Idées et Sociétés

À propos d’escalades guerrières : quand le mouvement ouvrier international livrait des armes… en Russie

MARTIN GALLIÉ

publié dans « Presse-toi à Gauche » Québec.

Cela fait maintenant plus de deux ans, plus de 1 000 jours que le mouvement ouvrier ukrainien, les syndicats, les militant·es socialistes, anarchistes, féministes etc., tout en luttant contre les atteintes constantes au droit du travail et aux services publics par le Gouvernement néolibéral de Zelensky, ne cessent de réclamer à leurs camarades hors Ukraine un soutien armé pour se défendre contre l’agression Russe déclenchée le 24 février 2022.

Jusqu’à présent, à de rares exceptions près, les directions des partis ouvriers ou syndicales hors Ukraine, s’opposent à cette revendication ou l’ignorent et dans tous les cas refusent de simplement la relayer. Elles s’accordent en revanche pour lancer des appels à la paix, à des négociations, à un soutien humanitaire et à la fin de « l’escalade guerrière » en Ukraine.

Ce n’est bien évidemment pas la première fois que des travailleurs et travailleuses en lutte sollicitent un soutien armé, que cette demande suscite d’importantes controverses et une farouche opposition des pacifistes (convaincu·es ou campistes).

Il est même difficile ici de ne pas faire un rapprochement entre la posture pacifiste et charitable des directions ouvrières actuelles face à l’agression russe de février 2022 et la pusillanimité des dirigeants ouvriers britanniques qui pendant toute la guerre civile espagnole, de 1936 à 1938, vont obstinément s’opposer à un quelconque soutien armé aux républicains de peur de froisser les fascistes et… de l’escalade guerrière.
Ainsi, pendant que les dirigeants ouvriers britanniques vont organiser des collectes de dons pour fournir du lait aux enfants espagnols affamés, la classe ouvrière internationale va de son côté s’organiser pour apporter des armes, des munitions et des brigades de volontaires internationaux pour combattre les fascistes. Depuis, le mouvement ouvrier a oublié le Milk for Spain’ programme et le nom des dirigeants britanniques charitables. En revanche, le soutien armé aux républicains espagnols et les volontaires internationaux du POUM, de la colonne Durruti ou des brigades internationales sont devenus des symboles de l’internationalisme, des mythes de la solidarité ouvrière internationale et de la lutte contre le fascisme.

Il est vrai que ce soutien humain et armé aux Républicains espagnols est un évènement exceptionnel dans l’histoire de l’internationalisme. Les cas où la classe ouvrière internationale s’est organisée pour soutenir et financer des livraisons d’armes ou envoyer des volontaires armés semblent relativement peu nombreux. Et jusqu’à la guerre civile espagnole, la solidarité armée internationale s’était davantage exprimée à travers des campagnes de boycotts ou des blocages de livraisons d’armes (comme par exemple la campagne de boycott des livraisons d’armes à la Hongrie d’Horty ou à la Pologne blanche en 1919, au Japon suite à l’invasion de la Mandchourie en 1932 ou à l’Italie lors de l’invasion de l’Éthiopie en 1935).

La guerre civile espagnole n’est toutefois pas le seul ni le premier exemple où le mouvement ouvrier international s’est organisé pour favoriser des livraisons d’armes à des camarades en lutte.

En ce sens on peut notamment rappeler que le 18 février 1905, alors que la Révolution Russe vient de débuter et qu’elle est déjà violemment réprimée, le Bureau socialiste international (BSI), le tout nouvel organe de coordination de la Seconde Internationale, lance un appel européen à l’ouverture de souscriptions en soutien des révolutionnaires Russes et Polonais. Le BSI centralise alors dans un « fonds Russe » les importantes sommes reçues d’un peu partout dans le monde mais surtout du puissant mouvement ouvrier allemand. Nicolas Delalande, qui a documenté cette action, souligne que c’est d’ailleurs « l’un des rares exemples de constitution d’un fonds de souscription par l’instance centrale du socialisme international ». C’est aussi l’un des tout premier exemples d’action coordonnée du mouvement ouvrier international, afin d’apporter un soutien armé à des camarades en luttes.

En effet, suite à cette souscription, le BSI reçoit « de nombreux appels » d’organisations membres appelant à favoriser l’armement des révolutionnaires russes. On sait ainsi que dès le mois d’avril 1905, des Arméniens ouvrent une souscription qui précise que l’argent collecté doit favoriser l’armement des révolutionnaires Russes. Le SPD allemand aurait également favorisé l’achat d’armes à destination de la Russie. En novembre 1905, une résolution de militants Russes exilés à San Francisco – signée par Jack London également – appelle à son tour le mouvement ouvrier à s’organiser pour fournir et favoriser les livraisons d’armes :

« [l]e prolétariat russe ne doit pas attendre un jour de plus les livres et les armes que les socialistes du monde entier peuvent lui donner. Nous sommes aux côtés du peuple russe dans sa lutte pour la liberté. La cause des travailleurs russes est aussi la nôtre ».

