PHILIPPE CORCUFF
− La priorité éthique et politique du moment au Proche-Orient est l’établissement d’un cessez-le-feu permanent à Gaza, l’arrêt de la colonisation et de ses violences en Cisjordanie, la libération des otages israéliens et un processus international de reconnaissance d’un État palestinien coexistant avec l’État d’Israël.
− Le 7 octobre a vu perpétrer par le Hamas un massacre horrible, directement opéré contre des civils, avec des dimensions explicitement antisémites et sexistes (dont des viols). L’injustice historique à l’égard des droits nationaux et politiques du peuple palestinien comme l’infâme politique coloniale et répressive du gouvernement Netanyahou ne peuvent en rien excuser cette forme extrême de violence aveugle. Ce serait oublier que si le Hamas est bien une composante du mouvement palestinien de libération nationale, c’est aussi et surtout une force théocratique, antisémite, sexiste et homophobe, recourant à des crimes contre l’humanité. Ainsi sa participation au mouvement palestinien de libération nationale ne doit pas faire oublier que c’est un ennemi de l’émancipation sociale, qu’une gauche d’émancipation doit combattre sans hésitation. Ce qui n’a malheureusement pas été suffisamment le cas au sein de la galaxie de la gauche radicale.
− L’armée israélienne est en train de perpétrer à Gaza un massacre horrible de civils, par dizaine de milliers. L’horreur du 7 octobre ne peut en rien justifier l’horreur de Gaza. Ne pas s’opposer à ce qui se passe à Gaza et ne pas développer une solidarité concrète avec les victimes palestiniennes est en opposition avec les idéaux d’émancipation de la gauche. Une partie de la gauche dite « républicaine » et modérée, avec des figures comme Bernard-Henri Lévy, Raphaël Enthoven ou Caroline Fourest, en est restée à des mots superficiels de compassion masquant une indifférence, voire une complaisance, vis-à-vis des massacres en cours.
− On doit se féliciter des mobilisations étudiantes en solidarité avec Gaza en France et dans le monde. Car la réactivation de l’internationalisme constitue un pan important de la renaissance d’une gauche d’émancipation. Toutefois ces mouvements n’ont pas développé la même conscience internationaliste vis-à-vis du 7 octobre et ont pu recéler des secteurs minoritaires complaisants à l’égard du Hamas et/ou de l’antisémitisme. Face à ces mobilisations, les ami·es de l’émancipation ont à fournir un soutien tout à la fois enthousiaste, critique et vigilant.
− Une des meilleurs nouvelles dans ce contexte dramatique et idéologiquement déréglé est venue du Britannique Karim Khan, le procureur général de la Cour Pénale Internationale (CPI), quand il a annoncé le 20 mai 2024 le dépôt de requêtes auprès de la Chambre préliminaire 1 de la CPI aux fins de délivrance de mandats d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité à l’encontre : de trois dirigeants du Hamas à propos du 7 octobre et de ses suites : Yahya Sinwar (chef du Mouvement de résistance islamique dans la bande de Gaza), Mohammed Diab Ibrahim Al-Masri, plus connu sous le nom Deif (commandant en chef de la branche armée du Hamas, communément appelée « les brigades Al-Qassam ») et Ismail Haniyeh (chef de la branche politique du Hamas) ; et de deux ministres israéliens à propos de l’intervention militaire israélienne dans la bande de Gaza : Benjamin Netanyahu, Premier Ministre, et de Yoav Gallant, Ministre de la défense.
− Les dérèglements idéologiques récents dans l’après 7 octobre au sein de la gauche française ont hérité de dérèglements confusionnistes antérieurs et les ont prolongés. Il s’agit tout particulièrement des effets délétères qui ont débuté vers 2003-2004 de la compétition entre lutte contre l’antisémitisme et lutte contre l’islamophobie1. J’ai pu ainsi analyser comment au sein de la gauche dite « républicaine », certains ont minoré l’islamophobie, voire ont diffusé de manière non consciente des stéréotypes islamophobes, et comment au sein de la gauche radicale, certains ont minoré l’antisémitisme, voire ont diffusé de manière non consciente des stéréotypes antisémites2. Or, les idéaux d’émancipation de la gauche supposeraient de faire converger combats contre l’islamophobie et combats contre l’antisémitisme.
