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« Erdogan veut placer toute la Syrie sous le contrôle de la Turquie »

Un entretien avec ILHAM EHMED par Justus Johannsen publié dans JACOBIN.

Le 8 décembre, Bachar el-Assad est monté à bord d’un avion à destination de Moscou. Son vol a marqué la fin du parti Baas syrien et la fin de plus d’un demi-siècle de règne de la famille Assad, qui a gouverné le pays par la torture et avec une intense surveillance policière. Depuis, de nombreux Syriens sont à la recherche de leurs proches enlevés. Des fosses communes ont été découvertes dans tout le pays. On estime que 100 000 personnes ont été arrêtées et torturées rien que depuis 2013  et plus de 150 000 sont toujours portées disparues.
La fin du régime Assad suscite une grande joie mais celle-ci est également mêlée de crainte pour l’avenir. 

Les nouveaux dirigeants du pays, le Hayat Tahrir al-Sham (HTS), ont leurs racines dans l’ISIS (le soi-disant État islamique) et le Front Al-Nusra. De nombreux autres groupes craignent que l’oppression et la répression se poursuivent désormais sous un nouveau drapeau. Ces craintes sont particulièrement fortes au sein de l’Administration autonome démocratique du nord et de l’est de la Syrie (DAANES).
Région quasi-autonome dirigée par les Kurdes, la DAANES couvre environ un tiers du territoire syrien et n’est toujours pas officiellement reconnue par qui que ce soit. Elle a mis en place un projet démocratique unique et milite pour l’égalité des sexes. Tous les postes de son administration autonome sont occupés à égalité par des hommes et des femmes. Mais elle est également confrontée à des défis majeurs, en particulier, la guerre que lui livre la Turquie depuis quelques années. La Turquie a lancé sa première offensive militaire sur le terrain en 2016 et occupe la région d’Afrîn depuis 2018, ainsi que Serê Kaniyê et Girê Spî depuis 2018. La chute d’Assad a donné un nouvel élan à la Turquie et aux mercenaires qu’elle soutient. Actuellement, il y a même une menace d’attaque sur Kobanê, la ville qui symbolise plus que toute autre la lutte contre ISIS.
Îlham Ehmed est l’une des deux représentantes de DAANES pour les relations extérieures. Ehmed est elle-même kurde et est née à Afrîn. Elle milite depuis 1990 pour un système démocratique et pluraliste dans la région. Aujourd’hui, elle représente l’auto-administration au niveau international et est une figure clé pour la Syrie post-Assad.

Dans cet entretien ,Ilham Ahmed elle explique comment la chute d’Assad affectera l’avenir de l’administration autonome.

La chute du régime de Bachar el-Assad a suscité une nouvelle lutte pour le pouvoir en Syrie. Îlham Ehmed, représentante des relations extérieures pour la région autonome dirigée par les Kurdes, s'est entretenue avec Jacobin au sujet de la tentative de la Turquie d'étendre son contrôle.

JUSTUS JOHANNSEN

Ms Ehmed, en tant que femme kurde en Syrie, vous avez également beaucoup souffert du dictateur Bachar el-Assad. Que signifie pour vous sa chute après treize ans de guerre ?

ÎLHAM EHMED

Pendant des années, le régime du Baas a mené une politique brutale contre les Kurdes, notamment en les expropriant et en les expulsant de leurs villages dans le nord de la Syrie, au profit des Arabes qui y étaient installés. Cette politique était également connue sous le nom de « ceinture arabe ». Les Kurdes ont été systématiquement exclus de l’activité politique et beaucoup de ceux qui se sont engagés dans la politique ont été arrêtés et torturés. Un exemple de cette répression est le massacre du stade de Qamişlo le 12 mars 2004 lorsque le régime a provoqué un conflit entre Arabes et Kurdes faisant de nombreux morts.

L’État turc se présente déjà comme responsable de la Syrie et donne des instructions sur ce qu’il faut faire et ne pas faire.

Le régime du Baas a ignoré la diversité ethnique et religieuse de la Syrie ainsi que les droits des femmes et s’est appuyé sur l’oppression. Le renversement de ce régime était l’objectif de tous les Syriens, en particulier des Kurdes, qui luttaient pour la liberté et la démocratie. Mais cette joie est assombrie par les attaques actuelles de l’État turc. La Turquie mène une politique très similaire qui consiste à expulser les Kurdes et à installer des Arabes sunnites dans les régions qu’elle occupe au nord de la Syrie.

JUSTUS JOHANNSEN

Depuis l’occupation d’Afrîn par la Turquie, la majorité de la population kurde a été déplacée. La population kurde est passée de 97% à moins de 35 %. Alors que des groupes islamistes armés tels que HTS ont renversé le régime d’Assad, la Turquie, maintenant , a commencé à attaquer directement les zones des DAANES. Quel est son objectif ?

ÎLHAM EHMED

La Turquie a profité de l’évolution de la situation en Syrie pour employer des mercenaires islamistes sous son contrôle afin d’attaquer la région de Til Rifat où vivent des dizaines de milliers de réfugiés de la région d’Afrîn, occupée depuis 2018. Cela a entraîné le déplacement d’environ 150 000 personnes qui ont été contraintes de fuir vers les zones autonomes situées à l’est de l’Euphrate. En conséquence, la Turquie a également attaqué la ville de Manbij avec ses mercenaires de l’Armée nationale syrienne [ANS]. Cependant, un accord de cessez-le-feu, qui prévoyait le retrait de toutes les unités militaires et la mise en place d’une administration civile à Manbij, a été rompu par la Turquie et n’a toujours pas été mis en œuvre.
Les Kurdes représentent environ 30 % de la population de Manbij. Ceux qui participaient activement à l’administration autonome ont été contraints de fuir car ils étaient exposés aux attaques des mercenaires parrainés par la Turquie. Il y a eu des pillages, des déplacements et des crimes de guerre. L’attaque de Manbij ne visait pas à libérer la ville du régime d’Assad mais était dirigée contre le conseil militaire de Manbij, majoritairement arabe, qui fait partie du DAANES. Ce conseil militaire protège la ville des attaques de la Turquie depuis sa libération du soi-disant État islamique.

JUSTUS JOHANNSEN

Quel est l’objectif de la Turquie en Syrie ?

ÎLHAM EHMED

Le but de l’État turc est de placer l’ensemble de la Syrie sous son contrôle. Il se présente déjà comme le responsable de la Syrie et donne des instructions sur ce qu’il faut faire et ne pas faire. La Turquie prévoit maintenant d’utiliser ses mercenaires islamistes pour conquérir par la force les régions restantes. En tant que membre de l’OTAN, la Turquie agit dans la région conformément à la stratégie de l’OTAN. Bien que les États-Unis aient tenté de résoudre le conflit par le dialogue, il est clair que la Turquie rejette le dialogue et s’engage dans la guerre. Il est donc urgent de prendre une position claire contre la politique d’occupation de la Turquie et la déstabilisation de la région.

JUSTUS JOHANNSEN

Une attaque contre Kobanê et d’autres régions est-elle désormais imminente ?

ÎLHAM EHMED 

Oui, les attaques de l’État turc contre Kobanê se poursuivent, l’approvisionnement en électricité et en eau a été interrompu et la population civile qui s’y trouve est exposée à un grand danger. L’État turc se prépare clairement à une attaque contre Kobanê mais la population et l’alliance kurde-arabe-chrétienne Forces démocratiques syriennes [FDS] se préparent intensivement à défendre la ville. Kobanê est le symbole de la résistance contre ISIS et il faut donc empêcher à tout prix ces attaques de l’État turc.

JUSTUS JOHANNSEN

Les rapports font état de déplacements et d’attaques contre la population civile par les mercenaires de la SNA. Quelle est la situation humanitaire sur le terrain ? Comment le gouvernement local gère-t-il la situation ?

ÎLHAM EHMED

 Exactement, la SNA est connue pour ses abus et ses crimes de guerre. La situation de la population civile est très mauvaise car elle a été surprise par les attaques et a dû laisser tous ses biens derrière elle lorsqu’elle a été contrainte de fuir vers les zones situées à l’est de l’Euphrate par crainte des atrocités commises par les mercenaires islamistes. De nombreux réfugiés vivent désormais dans les bâtiments scolaires de l’administration autonome ce qui a également entraîné un arrêt partiel des activités scolaires.
Dans le même temps, il y a déjà de nombreux réfugiés des zones occupées par les Turcs dans les zones de l’administration autonome au nord-est de la Syrie. Il y a aussi ceux qui ont cherché refuge ici à cause de la guerre au Liban. Nous avons donc besoin d’aide de toute urgence pour faire face à cette crise humanitaire surtout avec les conditions hivernales. Il nous faut répondre aux besoins fondamentaux des enfants et des personnes âgées.

JUSTUS JOHANNSEN

Dans le même temps, vous détenez toujours des dizaines de milliers de partisans d’ISIS dans les zones autonomes.

ÎLHAM EHMED

Oui, il y a encore environ 12 000 partisans de l’État islamique dans les prisons de l’administration autonome et leurs proches se trouvent dans divers camps. Les attaques menées par la Turquie exacerbent naturellement le danger qu’ils représentent. Ces derniers temps, on signale de plus en plus de tentatives d’évasion et de révolte à l’intérieur et à l’extérieur des camps et des prisons. Les activités et les attaques des cellules dormantes d’ISIS sont également en hausse. Les opérations de la coalition internationale et des FDS contre ISIS se poursuivent donc. Pourtant, la menace posée par ISIS, motivée par les attaques de la Turquie, reste énorme. Nous sommes également dans une situation sécuritaire très tendue car nous sommes contraints de déplacer le personnel de sécurité vers la ligne de front si la guerre s’étend. La propagation des combattants d’ISIS constitue une menace mondiale incalculable.

JUSTUS JOHANNSEN 

Comment a-t-il été possible pour HTS de s’emparer de grandes parties de la Syrie en seulement onze jours ? Cela ne vous a pas surpris ?

ÎLHAM EHMED

Nous savions que le HTS préparait une offensive mais nous supposions qu’il ne voulait prendre que les zones situées jusqu’à l’importante voie de transport M5. Soudain, nous avons vu Alep, Hama, Homs et même Damas être prises après l’arrivée du renfort des groupes armés du sud de la Syrie. Cependant, ces développements ne sont pas le résultat de combats intenses, car le régime n’a opposé que peu de résistance car la Russie et l’Iran ont retiré leur soutien.

L’État turc et ses services secrets tentent depuis longtemps d’attiser la peur au sein de la population arabe et de provoquer un conflit kurde-arabe afin de déstabiliser la région.

Il semble que la capacité de la Russie ait été affaiblie par la guerre en Ukraine et qu’elle ait dû retirer ses troupes de Syrie. Le régime baasiste n’a pas écouté son peuple ni ses alliés et a persisté dans sa position ce qui a conduit la Russie et l’Iran à se retirer. 

L’Iran et ses mandataires ont subi de lourdes défaites dans les guerres de Gaza, du Liban et du Yémen. De plus, les forces armées iraniennes en Syrie ont été bombardées et fortement affaiblies par Israël pendant une longue période. Par conséquent, l’Iran n’était plus en mesure d’opposer une résistance. Le régime était désormais isolé et ne pouvait pas repousser les attaques, ce qui a relativement facilité la prise de ces villes par les HTS.

JUSTUS JOHANNSEN

Qu’est-ce qui se cache derrière les accusations selon lesquelles les FDS auraient tiré sur les manifestations de la population arabe à Raqqa, l’ancienne capitale d’ISIS en Syrie ? L’alliance kurdo-arabe à l’origine du projet d’autonomie n’est-elle pas assez forte et risque-t-elle désormais de se disloquer ?

ÎLHAM EHMED

La situation n’est pas ce qu’elle semble être. L’État turc et ses services secrets tentent depuis longtemps d’attiser la peur au sein de la population arabe des régions de l’administration autonome par une propagande manipulatrice et de provoquer un conflit kurdo-arabe afin de déstabiliser la région. Nous nous y opposons en recherchant un dialogue ouvert et en prônant une auto-administration démocratique commune des différents groupes de population.
Les récents événements survenus à Raqqa sont un exemple de ces provocations. Lors d’un rassemblement visant à célébrer la chute du régime et à accueillir le drapeau de la révolution syrienne, des hommes armés ont soudainement ouvert le feu sur la foule, faisant de nombreux blessés. Les médias turcs ont immédiatement rapporté que les FDS avaient tiré sur les civils. Cependant, il s’est avéré par la suite que ces hommes s’étaient délibérément déployés en guise de provocation. Ils ont été arrêtés et la situation n’a pas dégénéré, les habitants de Raqqa ayant compris que les FDS ou les forces de sécurité intérieure ne se contenteraient pas de tirer sur des civils.

JUSTUS JOHANNSEN

Que penses-tu du fait que l’Union européenne et le gouvernement allemand discutent déjà du retour des réfugiés en Syrie ? Une stabilisation de la situation est-elle même en vue ?

ÎLHAM EHMED

 La situation en Syrie est incertaine et il est urgent de trouver une solution syrienne interne dans laquelle le peuple syrien décide lui-même de son avenir. Un comité national mixte impliquant toutes les régions de la Syrie est nécessaire pour faire face à la crise humanitaire. Un système équitable et transparent de distribution de l’aide humanitaire à la population civile doit être créé. Nous pensons que faire transiter l’aide humanitaire par l’État turc afin de le présenter comme un donateur généreux n’est pas la bonne approche. Si le gouvernement allemand et l’Union européenne préconisent plutôt un système équitable et décentralisé cela serait la garantie que l’aide parvienne effectivement à ceux qui en ont besoin.

JUSTUS JOHANNSEN

Abu Mohammad al-Julani, le chef de HTS, qui figure sur la liste des organisations terroristes des États-Unis et de l’UE, est un ancien membre d’ISIS en Irak, mais il a récemment exprimé sa tolérance à l’égard des Kurdes et d’autres minorités. Qu’attends-tu du nouveau gouvernement intérimaire de Damas ?

ÎLHAM EHMED

Il reste à voir le sérieux de cette prise de position et si elle sera mise en œuvre. Le gouvernement de transition dirigé par les HTS ne doit pas devenir le nouveau régime. Il faut créer un nouveau gouvernement de transition qui inclut les sunnites, les Kurdes, les Araméens chrétiens, les Arméniens, les Druzes, les Alaouites et tous les groupes de population en Syrie et en particulier les femmes. C’est la seule façon de préparer des élections et une nouvelle constitution conforme à la diversité sociale de la Syrie. Quelle que soit l’origine de Julani, ces principes doivent s’appliquer pour un avenir démocratique pour la Syrie.

Le gouvernement de transition dirigé par HTS ne doit pas devenir le nouveau régime.

Le régime en place à Idlib est inacceptable. En particulier, l’attitude misogyne du HTS, qui veut imposer le port du voile aux femmes, est incompatible avec nos idées. Les déclarations positives à l’égard des Kurdes doivent maintenant être mises en pratique. Les réfugiés kurdes d’Afrîn, occupée par les Turcs, doivent pouvoir rentrer chez eux, tandis que la population arabe de la Ghouta, d’Idlib et de Daraa, qui y a été réinstallée, doit également y retourner. C’est au nouveau gouvernement de transition qu’incombe cette responsabilité.

JUSTUS JOHANNSEN

L’administration autonome du nord et de l’est de la Syrie vient d’annoncer un plan en dix points dans lequel elle invite tous les acteurs syriens à un dialogue politique commun en Syrie. Selon toi, de quoi a-t-on besoin pour assurer un avenir pacifique et démocratique en Syrie ?

ÎLHAM EHMED

Beaucoup parlent maintenant de démocratie et de paix en Syrie mais nous avons besoin de principes clairs sur la façon d’y parvenir. L’initiative d’administration autonome dans le nord et l’est de la Syrie vise avant tout à créer les bases d’un dialogue honnête sur les solutions. Dans notre région, l’administration autonome a pu jusqu’à présent assurer la protection et la satisfaction des besoins de base de cinq millions de personnes. Grâce à l’expérience que nous avons acquise dans le cadre de l’administration autonome démocratique nous pouvons également soutenir d’autres régions de la Syrie.
Les acquis en matière de coexistence pacifique entre les différentes communautés, de démocratie directe et, en particulier, de liberté pour les femmes sont sans équivalent dans la région. Sur le plan militaire également, nous avons toujours montré notre volonté de faire partie de l’armée syrienne avec les FDS, y compris les unités [de protection] des femmes du YPJ, et d’assumer notre responsabilité pour le droit à l’autodétermination de tous les peuples de Syrie. Notre initiative, un plan en dix points de notre administration autonome, vise à parvenir à un accord pan-syrien. Pour nous, le dialogue commun en est la base la plus importante.

CONTRIBUTEURS

Îlham Ehmed est coprésidente du département des relations extérieures de l’Administration autonome démocratique du nord et de l’est de la Syrie (DAANES).
Justus Johannsen est un activiste qui écrit sur les mouvements sociaux et les conflits internationaux.