Ainsi, avec cette souscription la mission du BSI évolue. Jusqu’à présent l’action des instances internationales du socialisme, que ce soit la Première internationale et son Conseil général ou la Seconde internationale et son BSI, était principalement centrée sur la documentation, le réseautage et le soutien financier ponctuel en cas de grève. Désormais, « sans le reconnaître ouvertement », le BSI et son secrétaire Camille Huysmans en particulier, participent directement au soutien armé :

« La violence de la répression tsariste entraîne une diversification de l’aide et des secours. Il ne s’agit plus seulement de venir en aide pour apporter des subsistances et de quoi tenir pendant une grève, mais bien d’armer les partis politiques et les révolutionnaires, dans ce qui s’apparente à une véritable guerre civile », note ainsi N. Delalande.

Et ce soutien armé du BSI aux révolutionnaires Russes s’inscrit dans la durée alors qu’à la même époque, Camille Huysman développe une collaboration « franche et cordiale » avec le représentant Bolchevik du POSDR , Vladimir Illitch Lénine et d’autres bolcheviks. Ainsi, entre 1906 et 1907, Camille Huysmans aide également Maxime Litvinov, futur commissaire du peuple aux Affaires étrangères de Staline, « dans ses achats d’armes pour la révolution russe, ainsi que pour le transfert des sommes nécessaires aux organisations révolutionnaires en Russie » .

Le secrétaire du BSI aurait notamment récupéré les sommes obtenues suites aux très controversées « expropriations », c’est-à-dire suite aux braquages pratiqués par les bolcheviks au Caucase pour financer la révolution . M. Litvinov aurait notamment remis à C. Huysmans les sommes obtenues suite au braquage meurtrier de la banque de Tiflis du 13 juin 1907, auquel aurait participé, selon certaines sources, Staline (alors Koba). On soulignera que cette pratique de brigandage pour financer l’armement des révolutionnaires russes fut vivement critiquée et dénoncée. Ce braquage, très médiatisé à l’époque, a de fait lieu quelques jours à peine après que la très grande majorité des membres du Congrès des socialistes russes réunis à Londres, ait adopté une résolution dénonçant le recours aux pratiques de hold up et terroristes pour financer la révolution. Le braquage est ainsi réalisé contre l’avis de la majorité des socialistes et apparait rapidement comme étant contreproductif. Trotsky jugera ainsi que ce braquage « comporte une bonne part d’aventurisme », que « le butin de Tiflis n’apporte rien de bon » et que cette action a surtout contribué à diviser et à discréditer le mouvement ouvrier russe.

Quoiqu’il en soit, conclut Nicolas Delalande, la solidarité ouvrière et syndicale internationale prend en 1905, « une coloration paramilitaire ». Le mouvement ouvrier international se saisit alors de la question des armes, lance des souscriptions et centralise des fonds pour les financer, au nom de la lutte contre l’exploitation, contre le tsarisme et contre les Cents-Noirs antisémites. Et force est de constater qu’une telle orientation tranche avec la posture pacifiste de la grande majorité des directions actuelles du mouvement ouvrier.

De fait, à la fin du mois de novembre 2024, alors que les missiles et les drones russes pleuvent continuellement sur l’Ukraine, que la Russie fait désormais appel aux soldats Nords Coréens pour poursuivre son projet colonial, que V. Poutine menace la planète d’une guerre nucléaire si l’Ukraine n’accepte pas de céder son territoire, la plupart des parlementaires européens du Groupe The Left (La France Insoumise, Mouvement cinq étoiles, Die Linke, Parti du travail de Belgique etc.) et les dirigeants syndicaux internationaux refusent toujours de simplement relayer les appels à la solidarité armée des travailleurs et travailleuses ukrainien·nes, considérant que ce soutien à la résistance ukrainienne contribue à… l’escalade guerrière.

Bref, aujourd’hui, ceux et celles qui tentent de se défendre contre une invasion coloniale et de lutter contre des néofascistes sont accusé·es de contribuer à la militarisation de la planète et de participer de l’escalade guerrière. Georges Orwell, qui prit les armes au côté des militant·es du POUM avant d’écrire 1984, aurait sürement pu prendre cet exemple de novlangue.

Martin Gallié

Illustration : Peinture de Valentin Serov, « Soldats, héros, où est passée votre gloire ?« , 1905