− Les dérèglements idéologiques récents au sein de la gauche radicale dans l’après 7 octobre ont également pu se couler dans les dérèglements « campistes » exprimés quelques temps en avant à propos de l’invasion poutiniste de l’Ukraine. Dans un schéma hérité de la guerre froide entre USA et URSS, certains ont construit de manière fantasmatique un camp unifié du Mal autour des États-Unis et de l’État d’Israël, en passant à côté de la pluralité des forces oppressives dans le monde aujourd’hui.
− Dès le 7 octobre, avant même que l’armée israélienne ne bombarde Gaza, la France et d’autre pays ont connu un fort développement d’actes antisémites. La recrudescence de la haine antijuive a trop souvent été sous-estimée au sein des secteurs les plus critiques de la gauche. Le soutien légitime et nécessaire à la cause palestinienne a pu embrumer les esprits, en conduisant à l’indifférence ou à la minoration, voire en diffusant de manière non consciente des stéréotypes antisémites.
− Des humoristes de gauche ont pu confondre la superficielle posture provocatrice issue des milieux ultraconservateurs du « politiquement incorrect » et une critique sociale émancipatrice. Sans qu’ils ne s’en rendent compte, Gaspard Proust n’est-il pas devenu l’icône implicite de Guillaume Meurice, Blanche Gardin et d’Aymeric Lompret ?
− Des problèmes ont aussi été observés dans la galaxie féministe et queer, dans la double tendance à faire disparaître les massacres du 7 octobre et à minorer l’antisémitisme en France. Deux tribunes symptomatiques de cette attitude ont été publiées avant la manifestation féministe du 25 novembre 20233.
Du pain et des roses, composante féministe du groupuscule trotskyste Révolution permanente, a joué, dans ce cadre, un certain rôle d’accentuation du confusionnisme. Ces personnalités et ces groupes ne se sont d’ailleurs pas pour la plupart mobilisés après le viol antisémite d’une fillette de 12 ans à Courbevoie le 15 juin 2024. Au sein du mouvement féministe, des voix se sont toutefois élevées au nom de l’émancipation contre ces dérives post- 7 octobre4. Ces attitudes marquent une incompréhension de l’intersectionnalité dont elles se réclament souvent. Car si l’on prend au sérieux la méthodologie intersectionnelle, on ne peut plus séparer radicalement deux catégories étanches que seraient la catégorie d’Oppresseurs et celle d’Opprimés. En fonction des situations ou de l’angle sous laquelle on l’envisage, une même personne peut être du côté des oppresseurs et du côté des opprimés, privilégiée et discriminée. C’est pourquoi, parce qu’on ne peut plus appuyer la nécessaire « convergence des luttes » sur les caractéristiques d’un groupe social (comme jadis « le prolétariat »), l’intersectionnalité incite les stratégies émancipatrices à se renouveler profondément, loin du manichéisme.
− Lors de la campagne pour les élections européennes et encore davantage lors de celle pour les élections législatives, l’extrême droite, Les Républicains et la macronie se sont employés à diaboliser la gauche comme incarnant un supposé « extrême » entaché par l’antisémitisme. Cela a d’abord contribué à la dynamique électorale du Rassemblement national, qui paradoxalement né d’une idéologie antisémite en a tiré à peu de frais un brevet de « combattant de l’antisémitisme ». Cela a aussi créé une suspicion à l’encontre de l’ensemble de la gauche. Il faut être clair : ni La France insoumise dans son ensemble, ni, encore moins, le Nouveau Front populaire dans son ensemble ne peuvent être qualifiés d’antisémites, à la différence d’une extrême droite dont les assises historiques sont antisémites. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes. Ainsi, pas nécessairement en lien avec le conflit israélo-palestinien, Jean-Luc Mélenchon a exprimé à plusieurs reprises des ambiguïtés et des dérapages quant à l’antisémitisme ces dernières années5. Le cas Mélenchon, malgré la place politique qu’il occupe encore à gauche, devra être impérativement traité frontalement, certes dans une période moins turbulente politiquement, sous peine de lâche indifférence gangrénant les idéaux émancipateurs. Par ailleurs, une minorité de personnalités de LFI et des groupuscules d’extrême gauche ont participé, dans la dernière période, à diaboliser le mot aux usages flous et polysémiques de « sioniste » et à célébrer le mot tout aussi flou et polysémique d’« antisioniste ». Cela a contribué à un climat idéologique permettant des passages faciles entre « sioniste » et « juif ». Et des actes antisémites ont pu se sentir davantage autorisés dans ce contexte, à la manière dont les passages aisés entre « islamisme » et « musulmans », portés notamment par la gauche dite « républicaine », ont pu créer une atmosphère plus favorable à des actes islamophobes. Face à des circonstances favorisant ainsi les amalgames et les confusions, une éthique de responsabilité devrait s’imposer à gauche.
