentalisme, en viennent à les soutenir. En 2014, un Walter Mignolo a ainsi approuvé l’annexion russe de la Crimée, y voyant le début d’une « désoccidentalisation »de l’Ukraine, de même pour l’intervention russe en Syrie. D’autres ont flirté avec Modi en Inde, etc., en vertu du principe campiste selon lequel l’ennemi de mon ennemi est mon ami.

Face à l’agression russe en Ukraine ces courants sont cependant divisés, certains la dénoncent comme « illégale» tout en étant hostiles aux livraisons d’armes et donc sans soutenir la lutte de libération nationale ukrainienne – ce qui est étonnant pour des décoloniaux… D’autres considèrent qu’il s’agit d’une réaction défensive de la Russie face à un projet expansionniste de l’OTAN ; que l’Occident aurait poussé la Russie à attaquer l’Ukraine pour pouvoir lui-même attaquer la Russie. D’autres encore gardent le silence. Ce campisme anti-occidental est ainsi proche de celui de certains courants d’extrême gauche, à la différence cependant que ces derniers croient voir en Poutine un moyen de lutte contre le capitalisme… « occidental ».

CT : La notion de « Sud global » est aujourd’hui très mise en avant, vous la critiquez fortement...
M. C. : Du fait de l’extraordinaire fortune de cette notion, au point de la voir fleurir de manière acritique dans les colonnes d’un journal comme Le Monde, il convient en effet d’y regarder de près.

Le mot « Sud » s’est généralisé lors de la chute de l’URSS dans les années 1989-1991, sans doute du fait que la notion de « tiers monde » ne semblait plus adéquate. En effet, le « premier monde » désignait le capitalisme central, le « second monde » avait disparu avec la chute des pays du stalinisme sénile (quitte à oublier la Chine), d’où un problème pour parler du « troisième monde ». On a vu l’excellente Revue Tiers monde, après une longue résistance changer de nom pour s’appeler Revue internationale des études du développement (ce qui traduit un complet européocentrisme car ledit « développement » ne concerne en pratique que le… tiers monde).

La notion de Tiers monde n’était certes pas entièrement satisfaisante et nous, marxistes, préférons les concepts de capitalisme central et de capitalismes périphériques, mais elle avait l’avantage d’une analogie avec tiers-état. Mais ici s’est produit une méprise. Le « tiers état » n’a jamais signifié « troisième état », il s’agissait de l’état (au vieux sens de « structure sociale ») de la grande masse des non-privilégiés face aux deux ordres de la noblesse et du clergé. Il y avait bien deux « ordres » face à un « état » des tiers, deux catégories, les privilégiés et les non-privilégiés. L’état des tiers, tel fut le tiers état. L’analogie avec le tiers monde faisait ainsi sens, même si nous marxistes le considérions comme insuffisant parce que peu clair sur la structure de classe des aires concernées. Le simple fait que la disparition du « deuxième-monde » ait justifié la disparition du « troisième » montre bien la confusion quant aux structures sociales : car la disparition des États du stalinisme sénile n’a rien changé à la structure sociale de la périphérie du capitalisme. Avec le « tiers monde », on avait au moins la notion de « damnés de la terre ».

L’expression « Sud » a fait partie de ce mouvement de « géographisation » et de naturalisation des concepts : plus de tiers monde (ou de périphérie capitaliste) mais le « Sud », plus de capitalisme mais l’« économie », plus de « prolétaires » mais des « collaborateurs », etc. Il est étonnant de voir utiliser ce pseudo-concept de « Sud » par des personnes par ailleurs anti-impérialistes (ou « anti-occidentales ? »).

Et voici qu’aujourd’hui s’est installée cette notion encore plus problématique de « Sud global ». Elle implique d’abord que le « Sud » serait cette partie du monde opposée au « Nord », en fait à l’Occident. Le « Nord » est l’oppresseur, le « Sud » est l’opprimé, quels que soient les milieux sociaux. Et « global « ? On dit ici le contraire de ce qu’on prétend : si le Sud est « global », c’est qu’il est un monde à part et ne fait plus partie (même en position subalterne) du système-monde capitaliste ! À la limite on pourrait dire « Sud globalisé », ce que par ailleurs il faudrait démontrer car, au « sud » comme au « nord », encore bien des choses ne sont pas, ou pas complètement globalisées (ce que disent du reste, sans voir la contradiction, les décoloniaux en insistant sur l’infinie diversité des épistémès subalternes !) : la pertinence de la localité est encore considérable de nos jours. Mais malgré ses limites, l’expression « Sud globalisé » ferait encore sens. « Sud global », répété ad nauseam sans la moindre réflexion sur le sens des mots, est une capitulation face au néolibéralisme et au capitalisme vu comme la « fin de l’histoire ». Tous les habitants du « Nord » deviennent ainsi responsables de la misère de ceux du « Sud ». On est à mille lieux de la lutte des classes et des nations opprimées.

Le concept de « colonialité » peut être utile aux marxistes et la théorie sociale critique en général parce qu’il permet d’insister sur la diversité des capitalismes au sein du système-monde. Il permet de comprendre la nécessité de stratégies politiques diversifiées, sans pour autant jamais sombrer dans le culturalisme. Mais pour cela, il faut rompre avec le décolonial idéaliste et construire un décolonial matérialiste.

* Michel Cahen est historien de la colonisation portugaise contemporaine et spécialiste des faits de colonialité. Il est directeur de recherche émérite du CNRS à Sciences Po Bordeaux.
[1] Michel Cahen, « Régimes de colonialité », in Natália Guerellus (ed.), Colonialismes et colonialités : théories et circulations en portugais et en français,Lyon, Marge/Université de Lyon, 2023, pp. 19-38
https://01.cosr.org/fr/regimes-de-colonialite/
et https://hal.science/halshs-04473453

Propos recueillis par Francis Sitel
Publié dans ContreTemps n°63, octobre/novembre 2024