− Tant sur le plan de la solidarité avec Gaza que de la condamnation ferme du 7 octobre et de la convergence des combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie, le RAAR (Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes, https://raar.info, dans lequel je suis engagé) s’efforce de défendre une position nuancée orientée par une boussole émancipatrice. Pourquoi ne pas déployer une telle orientation à une échelle plus vaste à gauche ?
Publié sur Multitudes.net
1Voir une première prise de conscience dans Philippe Corcuff et Nadia Benhelal, « Nous sommes tous des juifs musulmans », Le Monde daté du 13 octobre 2004, www.lemonde.fr/archives/article/2004/10/12/nous-sommes-tous-des-juifs-musulmans-par-nadia-benhelal-et-philippe-corcuff_382711_1819218.html
2Philippe Corcuff, La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, éditions Textuel, 2021, p. 386-448 ; voir aussi « Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui », revue Confluences Méditerranée, no 121, 2022, p. 35-52, www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2022-2-page-35.htm
3« Pour un 25 novembre aux couleurs de la solidarité avec la Palestine », Mediapart, 20 novembre 2023, https://blogs.mediapart.fr/organisations-feministes-et-lgbtqia/blog/201123/pour-un-25-novembre-aux-couleurs-de-la-solidarite-avec-la-palestine ; « Propagande de guerre pro-israélienne : notre féminisme ne se laissera pas enrôler », site de la WebTV Le Média, 21 novembre 2023, www.lemediatv.fr/articles/2023/propagande-de-guerre-pro-israelienne-notre-feminisme-ne-se-laissera-pas-enroler-i7Hc1eCST7miT1iGrjVL3A
4Voir, du côté des féministes de l’émancipation, deux tribunes : « “Un curieux féminisme” : elles dénoncent le tour pris par la manifestation du 25 novembre », par Brigitte Stora, Martine Storti, Sylvaine Bulle et al., site de L’Express, 27 novembre 2023, www.lexpress.fr/societe/un-curieux-feminisme-neuf-militantes-denoncent-le-tour-pris-par-la-manifestation-du-25-novembre-GVQH7I4YHZCELGVIAS3ICHENMA, ainsi que « Guerre Hamas-Israël : le féminisme ne peut servir à relativiser les violences subies par les juifs et juives », par Sandra Laugier et al., site de Libération, 12 décembre 2023, www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/guerre-hamas-israel-le-feminisme-ne-peut-servir-a-relativiser-les-violences-subies-par-les-juifs-et-juives-20231212_IOY3FH4ORNCGDGNKDOFVF5KJG4
5Voir, par exemple, une série de communiqués de l’association antiraciste RAAR : « Mélenchon : halte au complotisme et à la relativisation des actes antisémites », 7 juin 2021, https://raar.info/2021/06/halte-au-complotisme-antisemite-melenchon ; « Mélenchon récidive et accuse la tradition juive d’être responsable du racisme de Zemmour », 12 novembre 2021, https://raar.info/2021/11/melenchon-recidive-zemmour ; « L’attaque de Mélenchon à l’encontre de Gaël Braun-Pivet », 24 octobre 2023, https://raar.info/2023/10/melenchon-braun ; « Mélenchon plonge dans l’abjection en comparant le président de l’université de Lille à Adolf Eichmann », 20 avril 2024, https://raar.info/2024/04/melenchon-lille ; « La dernière diatribe abominable de Jean-Luc Mélenchon », 5 mai 2024, https://raar.info/2024/05/melenchon-guedj ; et « Non, Jean-Luc Mélenchon, l’antisémitisme n’est pas “résiduel”» », 3 juin 2024, https://raar.info/2024/06/melenchon-antisemitismeA lire plus tard
Philippe Corcuff
Professeur de science politique à Sciences Po Lyon. Il est notamment l’auteur aux éditions Textuel de : Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Ruffin, Roussel, Onfray (2024), La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (2021), Marx XXIe siècle (2012) et Bourdieu autrement (2003). Il est engagé dans la gauche libertaire et dans le RAAR (Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes).